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B- Numériser, c’est prévoir des usages[modifier | modifier le wikicode]

Prévoir les usages : le marché du patrimoine numérique[modifier | modifier le wikicode]

Francois Mairesse <francois.mairesse(a)sorbonne-nouvelle.fr>


Prévoir les usages : le marché du patrimoine numérique


Pour un grand nombre d’amateurs et de chercheurs, la perspective d’un lieu réunissant tous les savoirs et les patrimoines du monde – livres, films, œuvres d’art, etc. – n’est pas loin de constituer un fantasme absolu. On la retrouve au cœur du projet du Mouseion d’Alexandrie, ancêtre mythique du musée autant que de la bibliothèque[1]. Depuis un peu plus d’un quart de siècle, ce rêve semble sur le point de se concrétiser, induisant à la fois l’espoir d’un savoir diffusé auprès de tous et la possibilité de nouveaux usages de tout ce patrimoine numérisé. L’activité intense de numérisation nécessaire à cette entreprise requiert cependant des capitaux considérables, apportés partiellement par les pouvoirs publics ou des fondations et quelques généreux mécènes, mais aussi par le marché, notamment américain, à travers des multinationales qui se sont très largement investies dans ce secteur.

L’économie numérique a suscité, dès le milieu des années 1990, une frénésie d’investissements, les perspectives de rentabilité s’avérant remarquables. L’éclatement de la première bulle spéculative, en 2001-2002, a conduit au remplacement de certains pionniers (comme Netscape et AOL) par d’autres acteurs (notamment Google), sans pour autant freiner les volontés d’investir dans ce que l’on pressent comme secteur d’avenir par excellence. L’idée d’une quatrième révolution industrielle[2] et des profits qui pourraient s’en dégager aiguise les appétits, conduisant progressivement, autour des années 2010, à la création d’immenses empires industriels et financiers, fondés sur le numérique (Google, Apple, Facebook, Amazon, etc.). Google, créé en 1998, s’impose rapidement comme premier moteur de recherche sur la toile, tout en se diversifiant continuellement. Le lancement de Google books, en 2004, en partenariat avec un grand nombre de bibliothèques à travers le monde, constitue un projet de numérisation sans équivalent, visant à rassembler des millions d’ouvrages sous la forme d’une bibliothèque consultable en ligne. On sait la réaction de Jean-Noël Janneney[3] (alors directeur de la Bibliothèque nationale de France), entre autres, qui aboutit à la création en 2008 d’Europeana, initiative européenne visant à rassembler un patrimoine rassemblé par plus de 3000 partenaires et constitué de livres mais aussi de films, d’archives ou d’objets numérisés. Google books et Europeana diffèrent largement dans leur approche, le premier reposant sur des capitaux privés, rassemblés dans une logique lucrative, le second privilégiant la diffusion des savoirs par le biais d’un soutien public. Le projet de travailler avec des livres (ou des institutions patrimoniales, via Google Art & Culture) ne constitue que l’un des versants d’une entreprise bien plus ambitieuse fondée à partir du mission statement de la société californienne : « To organize the world's information and make it universally accessible and useful ». Toute information, dans ce contexte, apparaît bonne à prendre et à conserver : c’est à partir de son classement et de son analyse que de la valeur pourra en être dégagée – via le financement indirect de la publicité. Cette logique ne se fonde bien évidemment pas seulement sur le patrimoine numérisé : très vite apparaît l’idée que le traitement de toute information est susceptible de contribuer à la création de nouvelles données utiles… et surtout financièrement valorisables. La logique du Big Data[4] suppose, à partir d’informations parfois considérées comme insignifiantes (traces laissées en ligne, réseaux routiers ou circuits d’égouttage, données médicales, achats, informations météorologiques, etc.) des croisements inédits susceptibles d’intéresser de nombreux investisseurs : sociétés médicales, banques et assurances, annonceurs, etc. Si la valeur de chacune de ces données semble insignifiante, leur agrégation (lorsqu’on en détient plusieurs dizaines de milliards) constitue un marché colossal, lorsqu’il se situe à l’échelle mondiale.

Les stratégies de numérisation mises en place par les institutions patrimoniales, en revanche, s’appuient sur des politiques de préservation ou de mise à disposition et de médiation à destination des publics (chercheurs, grand public, public éloigné, etc.), élaborées dans un cadre financier contraint, privilégiant des programmes mûrement réfléchis. Il en va ainsi de la bibliothèque Gallica, mise en ligne dès 1997 par la Bibliothèque nationale de France, dont la logique de numérisation est pensée à partir des différents départements de la bibliothèque. Paradoxalement, ce système contraint et mûrement réfléchi nourrit une machine dont la logique, à l’image du Big Data, semble ignorer tout choix ou hiérarchie des valeurs : numérisons tout, cela pourra toujours servir...

La logique de numérisation des organisations patrimoniales se trouve écartelée entre ces deux modèles, largement antagonistes. Traditionnellement, les politiques visant à numériser le patrimoine existant suivent les mêmes présupposés que tout autre programme de recherche (scientifique, historique, archéologique…), s’appuyant sur des objectifs à atteindre, fondés à partir des retombées espérées de la recherche, évalués à travers la mise à disposition d’un certain nombre d’objets numérisés (livres, manuscrits, objets d’art, films, spécimens naturalisés, etc.) et l’usage qui pourra en être réalisé par un certain nombre d’utilisateurs connus ou à conquérir. A cette logique de programmation, qui suit celle de tout projet culturel, se superpose donc un nouveau cadre brouillant les pistes, incitant à « tout » numériser. Le coût relativement bas des mesures de gestion et de conservation de ce patrimoine numérique – à petite échelle – crée par ailleurs une illusion de quasi-gratuité pour ce qui concerne la préservation de ces données. Celles-ci s’avèrent, en réalité bien plus périlleuses et onéreuses qu’il n’y paraît.

Faut-il prévoir des usages à ce patrimoine ? A tout le moins, une partie de la logique de numérisation – du côté des organisations culturelles – requiert une certaine connaissance de l’utilisation de l’argent public. Peut-on les prévoir ? Ce chapitre a pour ambition d’esquisser un panorama des outils utilisés pour tenter de connaître les usages actuels et ceux qui pourraient exister dans un futur plus ou moins proche. Cette logique des usages se retrouve rapidement associée à des questions de financement et de mise en marché, l’utilisateur d’Internet se voyant le plus souvent réduit à son statut de consommateur.

Connaître les usages

Les méthodes utilisées par les organisations publiques ou par le secteur privé pour connaître leurs utilisateurs ne diffèrent pas réellement sur le plan technique, même si leurs finalités peuvent largement s’opposer. Dans le cas d’une entreprise commerciale, les recherches en vue de conforter ou d’améliorer ses parts de marché sont prises en charge par les départements du marketing, à partir d’études de marché liées aux besoins du consommateur. On retrouve certes (et de plus en plus) cette même logique mercatique au niveau des organisations culturelles, bien que ces dernières adoptent une attitude partiellement différentes pour ce qui concerne leur utilisateurs : alors qu’il s’agit clairement, dans un contexte lucratif, de s’adapter aux besoins du consommateur voire de tenter d’en susciter de nouveaux, la logique des institutions patrimoniales table plutôt sur la mise en relation d’une offre existante avec des publics (acquis ou à conquérir), à travers des actions de communication et de médiation, sans pour autant dénaturer le caractère scientifique ou culturel du projet[5]. Les tensions entre ces deux approches ne sont pas sans influence sur la manière de penser au sein des organisations culturelles, de plus en plus enclines à s’adapter au marché… On ne peut décider aujourd’hui d’un projet de festival, d’exposition ou d’édition sans s’interroger sur le public qu’on cherche à atteindre et en espérer un certain nombre de retombées.

Le marketing autant que la médiation culturelle recourent à des outils largement identiques, mis en place à partir du champ des sciences humaines, notamment la sociologie[6]. Le panel des outils mis à la disposition de l’enquêteur s’articule autour de deux axes : le souci de la représentativité statistique d’une population et celui de la compréhension fine de ses pratiques. Le premier (les études quantitatives) suppose la sélection d’échantillons aléatoires, composés parfois de plusieurs milliers d’enquêtés lorsqu’il s’agit d’interroger la population française sur ses pratiques culturelles[7]. Le second (les études qualitatives) s’appuie moins sur le calcul que sur le dialogue, l’écoute et l’observation. Les enquêtes quantitatives, plus largement conçues à partir de questions fermées, cherchent à dresser le portrait statistique d’une population définie[8]. L’utilisation d’Internet pour la diffusion des questionnaires rend parfois plus facile leur traitement, bien que cela induise à son tour d’autres risques de non-représentativité : le nombre de réponses ne garantit nullement la qualité des résultats. La connaissance globale des pratiques culturelles des Français autour du numérique est encore loin d’être parfaite. A cette échelle macro-environnementale, on peut néanmoins se fier à deux types d’outils particuliers, le premier à l’image des Pratiques culturelles de Français, le second lié aux usages généraux des outils numériques. Les enquêtes décennales du Ministère de la Culture sur les Pratiques culturelles des Français fournissent un cadre dont la dernière édition, en 2008, rendait compte de l’influence grandissante des technologies numériques[9], qui devrait se confirmer lors de la publication prochaine des résultats de la nouvelle enquête. Le cadre général présenté par les Pratiques, s’il permet de répondre à un certain nombre d’informations au niveau de la fréquentation globale des institutions culturelles, le temps passé devant les écrans et l’influence des TIC sur ces pratiques générales, ne permet cependant pas vraiment de s’interroger plus en profondeur sur la manière dont les usages – les modalités de visite ou de fréquentation – se transforment au sein des institutions culturelles, ou comment le patrimoine numérique est également conditionné par les autres pratiques. On dispose également d’enquêtes générales sur les usages du numérique, comme le Baromètre du numérique[10], qui fournissent des renseignements en matière d’équipement et d’usage général d’Internet (réseaux sociaux, commerce, visionnage, actualités, relation avec l’administration publique, etc.). On trouvera en revanche plus rarement, dans ce type de documents, des informations plus précises sur le sujet qui nous concerne.

L’essentiel du travail sur les nouveaux usages du patrimoine numérique se fonde plutôt sur des enquêtes qualitatives, privilégiant les analyses fines aux questions de représentativité. Les outils à destination de l’enquêteur sont ici nettement plus diversifiés. Le principal groupe de méthodes d’enquête se fonde sur des entretiens directs (semi-directif, compréhensif, récit de vie) avec les enquêtés, qu’ils soient ou non utilisateurs[11]. A ces entretiens qui peuvent également se dérouler en groupe (focus group) peuvent s’ajouter des méthodes d’observation plus ou moins invasives : accompagnement des enquêtés durant leurs activités, film, caméras embarquées, ou de l’observation participante comme celle que l’on retrouve en ethnologie, permettant de saisir plus finement les comportements de l’utilisateur[12].

Plus récemment, de nouvelles techniques d’enquêtes, fondées non pas sur le dialogue ou l’observation des utilisateurs mais sur les traces d’utilisation laissées sur Internet (navigation, commentaires sur les réseaux sociaux, likes, etc.) ont permis d’interroger de manière plus directe les usages sur Internet. Cette méthode est directement liée au modèle sur lesquels se fondent plusieurs grandes entreprises du secteur (Google ou Facebook), se servant de la navigation des internautes pour caractériser leur profil de navigateur et de consommateur afin de rentabiliser l’information auprès de divers annonceurs (entreprises, réseaux politiques, etc.) ou d’autres entreprises (Amazon, YouTube, Netflix, etc.) pour proposer de nouveaux contenus en fonction des préférences supposées.

Ces différents types d’enquêtes fournissent des résultats variant au gré des méthodes utilisées. Un premier groupe de résultats permet d’affiner les usages et pratiques culturelles à partir du nouveau contexte numérique. Il s’agit plutôt, dans cette perspective, de partir des pratiques culturelles classiques (lecture, écoute musicale, visite de musées) et d’observer comment les TIC ont permis de les transformer. C’est par exemple le cas de Samuel Coavoux, résumant à partir de plusieurs enquêtes les transformations des loisirs qui résultent du numérique[13], ou de Christine Detrez, analysant les pratiques culturelles adolescentes à l’ère numérique[14]. Un second groupe porte plus spécifiquement sur l’utilisation des documents numérisés, à travers l’observation ou les entretiens. Les tablettes embarquées et dispositifs multimédias des musées offrent ainsi un terrain d’enquête particulièrement riche, permettant d’analyser – comme le fait Geneviève Vidal – la manière dont les publics peuvent s’approprier ces dispositifs[15]. On peut également s’intéresser à des groupes spécifiques, comme les chercheurs, afin de comprendre comment le développement d’Internet a permis d’assister à l’émergence de nouvelles pratiques en matière de recherche et de collecte d’information[16]. La BnF, avec l’appui de Télécom Paris-Tech, s’est intéressée, par l’emploi de vidéos embarquées, aux manières dont les recherches sont effectuées sur Gallica[17]. Le troisième groupe de résultats se fonde sur les traces laissées par les internautes ; la BnF a également utilisé cette méthode à partir de l’analyse des logs de connexion récupérés par Gallica[18]. Les résultats de ces différents types d’enquête peuvent être évidemment croisés, afin de progressivement mieux comprendre les usages et pratiques des utilisateurs actuels.

La plupart de ces études, publiques, n’ont pas été conçues dans un esprit de lucre, mais à des fins d’évaluation ou dans un cadre de recherche fondamentale et appliquée, par les pouvoirs publics ou par les organisations en charge de projets de numérisation. Si certaines de ces études ont été réalisées à des fins de connaissance ou d’évaluation, d’autres apparaissent plutôt comme des éléments de justification liés à l’investissement consenti : montrer que l’argent de la numérisation n’a pas été dépensé pour rien[19]. Les investissements considérables engagés dans ces opérations peuvent en effet susciter la méfiance de la part des autorités publiques, a fortiori si l’usage qui en est fait s’avère limité. La question de l’évaluation renvoie, en ce sens, aux modèles économiques sous-jacents à la numérisation.

Usages et nouveaux modèles économiques

L’utilisation de ce patrimoine numérisé est largement conditionnée par les modèles économiques qui se sont développés à partir de ce secteur. Ces modèles reposent sur une logique de rentabilité, bien qu’ils dépendent – en matière de numérisation – largement aussi de l’intervention des pouvoirs publics. Le développement d’Internet a conduit, dans le secteur privé, à des bouleversements considérables au niveau des industries culturelles, entraînant l’effondrement des modèles généraux conçus à partir du paiement direct par les consommateurs (par exemple la vente de CD ou la télévision par abonnés), au profit d’un système de gratuité financé par les annonceurs (par exemple la radio ou la télévision généraliste). Le principe de la gratuité est ancien, comme est celui de sa prise en charge indirecte : « il n’y a pas de repas gratuit », selon l’adage repris par Milton Friedman[20] : quelqu’un va toujours payer ce qui est offert, qu’il s’agisse d’un annonceur (donc du consommateur, de manière indirecte), des pouvoirs publics (donc les citoyens) ou d’un mécène. Ces deux visions se sont largement opposées au cours des années 1990-2000 : « la gratuité, c’est le vol » vs l’économie du gratuit et du collaboratif[21]. Le modèle qui s’est imposé sur les autres apparaît ainsi comme totalement ou partiellement gratuit, disponible à partir de plateformes dont les contenus sont financés par les annonceurs (Google, YouTube, etc.). Un certain nombre de modèles alternatifs se sont néanmoins développés à partir d’offres directement payées par les consommateurs, comme l’impression de livres à la demande ou l’achat d’images (Getty Image, Corbis), la consultation de documents par abonnements (Netflix) ou l’émergence de formules partiellement gratuites et payantes (Open Edition). Elles n’en constituent pas pour autant, actuellement, le modèle dominant d’Internet, fondé sur l’idée d’une libre mise à disposition des documents numériques, selon une certaine logique pionnière fondée sur l’idée d’un web collaboratif ouvert à tous (Linux, Copyleft), mais mobilisée ici de manière à générer du profit.

Il est rapidement apparu que la caractéristique d’Internet, liée à l’abolition des distances physiques, si elle favorisait la création d’offres mondialisées – n’importe quelle petite organisation peut offrir ses contenus à l’ensemble des internautes – favorisait à la fois les acteurs globaux (comme Amazon, susceptible de répondre aux besoins de milliards de consommateurs différents) mais aussi les marchés de niche disséminés à travers le globe (les fans de musique gothique berbère ou de cinéma tchétchène). Ce phénomène a non seulement consolidé le marché classique des produits généraux (les best-sellers) mais il a également permis l’émergence d’un nouveau marché, dit de « longue traine », constitué par des millions de biens se vendant à peu d’exemplaires, dont l’ensemble présente néanmoins un potentiel de rentabilité sur la toile[22].

Ce double mouvement a permis l’émergence de nombreux petits acteurs hyperspécialisés dans un domaine, mais il a surtout favorisé la croissance des grands groupes mondiaux, proposant une offre de plusieurs millions de produits à travers le monde (Amazon, Ali Baba, Deezer, Apple). Ce phénomène de concentration de l’offre n’est pas récent et semble inhérent à la logique capitaliste, on l’observe dans de nombreux autres secteurs, comme l’automobile ou l’alimentation, lequel conduit à la création d’une situation d’oligopole à frange, comme on la retrouve dans les industries culturelles (cinéma, musique, livre)[23] : quelques grands groupes dominent le marché, des centaines de très petites entreprises tentent de subsister en s’adaptant aux règles imposées par les majors. Dans le domaine qui nous intéresse, cette concentration est essentiellement liée à des capitaux américains, du moins sur le marché occidental (le marché chinois ayant développé d’autres stratégies). Cette concentration n’est par ailleurs pas sans influence sur la structuration de plus en plus anglo-saxonne du réseau, notamment à travers les thésaurus de données utilisés pour développer le web sémantique[24], confortant d’autant plus le choix de l’anglais dans la production de contenus numériques.

A cette offre commerciale s’opposent un certain nombre d’acteurs guidés par une logique privilégiant l’intérêt général ou le don : organismes publics, associations ou fondations. Les efforts publics en matière de numérisation et de libre mise à disposition des données ne sont évidemment pas négligeables en la matière : une plateforme comme Europeana, regroupant plusieurs milliers d’opérateurs, propose ainsi plus de 50 millions de documents numérisés. Il n’empêche que mis à part quelques acteurs relativement importants (BnF, British Museum, Smithsonian Institution, etc.) pouvant prétendre à une certaine visibilité à travers le net, la plupart des organisations culturelles investies dans des pratiques de numérisation ne peuvent qu’intégrer la frange de l’oligopole, contraintes d’accepter les règles imposées par les grands groupes. Certains acteurs majeurs du Net continuent néanmoins de se développer à partir de logiques collaboratives, selon  l’exemple de la fondation Wikipedia dont le travail repose sur la contribution de millions d’internautes et un soutien philanthropiques, ou du Projet Gutenberg, mais aussi à travers des réseaux plus ou moins formalisés favorisant le téléchargement – parfois illicite du point de vue du droit d’auteur – de fichiers numériques de films, de musique ou de livres (comme Pirate Bay, Sci-Hub ou LibGen).

L’anticipation des usages

La connaissance des usages est une chose, l’anticipation en est une autre. Une partie importante du travail de planification stratégique des organisations, qu’elles soient issues du secteur public ou privé, vise à essayer de comprendre comment les marchés – et donc les modes de consommation – vont évoluer dans les années à venir. Le principe de la prospective vise, à partir des données actuelles, à prévoir leur évolution. La question est fondamentale pour ce qui concerne l’utilisation de ce patrimoine numérisé, dont les coûts d’investissement mais aussi de gestion s’avèrent considérables. Si le leitmotiv « numériser tout, l’usage en sera trouvé plus tard » semble demeurer d’actualité, il ne constitue pas vraiment un argument suffisant auprès des décideurs privés ou publics, visant à terme un retour d’investissement, qu’il soit ou non financier.

La prospective se fonde sur l’étude des grandes tendances pouvant influencer le secteur étudié (démographie, technologie, éducation, économie…) et vise à élaborer plusieurs scénarios à partir de leur évolution possible. Il ne s’agit pas en effet de prétendre obtenir une vision précise de l’avenir (par définition impossible), mais plutôt de penser un ensemble de scénarios probables dont la combinaison a de grandes chances de constituer notre futur. Les rapports du National Intelligence Council sur le monde en 2025 ou en 2030[25], ou celui établi pour le ministère de la Culture afin d’imaginer la politique culturelle française en 2030[26], en constituent des exemples parmi d’autres. Deux des quatre scénarios lié au rôle du Ministère de la Culture dans les années à venir portent ainsi sur la part de plus en plus prépondérante du marché au sein de la Culture, conduisant soit à l’effacement du Ministère, soit à son action conjointe avec d’autres opérateurs économiques, au sein de l’économie de la créativité.

Les tendances qui s’avèrent les plus intéressantes à explorer, dans le cadre des usages du numérique, sont liées à l’évolution de la démographie, à celle de la technologie, mais aussi à celles de la politique, et bien sûr de l’économie dont il a déjà été question plus haut. D’un point de vue démographique, le changement générationnel contribue forcément au bouleversement des usages en matière de consommation numérique. Les générations nées après 1980 ont toutes connu l’ordinateur portable, et celles nées à la fin des années 1990 n’ont jamais vécu dans un monde sans Internet ni téléphone portable. Les pratiques des digital natives[27] diffèrent sensiblement de celles des générations qui les ont précédées, tant pour ce qui concerne l’utilisation des technologies de l’information les plus anciennes (journaux, radio, télévision) que, bien sûr, l’usage des écrans. Ce sont ces générations, soumises à une nouvelle temporalité (une consommation plus rapide, mais aussi différée et fragmentée) qui sont entrées sur le marché du travail, et dont les pratiques vont de plus en plus conditionner les modes de consommation de la société. Comme le note Sylvie Octobre, « cette mutation du rapport au temps est indissociable d’une mutation des rapports aux objets culturels : en accroissant considérablement le nombre de produits culturels accessibles et en démultipliant les modes de consommation, la révolution numérique accélère le développement de l’éclectisme ou de l’omnivore, tendance à l’œuvre depuis la fin du XXe siècle. D’autant qu’à l’accroissement numérique de l’offre s’ajoute une hybridation marquée, qui se traduit par des effets de transfert d’un support à l’autre, un chaînage culturel »[28]. Le patrimoine numérisé risque inévitablement d’être de plus en plus conditionné par cette logique de transfert et de chaînage, effectivement appelé à des associations et des usages non prévus au départ.

Cette logique de transformation des usages est à son tour conditionnée par le développement de la technologie et des changements que celle-ci produit, en fonction des nouvelles caractéristiques des processeurs, mais surtout de gains de croissance exigés par l’économie[29]. L’une de ses conséquences observables – autant au niveau des usages que des productions – est la diminution temporelle des séquences de présentation des formes culturelles : le temps long de la lecture d’un livre a été remplacé, d’abord avec la télévision puis avec les séquences de vidéos sur Internet, par des formes culturelles de plus en plus brèves, adaptables à une consommation fragmentée[30]. Il est difficile d’évoquer ici tous les changement opérés depuis une quinzaine d’années, reflétées par la logique 2.0 : développement d’interfaces permettant aux internautes de s’exprimer plus librement, d’échanger entre eux et former des communautés, de créer sans grandes connaissance informatique leur propre structure d’expression (sites, blogs, compte sur les réseaux sociaux) mais aussi de braconner sur Internet, de capturer des textes, des images ou des films, de les copier, les retoucher, les transformer, les utiliser dans de nouvelles compositions, etc. Ces perspectives d’utilisation multiples rendent d’autant plus difficile les possibilités d’une connaissance précise des usages de tel ou tel élément de patrimoine numérisé. La logique du Big Data accompagne, en ce sens, celle du surf (apparemment) plus ou moins aléatoire sur Internet. Le rôle des utilisateurs est lui-même appelé à se transformer à plusieurs niveaux, au gré des changements technologiques ultérieurs d’Internet (web sémantique et internet des objets), notamment conditionné par l’intelligence artificielle : la création de nouveaux contenus (information de base) en interaction (chatbot) ou non avec l’internaute, à partir de l’utilisation de documents existants, constitue déjà une réalité visible, que n’importe quel utilisateur d’Internet consomme parfois à son insu.

Conclusions

Le patrimoine européen est très largement dépendant des financements publics, sa numérisation s’est opérée à partir de la mise en place de politiques ou de plans de numérisation dans la plupart des pays européens[31]. Numériser, c’est prévoir des usages, même si beaucoup d’acteurs ont sans doute le plus souvent moins cherché à prévoir des usages que se conformer à ce qui apparaissait comme un impératif d’une certaine idée de la modernité culturelle.

L’engouement pour la numérisation, au début des années 2000, a progressivement laissé la place à d’autres préoccupations en matière d’investissement public (ou plutôt de réduction des dépenses). Une étude réalisée récemment autour des bibliothèques de catégorie 1 et des musées de France révèle que les politiques de numérisation des bibliothèques demeurent limitées (le rôle essentiel en la matière étant joué par la BnF, à travers Gallica), tout en faisant état de différences majeures entre les musées : près d’un tiers des établissements n’ont pas numérisé de collection ou moins de 10% de leurs fonds, mais 13% en ont numérisé plus de 90%. Néanmoins, 45% des musées ont mis, sur leur site Internet, une partie de leur patrimoine en ligne, contre 17% des bibliothèques[32]. Ce résultat n’est pas négligeable, mais il est cependant difficile de savoir s’il va se poursuivre.

A ce stade, l’effort de numérisation, pour les acteurs en charge de ces opérations, semble largement influencé par les perspectives d’utilisation de ces nouveaux objets numériques, réalisées à partir d’évaluations des usages qui en sont réellement faits, ou à partir de celle des profits qui pourraient être générés par leur mise en ligne. S’il semble indéniable – si l’on en juge à la santé de Google ou d’autres opérateurs cherchant à tirer parti du patrimoine numérique – que certaines de ces opérations sont susceptibles de générer un profit considérable, il convient de remarquer également que celui-ci ne sera sans doute jamais réparti de manière équitable entre tous les acteurs du dispositif. Les modèles économiques actuels privilégient, en l’occurrence, un petit nombre d’opérateurs mondiaux, au détriment d’une frange d’acteurs publics mais aussi privés particulièrement actifs dans la production des données, mais relativement peu enclins à bénéficier des retombées qui pourraient être recueillies à partir de leurs usages. L’évolution du secteur laisse présager un développement possible de nouveaux usages, au gré des changements générationnels mais aussi des bouleversements technologiques qui se poursuivent. Il demeure que l’évolution des rapports entre politique et économique risque de longtemps encore conditionner la manière dont les organisations pourront profiter de ces développements.



[1] Schaer R. (dir.), Tous les savoirs du monde, Paris, Bibliothèque nationale de France et Flammarion, 1996.

[2] Schwab Klaus, La Quatrième Révolution industrielle, Paris, Dunod, 2017.

[3] Jeanneney J.-N., Quand Google défie l’Europe, Paris, Fayard, 2007. Voir aussi Darnton R., « La bibliothèque universelle, de Voltaire à Google », Le monde diplomatique, Mars 2009, p. 1-24-25.

[4] Mayer-Schönberger Viktor, Cukier Kenneth, Big Data, La revolution des données est en marche, Paris, Robert Laffont, 2014.

[5] Tobelem J.-M., La gestion des institutions culturelles, Paris, Armand Colin, 2017.

[6] Chaumier S., Mairesse F., La médiation culturelle, Paris, Armand Colin, 2017 (2ème éd.).

[7] Un certain nombre de techniques existent pour « construire » la représentativité de manière satisfaisante, notamment lorsqu’il n’est pas possible de disposer de données liées à l’ensemble de population, ou de tabler sur des échantillons plus réduits, mais dont les marges d’erreur statistiques peuvent être plus importantes. Voir Berthier N., Les techniques d’enquêtes en sciences sociales. Méthodes et exercices corrigés, Paris, Armand Colin, 2006 (3ème éd.).

[8] Singly F. de, L’enquête et ses méthodes. Le questionnaire, Paris, Armand Colin, 2005 (3ème éd.).

[9] Donnat O., Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Paris, La Découverte/Ministère de la Culture et de la communication, 2009.

[10] ARCEP, CGE et Agence du Numérique, Baromètre du numérique 2019, Paris, CREDOC, 2019.

[11] Voir par exemple Blanchet A., Gotman A., L’entretien, Paris, Armand Colin, 2007 (2ème éd.) ; Kaufmann J.-C. L’entretien compréhensif, Paris, Armand Colin, 2011 (3ème éd.) ; Bertaux D., Le récit de vie, Paris, Armand Colin, 2010 (3ème éd.).

[12] Une enquête célèbre utilisant essentiellement l’observation, cherchant à définir une typologie des types de parcours des visiteurs d’exposition, est celle de Véron E., Levasseur M., Ethnographie de l’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou (BPI), 1989. Pour de nouvelles méthodes en lien avec les approches numériques, voir Alexandre Coutant, « Les approches sociotechniques dans la sociologie des usages en SIC », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 6 | 2015, mis en ligne le 23 janvier 2015, consulté le 03 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/1271.

[13] Samuel Coavoux, 2018. « Ce que les techniques numériques font aux loisirs », Idées économiques et sociales, 194, p. 34-40.

[14] Détrez Christine. Les pratiques culturelles des adolescents à l’ère du numérique : évolution ou révolution ?. In: Revue des politiques sociales et familiales, n°125, 2017. Parcours adolescents : expériences et représentations. pp. 23-32.

[15] D. Schmitt and M. Meyer-Chemenska, « 20 ans de numérique dans les musées : entre monstration et effacement », La Lettre de l’OCIM, 162 | 2015, 53-57 ; Vidal G., « Critique et plaisir au cœur des usages des médiations numériques muséales », Interfaces numériques. Volume 3 – n° 1/2014. DOI:10.3166/RIN.3.163-177.

[16] Le Marec J., Mairesse F., Enquêtes sur les pratiques savantes ordinaires. Collectionnisme numérique et environnements matériels, Lormont, Le Bord de l’eau, 2017.

[17] Nicolas Rollet, Valérie Beaudouin, Isabelle Garron. Vidéo-ethnographie des usages de Gallica : Une exploration au plus près de l’activité. [Rapport de recherche] Télécom ParisTech; Bibliothèque nationale de France; Labex Obvil. 2017. ffhal-01709210f

[18] Philippe Chevallier, « les données au service de la connaissance des usages en ligne : l’exemple de l’analyse des logs de Gallica, Les Enjeux de l'information et de la communication, 2018/2 N° 19/2, p. 57 à 67 : « Les logs de connexion à un site web sont des fichiers qui contiennent toutes les requêtes reçues par les serveurs hébergeant le site ».

[19] Mairesse F., « Évaluer ou justifier les musées ? », La Lettre de l’OCIM, 130 | 2010, 12-18.

[20] Naugrette C. (dir.), Le prix de l’art. Le coût et la gratuité, Paris, L’Harmattan (Arts & Médias), 2013.

[21] Anderson C., Free ! Entrez dans l’économie du gratuit, Paris, Pearson, 2009 ; Olivennes D., La gratuité, c’est le vol, Paris, Grasset & Fasquelle, 2007.

[22] Anderson C., La longue traîne, Paris, Pearson, 2009 (2ème éd.) ; Benghozi P.J., Benhamou F., « Longue traîne : levier numérique de la diversité culturelle ? », Culture Prospective, 2008-1.

[23] Mairesse F., Rochelandet F., Economie des arts et de la culture, Paris, Armand Colin, 2015.

[24] Juanals B., Minel J.L., Stratégies de communication et dispositifs de médiation à l’ère numérique : vers des « musées ouverts », in Mairesse F. (Ed.), Nouvelles tendances de la muséologie, Paris, La Documentation française, 2016, p. 159-194.

[25] National Intelligence Council., Global Trends 2025: A transformed world, Washington, NIC, 2008. Disponible sur Internet: http://www.dni.gov/files/documents/Newsroom/Reports%20and%20Pubs/2025_Global_Trends_Final_Report.pdf; National Intelligence Council, Global Trends 2030: Alternative worlds, Washington, NIC, 2012. Disponible sur Internet: http://info.publicintelligence.net/GlobalTrends2030.pdf

[26] Ministère de la culture et des communications., Culture & Médias 2030. Prospective de politiques culturelles, Paris, La documentation française, 2011. Disponible sur Internet : http://www.culturemedias2030.culture.gouv.fr/

[27] Prensky M., « Digital natives, digital immigrants », On the Horizon, MCB University Press, Vol. 9 No. 5, October 2001.

[28] Octobre S., « Pratiques culturelles chez les jeunes et institutions de transmission : un choc de cultures ? », Culture prospective, 2009/1 (n°1), p.1- 8.

[29] Rosa H., Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2011.

[30] Postman N., Se distraire à en mourir, Paris, Nova édition, [1985], 2010.

[31] Demé A., Montagnon S., Russeil G., Thompson M., Recensement critique des projets de numérisation en Europe : état des lieux de l’innovation et perspectives d’évolution, Mémoire de Recherche, ENSSIB, 2003.

[32] Mairesse François, Tobelem Jean-Michel, Vessely Pauline, 2017, « Musées et bibliothèques : vers de nouveaux modèles économiques et de gestion ? », in Nicolas Yann (Coord.), Modèles économiques des musées et bibliothèques, Paris, La Documentation française, pp. 51-89 ; p.83.




Ebauche initiale

Introduction[modifier | modifier le wikicode]

- Très joli, mais c’est d’abord un marché : viable s’il est financé par l’Etat, mais surtout le marché américain (et très capitaliste)

- à la fois se fonder sur des données, et totalement innover (out of the box, comme Google)

- Et des paris (bulle internet : Big data et l’or des données) : numériser, dieu reconnaîtra l’usage (utopie du progrès)

Connaître les usages[modifier | modifier le wikicode]

Marché vs connaissance : des outils assez identiques[modifier | modifier le wikicode]

- Orientées consommateurs : Cibles, persona, etc.

- Administré ou en ligne, focus groups, observation, etc.

Evaluer, justifier, mesurer[modifier | modifier le wikicode]

Quanti vs quali[modifier | modifier le wikicode]

- Grandes enquêtes

  • Le rapport 2020 sur la technique : ce qu’on a, et le temps qu’on passe
  • Pratiques culturelles des français à l’heure du numérique : partir des autres pratiques
  • On attend une étude comme celle de Bourdieu (l’amour de l’art)

- Quelques études de visiteurs

  • Orientées recherche : Ethnographie de l’exposition, re-situ subjectif
  • Collectionnisme numérique
  • Pratiques de création et de participation, de création indirecte

Les modèles en place[modifier | modifier le wikicode]

Pérennité par le modèle économiques[modifier | modifier le wikicode]

- Gratuité vs nouveau business

- Le rôle de la foule : longue traîne et petite tête

- les petits clusters (abonnements, type Media part)

Concentration[modifier | modifier le wikicode]

- GAFA Facebook, Google surtout

- Musées et Industries, un oligopole à frange

- Linguistique la disparition du français

Anticiper : la prospective[modifier | modifier le wikicode]

La logique de la prospective et les pratiques culturelles[modifier | modifier le wikicode]

- Quelques éléments clés de l’analyse

  • Démographique
  • Les nouvelles générations
  • L’usage des plus vieux et les pratiques des plus vieux (cf. pratiques culturelles)

Politique[modifier | modifier le wikicode]

  • En matière de tournant numérique
  • Le ministère de la culture et les politiques de la culture

Technologique[modifier | modifier le wikicode]

  • The medium is the message (on ne peut se fonder sur les autres médiums) cf aussi Postman
  • Le changement technologique Web 2.0, 3.0, 4.0… (depuis les années 2000) – les grandes étapes futures
  • le problème de la préservation

Et forcément l’économique[modifier | modifier le wikicode]