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Quelle matérialité pour le patrimoine numérique ?[modifier | modifier le wikicode]

Numérisation, métamatérialité, aura et permanence du patrimoine

Baptiste Bohet/baptiste.bohet(a)gmail.com

Nicole Vincent/nicole.vincent(a)u-paris.fr

Bien qu’elle puisse sembler paradoxale, la question de la matérialité du numérique est au cœur des réflexions qui irriguent le devenir du patrimoine numérisé. Qu’il s’agisse, prosaïquement, du stockage des données ; techniquement, de leur modélisation ; ou, plus sociologiquement du rapport que nous entretenons avec les artefacts numériques, la problématique du contact reste centrale. Si le numérique est souvent perçu intuitivement comme intrinsèquement lié au monde de l’immatériel, il paraît pourtant essentiel — pour appréhender clairement les usages et pratiques du patrimoine numérisé —, de questionner son épaisseur, sa densité.

En 2003, l'UNESCO adopte la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel[1], mais il faut attendre presque dix ans, pour qu’en 2012 la question du numérique soit réellement prise en compte de façon globale avec la déclaration de Vancouver La Mémoire du monde à l’ère du numérique : numérisation et conservation[2]. Preuve s’il en est, que la dimension numérique du patrimoine, ou plus exactement, le développement de son devenir numérique, reste encore peu étudié.

Il s’agira donc ici d’examiner comment, et pourquoi, les frontières, la hiérarchie des valeurs entre le patrimoine matériel et ses instances numériques — qui, nous le verrons, pour numériques qu’elles soient, n’en sont pas pour autant immatérielles — ont évolué.

Depuis la révolution industrielle, l'aura est ébranlée par l’avènement de la reproductibilité technique des œuvres qui modifie les modalités d’expérimentation du patrimoine[3]. Bien qu’ils relèvent d’une même économie des traces, les écarts fondamentaux entre œuvres, documents — qu’ils soient numériques ou non — et données, interrogent les processus de patrimonialisation. Leur temporalité, et souvent leurs finalités divergentes, peuvent-elles néanmoins se compléter pour assurer conjointement la transmission, la pérennisation du patrimoine ?

Notre réflexion s’articulera autour de couples de notions, le plus souvent présentés comme antagonistes : matériel/immatériel, analogique/numérique, réel/virtuel, continu/discret, monument/document. De fait, l’analyse des frontières, floues, souvent poreuses, entre ces termes – qui ne sont antonymiques qu’en apparence –, permet de mettre en lumière la richesse souvent ignorée de la variété de nos relations au patrimoine.

Dématérialisation ?[modifier | modifier le wikicode]

Dans la mouvance de « l’objectif zéro papier[4] », largement plébiscité pour ses supposées vertus, tant écologiques qu’économiques, la dématérialisation est devenue en quelques années le Graal d’une société aspirant à une forme de frugalité[5], de sobriété heureuse[6]. Bien qu’à l’évidence, il y ait là un paradoxe, voire une absurdité, le tout numérique n’ayant jamais favorisé ni l’écologie[7], ni les économies, ce phénomène a engendré de nombreuses transformations. Initialement cantonné au monde de l’entreprise, les grands chantiers de numérisation ont rapidement atteint l’univers de la recherche académique. Dès lors, d’importants projets de numérisation visant à la création de vastes corpus textuels, de banques de données d’images, ou, plus récemment, de modélisations 3D en sculpture et architecture n’ont plus cessé. L’impensé de ces programmes reste souvent malgré tout la question des usages, et des pratiques, qui, à défaut d’être prévus en amont n’est qu’envisagée a posteriori, lorsqu’elle l’est.

Les campagnes de dématérialisation, initiées à grand renfort d’importants budgets institutionnels, n’étaient le plus souvent motivées que par des raisons pratiques : stockage, archivage, accessibilité, etc. Du temps a passé avant que la question du rapport à l’objet numérisé, de son usage et des nouvelles pratiques induites ne se pose. Nombreux sont en effet les aboutissements de ces projets qui sont restés dans les cartons, ou en l’occurrence, sur des disques durs, faute d’avoir anticipé les besoins des futurs utilisateurs[8]. L’urgence était à la sauvegarde, pas à l’usage.

Pourtant, dématérialiser ne suffit pas à rendre exploitable. Pour que l’utilisateur y trouve son compte, encore eut-il fallu penser aux questions qu’engendre ce passage. C’est en effet bien l’utilisateur, ou plus exactement le rapport qu’entretient l’utilisateur à l’objet numérisé, qui devrait être au centre de ces nouvelles approches.

Mais comment penser ce passage de l’analogique au numérique ? Derrière le procédé technique qui consiste en la création d’un fichier informatique, d’un code numérique de la réalité, qui ne contient qu’une suite de 0 et de 1 (les fameux bits, ou, regroupés par paquets de huit, les octets), quel est, quels sont les objectifs de la numérisation ?

S’agit-il d’une transformation, d’un état vers un autre ? D’une traduction, d’une langue vers un code ? D’une translation ? D’une simple projection ? D’une trahison engendrant la perte de son essence ? D’une duplication, entraînant la création d’un double numérique ? D’un symbole, pris dans son sens étymologiquement, celui d’un signe de reconnaissance ? D’une mimesis, une modalité différente de représentation du réel ?

Ce codage, compréhensible et exploitable uniquement si l’on dispose de la bonne clé de déchiffrement, du bon logiciel pour reconstituer un substitut humainement appréhendable de l’original, n’a-t-il pour finalité que de transformer la réalité du monde physique, pour permettre une reproduction de celle-ci aussi fidèle que possible ?

Il semble que l’hiatus initial repose précisément sur le terme de dématérialisation. De fait, la numérisation n’en est pas réellement une. Le passage d’une réalité volumique, en trois dimensions, à un nouvel état surfacique, en deux dimensions, gomme effectivement l’épaisseur, mais pour autant, il ne supprime pas la matérialité première.

Pour parler de cette autre forme de matérialité, nous proposons d’utiliser le néologisme métamatérialté. Ici, le préfixe grec méta μετά doit être compris dans plusieurs de ses nombreuses significations. À la fois comme ce qui vient après, ce qui exprime la postérité temporelle[9], un changement, le résultat d’un processus, un modèle, une transcendance. Pratiquement, la métamatérialité numérique est en effet bien ce qui vient après, ce qui suit la matérialité originelle[10]. Elle correspond aussi au résultat d’un processus : la métamatérialité du numérique résulte bien d’une opération de codage. Elle évoque par ailleurs un niveau d’abstraction supérieur, un modèle : la métamatérialité numérique, permet de recréer la matérialité première, de reconstituer la réalité primitive sous des formes différentes, en fonction de l’usage que l’on veut en faire. Enfin, comme le fait d’aller au-delà : la métamatérialité du numérique, transcende la matière en ce sens qu’elle l’ordonne, qu’elle l’organise différemment. Le concept présente donc l’avantage de rendre compte de la diversité, et de la richesse de cette nouvelle matérialité qui tout à la fois englobe, précède, et dépasse ce à partir de quoi elle est constituée.

Soyons clairs, il ne s’agit pas uniquement de rappeler là l’existence des datacenters et autres systèmes de stockage qui sont eux bien réels et matériels[11]. Certes, le numérique a une matérialité en ce sens que le code, quelle que soit sa complexité, a besoin d’un support – tout comme l’écriture à besoin du stylo et de la page pour se réaliser. Mais plutôt de rappeler que la prétendue immatérialité des données numériques n’est qu’illusoire, car les données ne sont pas des idées évanescentes, mais des réalités déjà concrètes : soit qu’elles proviennent d’un objet qui leur préexiste, soit qu’elles le précèdent. La métamatérialité du numérique s’origine dans son appartenance au monde pratique. Le numérique n’est que l’agencement, ordonné et souvent ingénieux, de données dont l’existence, dans le cas du patrimoine numérisé, préexiste leur transformation en série de chiffres.

Dès lors, si la numérisation n’est pas à proprement parler une dématérialisation, peut-on néanmoins considérer qu’il s’agit d’une virtualisation, en ce sens que ce code, ces chiffres, peuvent apparaître comme virtuels pour l’usager qui n’en a souvent qu’une appréhension, compréhension parcellaire ?

Du réel au virtuel ?[modifier | modifier le wikicode]

Le terme virtuel, notamment utilisé dans le domaine patrimonial pour qualifier les musées, est devenu en l’espace de quelques années la formule consacrée. Pandémie et confinement obligent, presque tous les grands musées proposent en effet des « visites virtuelles » de leurs collections, et promettent des expériences virtuelles enthousiasmantes à leurs visiteurs esseulés et isolés[12].

Pour autant, cette distinction entre réel et virtuel, pour parler des musées en particulier ou du numérique en général, reflète une vision exclusivement bipolaire qui est éminemment discutable. Considérer que l’univers numérique est un « environnement virtuel », en ce sens qu’il s’oppose au « monde réel », sans questionner l’existence même de ces deux notions, c’est oublier un peu vite que toute distinction entre virtuel et réel se fonde sur ce que Stéphane Vial dans son ouvrage La fin des frontières entre réel et virtuel : vers le monisme numérique, qualifie de métaphysique :

Il existe une métaphysique ordinaire du numérique qui opère au cœur de l'imaginaire contemporain des technologies et nourrit en profondeur les croyances qui l'organisent. Par « métaphysique », il faut entendre ici une théorie de l'être qui propose un grand partage du monde. Se fondant sur une bipartition ontologique, cette métaphysique ordinaire postule que le monde contemporain est coupé en deux par une frontière invisible[13].

Il y aurait, avec l’irruption des outils numériques, une grande fracture, séparant le réel tangible et le virtuel hypothétique. Stéphane Vial poursuit en montrant que cette vision structure notre rapport au réel et aux nouvelles modalités induites par la révolution numérique en insistant sur la « frontière invisible » entre les deux mondes : l’un Virtuel « numérique, en ligne / sur écran » et l’autre Réel, « physique / déconnectée / hors écran » :

De fait, force est de constater que cette bipartition ontologique est devenue notre quotidien, nous qui dorénavant passons presque autant d’heures devant des écrans que dans le monde non médiatisé[14]. Mais ce réel distant, parfois considéré comme désincarné, est-il pour autant radicalement différent, ou est-ce juste une autre modalité de notre rapport au monde ?

Gilles Deleuze propose, pour mieux appréhender la complexité de cette notion, non pas de l’opposer au réel, mais à l’actuel[15]. Ce déplacement de la problématique permet de redessiner les frontières, floues, qui scinderaient notre monde en deux. Contrairement à l’idée dominante, le virtuel ne s'opposerait donc pas, selon lui, au réel, mais à l'actuel en ce sens qu’il est pur devenir. Le virtuel est hypothétique, il n’est qu’une promesse. Quant au réel, il s’opposerait lui au possible. Le virtuel renvoie à ce qui existe en puissance et non de fait, à ce qui n'est pas encore actualisé, alors que le possible est un réel latent, statique et déjà constitué. L’exemple utilisé par Deleuze renvoie à la génération, au processus premier de la nature : « l'arbre est virtuellement présent dans la graine ».

Il faudrait donc comprendre que le virtuel est ce qui n’est pas encore advenu, ou, pour filer la métaphore de la graine, ce qui est en germination. Le virtuel annonce le réel à venir, il est donc dans cette perspective princeps. Transposé dans le monde numérique, il s’agirait donc de lui donner la primauté. Ainsi, un document créé à partir d’un traitement de texte, ne serait virtuel que jusqu’à son impression. Cependant, quid du fichier qui est produit par l’acquisition d’une entité non nativement numérique, qui résulte de la numérisation d’une œuvre réelle ? Ici, c’est le réel, premier, qui est virtualisé pour potentiellement être réalisé ultérieurement. Dans le cadre patrimonial, il y aurait donc une chaîne causale, qui tantôt passerait du réel au virtuel, tantôt du virtuel au réel. Chaque étape étant une forme de (re)naissance, puisqu’il s’agirait d’incarner, de (ré)incarner une potentialité.

La virtualité d’un code issu de la modélisation du réel, ne préfigurerait donc qu’une étape, un passage d’une potentialité à une réalité. Ainsi, lorsque l’on modifie un code, on modèle l’immatériel, on façonne une virtualité. L’informaticien, les mains dans les lignes de code, serait une nouvelle figure du potier, les mains dans la glaise : glaise et code ne seraient que des potentialités qu’il s’agit de sculpter pour leur donner forme. La plasticité du code est en ce sens un pro-jet, une ouverture, une promesse de liberté[16].

Le virtuel, dans cette perspective, est donc toujours une manière de réinterprétation, à partir d’une interprétation. En effet, il ne faut pas oublier l’intervention de l’humain, c’est lui qui initie le travail de numérisation, donc de virtualisation : tout est toujours affaire de choix. Il n’y a pas de numérisation neutre ou objective, il n’y a que des processus arbitraires et partiaux, puisque in fine il est impossible de rendre compte de l’incroyable complexité du réel. Toute virtualisation se heurte à des limites qui tiennent à l’inépuisable richesse de la réalité : rendre virtuel, c’est aussi accepter un appauvrissement.

Cette incapacité à englober le réel dans son entièreté est bien illustrée par le phénomène de prolifération des métadonnées. De fait, ce que l’on pourrait définir comme des données sur les données, relève nécessairement d’un choix. C’est encore et toujours le sujet numérisant qui va rendre compte à travers ces choix de sa propre vision de l’objet numérisé.

Que l’on nous permette de prendre un exemple simple. Que signifie numériser un livre ? Faut-il se préoccuper de l’objet livre, ou uniquement du texte. Si c’est l’objet livre, jusqu’à quel degré de précision, de granularité doit-on aller ? La taille des feuilles, leur variété de teintes non homogènes, leur grammage, leur rugosité façonnée par le temps, l’odeur du vieux papier[17] ? Et quand bien même il ne s’agirait que du texte, faut-il conserver la même police, respecter la disposition du texte, les coquilles et autres scories ? Jamais une numérisation ne pourra épuiser l’entièreté du réel.

Pour Pierre Lévy, le virtuel cependant, en tant que création, « se situe au-delà de l'utilité, de la signification ou de la vérité » car il est un « jaillissement ontologique brut[18] ». C'est la subjectivité humaine qui réalise le virtuel, et la numérisation qui virtualise le réel.

Au fond, le virtuel relève d’un processus de création, qui ne s’actualise que grâce à l’interprétation, c’est-à-dire au sujet qui l’utilise. Le numérique n’est donc virtuel qu’avant son utilisation. Le virtuel, c’est l’idée, presque l’envie, et seuls son créateur et l’utilisateur final peuvent lui donner vie en utilisant un support. Le support importe peu, ce peut être du papier, du marbre ou un fichier. Il y a aussi derrière l’idée du support, l’idée de la transmission, le support n’ayant de pertinence que pour l’autre, le ou les destinataires.

La virtualité numérique et sa difficulté à épuiser le réel questionne sur son essence même. Dans le cadre du patrimoine numérisé, la virtualisation ne serait donc qu’une méthode pour potentialiser le réel. Dès lors, c’est la matérialité au plus proche de son origine qu’il faut questionner et le statut même de la constitution de la matière.

Le réel, discret ou continu ?[modifier | modifier le wikicode]

Si nous convoquons ici ces deux notions que sont le discret et le continu – ces concepts sont peu usités dans le monde des sciences humaines et sociales mais font pourtant l’objet d’un vaste débat théorique dans le monde des sciences dites dures[19] –, c’est qu’elles permettent d’envisager la matérialité du patrimoine numérisé sous un autre angle.

Originairement, en mathématique, les deux termes sont opposés. La continuité suppose qu’entre deux éléments, aussi proches qu’ils puissent être, il existe toujours un autre élément. Si tel n’est pas le cas, alors on considère qu’il s’agit du discret. Le discret évoque une structure dans laquelle on pense un ensemble d’éléments séparément – comme séparés par un vide –, alors que le continu renvoie au contraire à un ensemble dense. Sur une surface physique aussi longtemps qu’il n’y pas de trou, on peut suivre la matière qui est donc continue. Dans le monde numérique, une surface est représentée par un nombre fini de points. Dans le cas d’une image numérique, ce sont les pixels, les picture elements, qui selon leur nombre définissent la résolution de l’image. Aussi nombreux soient-ils (parfois plusieurs dizaines de millions avec les appareils récents), quelle que soit la définition de l’image, leur nombre n’est jamais infini. Ils sont donc distants, même si visuellement ils semblent représenter une surface homogène. Il se produit donc des sauts dans la façon de modéliser le réel, d’où la notion de discrétion. Ainsi, la matérialité numérique – ou sa métamatérialité – est dite discrète, alors que la matérialité originelle, elle, serait continue.

Pourtant, là encore, cette vision se heurte à une analyse plus poussée. De fait, la continuité du réel n’est pertinente qu’à un degré de détail donné par notre propre représentation. Tout comme le numérique, le réel est lui aussi l’agencement d’éléments : les atomes qui composent la matière, lui confèrent une forme de discrétion, qui si elle n’est pas appréhendable avec nos sens, en l’occurrence notre vision, n’en est pas moins vraie. Le papier du filtre, en tant que papier constitue une surface continue. Pourtant, il contient une multitude de trous fonctionnels adaptés à la taille des éléments que l’on veut filtrer et qui ne sont ni sensibles, sous les doigts, ni visibles, par l’œil humain.

Or, ce qui vaut pour la matière, vaut aussi pour le temps, le phénomène étant aisément transposable. S’intéresser à la matérialité impose de l’inscrire dans un cadre spatio-temporel, faute de quoi, telle la colombe de Platon sans air pour soutenir ses ailes[20], le raisonnement n’est que pur abstraction. La notion de temps, contigüe à celle d’espace, permet d’introduire la question de l’évolution et celle de la durée. Si l’on peut percevoir le temps comme continu, une durée n’est finalement que l’assemblage d’un ensemble d’instants. Les travaux d’Henri Bergson, qui font intervenir la subjectivité pour distinguer le temps scientifique, de la durée personnelle qui n’est qu’un flux continu pour la conscience, s’inscrivent dans cette perspective. Pour Bergson, la durée est de l’ordre du continu, tandis que le temps appartient au discret.

Appréhender la richesse d’une œuvre patrimoniale, c’est précisément parvenir à l’inscrire dans l’espace, mais aussi dans le temps, en tant que témoignage d’une époque, instantané d’un phénomène à une date donnée. Si la connaissance nous est transmise par des données, des récits, des monuments qui sont datés, c’est-à-dire une vision discrétisée du passé, l’Histoire s’inscrit pourtant dans l’axe continu temporel. L’Histoire est en ce sens multimodale. Or, cette multimodalité peut être unifiée grâce au numérique qui code aussi bien une connaissance tri dimensionnelle qu’un document papier ou un son. Il est alors possible d’interpoler les différents stades de notre connaissance et de rejouer comme dans un film l’évolution de l’histoire ; possible d’avoir une vision continue d’un work in progress dont le morcellement serait compensé par la globalité. La multitude des éléments numériques, à la manière de la peinture pointilliste, reproduirait une continuité : la métamatérialité ouvre la voie à une approche holistique du patrimoine.

Cependant, la continuité, réelle ou apparente, parcellaire ou panoptique, n’est établie que pour celui qui la perçoit : c’est l’individu, avec ses perceptions sensorielles, qui demeure in fine la mesure du continu. Il s’agit donc bien, pour penser la matérialité numérique, de la confronter à la subjectivité de l’observateur.

Intersubjectivité et Intercorporéité[modifier | modifier le wikicode]

Bien souvent, les arguments des contempteurs du numérique mettent en exergue la nécessaire dimension sensible, voire sensuel, du rapport au patrimoine. L’odeur, de l’encre, du vernis des tableaux, des vieux papiers ; le son, des pages que l’on tourne, du vent dans les ruines, des pas sur les planchers séculaires ; le toucher, du marbre des statues, des pierres gravées, de la trame du vélin ; sont autant d’éléments sans lesquels l’expérience esthétique, la fréquentation patrimoniale, seraient amputées. Or, la matérialité serait la condition sine qua none de la sensitivité. Aucune visite virtuelle des pyramides ne mettra de grains de sable dans vos chaussures, et vous n’aurez jamais les doigts noirs en compulsant des incunables sur Gallica, le site de la BNF.

Pour le dire en une formule lapidaire, la perte des sens conduirait à la perte du sens.

Pourtant, c’est méconnaître la richesse sensuelle de l’expérience numérique que de considérer qu’elle serait purement éthérée. Les sensations sont ailleurs, mais bien présentes.

Il n’y a de patrimoine – qu’il soit numérisé ou pas – qu’uniquement parce qu’un sujet lui donne une valeur qui transcende sa simple existence. Toute patrimonialisation implique un choix, par essence subjectif, qui lui accorde une importance particulière[21]. La question ici est celle de l’humain et de la place qu’il occupe. Classiquement, on considère que le logiciel sert d’interface entre l’utilisateur et les données numériques. Cependant si l’utilisateur crée, actualise le code, il peut alors lui aussi être considéré comme une forme d’interface entre une virtualité et une actualisation.

Le rapport à la matérialité est d’abord une question de subjectivité. Tout comme Montaigne affirmant « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre[22] », ne peut-on considérer que, la matérialité d’une œuvre, ne vient pas de sa matière propre mais de celui qui l’observe ? En ce sens, la matérialité n’est au fond qu’un produit de la subjectivité, voire de l’interprétation. Ce n’est que lorsqu’elle est pensée, c’est-à-dire, lue, touchée, regardée, éprouvée, écoutée, que l'œuvre acquière sa réalité pleine. Le numérique n’est qu’un média qui, s’il change la modalité de contact avec l'œuvre, ne change pas la nature de celle-ci. La matière n’est pas seulement le fruit de l’agencement des atomes, mais aussi de la relation entre les neurones. Une œuvre esseulée dans un musée a, en ce sens, finalement moins de matérialité qu’une œuvre numérisée, multidiffusée en ligne qui suscite un grand nombre de réactions/avis/questionnements.

Le rapport matériel à l’œuvre, au patrimoine pose ainsi la question des phénomènes induits par la proximité de nos semblables, la question de l’intersubjectivité. Est-ce la même chose de contempler une œuvre seul ou accompagné ? Autrement dit, les nouvelles modalités rendues possibles grâce aux outils numériques changent elles non pas l’œuvre, mais notre façon de l’observer ? Dans quelle mesure, l’altérité ne modifie-t-elle pas notre rapport au patrimoine ? La solitude de la conscience, seule avec elle-même dans sa contemplation du patrimoine numérisé, le solipsisme cher aux philosophes, le sentiment de déréliction n’est-il pas un écueil de cette nouvelle contemplation dans l’isolement face à son écran ? Ici la question n’est pas celle de la matérialité du patrimoine lui-même, mais bien celle de l’environnement en général et de l’Autre en particulier.

S’il est un lieu par excellence de monstration du patrimoine, c’est bien le musée. Or, là comme ailleurs ce sont les fondamentaux de cette institution qui sont bouleversés par les transformations induites par les outils numériques. L’image d’Épinal du visiteur observant, longuement, des œuvres dans des salles scénarisées pour offrir la meilleure visibilité, si elle est encore vraie, n’est plus la norme. Alors, que signifie fréquenter un patrimoine numérisé[23] ? Quelles peuvent être les modalités de coprésence, et d’intercorporéité, avec une œuvre « dématérialisée » ? Il faut en effet toujours garder à l’esprit que les conditions physiques d’observation d’une œuvre, la scénarisation du dévoilement, jouent un rôle non négligeable dans la réception de celle-ci, et que le rôle des autres, présents physiquement ou pas, influence l’expérience, la médiation.

Si longtemps, il ne s’est agi qu’uniquement de lister les différences entre ces deux types de fréquentation, il est intéressant de constater qu’aujourd’hui la réflexion s’organise surtout autour de la complémentarité. L’une et l’autre modalité muséale permettraient en quelque sorte une approche totale de l’œuvre. Totale en ce sens qu’elle autoriserait une relation au macrocosme du musée physique et au microcosme de l’écran.

C’est effectivement probablement dans l’oscillation entre la matérialité analogique et la métamatérialité numérique que l’on observe le mieux le jaillissement du sens. Une bonne illustration du phénomène peut être donnée par le projet de Google « Arts & culture[24] ». Grâce à une numérisation en haute résolution – les images en gigapixels sont composées de plus d’un milliard de pixels – il est possible d’observer des détails d'œuvre jusqu’alors invisibles, puisque inaccessibles à l’œil nu : découvrir les vernis, les craquelures de peinture, son épaisseur. Le numérique rend ainsi possible une intimité jusqu’alors inaccessible pour le grand public avec le patrimoine. L’œuvre physique n’est plus le mètre étalon de l’observation[25]. Le numérique permet ainsi une forme de dévoilement nouveau de la matière.

On a tendance à insister sur la dimension herméneutique, heuristique du document numérique, sur les possibilités offertes pour travailler sur le document. Cela est vrai, la précision, la malléabilité permettent à l’évidence ce type de démarches. Mais il ne s’agit pas uniquement de cela.

Du monument au document ?[modifier | modifier le wikicode]

Si le patrimoine est originairement de la pensée figée sous une forme donnée, la numérisation est une autre façon de figer la pensée. Le patrimoine numérisé devient ainsi trace d’objets qui, au mieux, existent encore quelque part et peuvent être comparés à leur représentation numérique mais qui, de plus en plus souvent, ont disparu après leur numérisation ou en raison même de leur numérisation[26]. Ces données rejoignent ainsi l’ensemble patrimonial des données nativement numériques et leurs problématiques de fidélité, de pérennité et d’indexation.

Cette transformation induit, pour reprendre l’expression de Louise Merzeau, un glissement du monument au document, qui ont l’un et l’autre une matérialité qui leur est propre « Monument et document sont deux régimes de trace. À ce titre, ils ne sont pas seulement ce qui reste d’une culture, d’un territoire ou d’une époque révolue, mais ce qui façonne les systèmes sociaux et leur permet de se projeter dans le temps[27]. »

Pour l’auteure, derrière ces questions, c’est aussi, et surtout, la problématique fondamentale de l’organisation de la matière :

Chaque religion, idéologie ou doctrine dominante adopte une certaine économie des traces, qui fixe des pratiques et des significations, en ordonnant l’enregistrement, le stockage et la circulation des inscriptions. Point de convergence entre des croyances, des savoirs, des acteurs et des techniques, les traces témoignent ainsi d’une organisation du collectif par l’organisation de la matière.

Car effectivement, ce que questionne l’organisation de la matière, c’est bien l’organisation du collectif, du rapport au réel dont il s’agit. Tout comme le langage crée notre rapport au monde, les modalités d’observation du patrimoine influencent notre manière de penser le collectif. Il ne s’agit pas uniquement de la question de l’intersubjectivité vue précédemment, mais bien d’interroger comment, le patrimoine commun permet de faire société. S’il est un socle, sur lequel repose la cité, la métamorphose du patrimoine modifie-t-il notre rapport à la société ? Passer du monument au document, par le truchement de la numérisation est aussi un changement de paradigme sur le plan social.

Pour appréhender pleinement cette mutation sociale, il faut interroger ce qui fait patrimoine. Est-ce l’importance symbolique partagée de tel ou tel objet ? sa valeur intrinsèque ? la représentation personnelle que nous en avons ?

Prenons un exemple. Le grand sanctuaire d’Ise, situé dans le centre du Japon, est considéré comme le lieu le plus sacré du culte shinto. Datant du 8e siècle, il revêt une valeur patrimoniale indéniable. Les temples, largement visités par les japonais et les touristes étrangers, pour la beauté de leur architecture, ne conservent pourtant rien des originaux. De fait, les bâtiments sont volontairement détruits et reconstruits tous les 20 ans. Ceux actuellement observables datent de 2013 et sont les soixante-deuxièmes à avoir été reconstruits. Ici ce n’est donc pas le temple qui est patrimonial, mais bien le savoir-faire pour la reconstruction d’années en années. Le patrimoine, c’est l’artisan, pas sa production. Ces temples ont un rôle social, religieux, ils participent de l’identité nipponne, pourtant ce ne sont pas eux, mais bien les plans et méthode de construction – qui sont d’ailleurs conservés précieusement sur un document datant du Xe siècle –, en quelque sorte le code qui permet la reproductibilité qui a valeur de patrimoine. Derrière la matérialité apparente du bois, admirée par les nombreux visiteurs des édifices religieux, c’est la métamatérialité des instructions architecturales qui prime. Le passage du monument au document doit ici être pris dans son sens premier.

Reste cependant la question de la réception de l’œuvre. L’admiration que suscite le monument, interroge sur l’aura qui en émane. Le phénomène est-il spécifique à la matérialité, ou existe-t-il un équivalent pour le patrimoine numérisé ?

Perte auratique ou gain ludique ?[modifier | modifier le wikicode]

Lorsque Walter benjamin, dans son essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, affirme qu’avec la reproduction technique on parvient à « standardiser l’unique », il souligne que par la même, cela encourage la perte auratique. Ne peut-on appliquer cette analyse à la dématérialisation de l’œuvre ? Comme nous l’avons vu, la muséologie moderne tente de s’accommoder au mieux avec cette nouvelle dimension numérique dans la monstration des œuvres, mais à l’évidence le rapport à l’œuvre dématérialisée – pour peu qu’elle fût nativement non-numérique, la question étant toute autre pour les œuvres nativement numériques – n’est pas le même, sans qu’il faille nécessairement hiérarchiser cela.

Il est intéressant d’observer que Walter benjamin soulignait aussi, dans la deuxième version de L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, que la perte auratique de l'œuvre avait une conséquence supplémentaire, celle d’induire un « gain formidable dans l'espace de jeu [Spiel-raum] ». Ce phénomène était selon lui particulièrement marquant dans le cinéma : « Avec le film, l'élément du semblant s'est retiré entièrement en faveur de l'élément du jeu[28] ».

Cette dimension ludique est un effet collatéral de la numérisation qui rend l’œuvre plastique. Dorénavant, elle peut de fait être modifiée, transformée, modelée par l’observateur, qui de spectateur devient acteur. Certes, on peut considérer avec Benjamin que l’aura d’un objet est liée à son unicité, à sa matérialité, mais sa virtualité en changeant son statut, le rend paradoxalement plus proche. Si l’objet numérisé perd de sa sacralité, il gagne en intimité.

Si les œuvres numériques perdent de leur matérialité, paradoxalement on peut les toucher par l’intermédiaire du clavier. Elles deviennent tangibles en ce sens qu’elles sont dorénavant modifiables. Il serait même possible de dire qu’elles gagnent en matérialité, car l’œuvre classique (ce mot pour éviter la distinction réel/virtuel qui nous l’avons vu n’est pas pertinente) n’est pas touchable (exception faite de l’architecture et de la sculpture, encore que dans la plupart des musées, toucher une statue relève du crime de lèse-majesté).

Avec la reproductibilité, c’est la question de l’authenticité qui se pose, puisque parfois la copie surpasse l’original. L’œuvre d’art s’en trouve amoindrie, son autorité et l’expérience ritualisée sont altérés. Pourtant, dans le même temps, d’objet observable, elles deviennent des sujets modifiables. Sujets avec lesquels on peut interagir, sujets d’expériences ludiques, artistiques, esthétiques. La plasticité du numérique ouvre de nouvelles perspectives, offre au spectateur d’autres opportunités de rapports, parfois plus intimes, avec le patrimoine. L’appropriation des œuvres opère différemment, mais advient tout de même. Avec l’irruption des outils numériques dans le monde culturel, c’est la valeur cultuelle de l'œuvre, celle qui caractérise son aura, qui est remplacée. Au rituel de la déambulation, forme canonique dans les musées, se substitue une relation plus libre. L’œuvre n’est plus sacralisée – à grand renfort de scénarisations muséales –, elle est accaparée. Le numérique permet un ravissement, ravissement dans les deux sens du terme : joie et vol, plaisir de l’observation, satisfaction de la possession.


La conservation a longtemps été l’unique motivation de la numérisation. Dorénavant, les nombreux projets tiennent de plus en compte de l’utilisation future des données : les usages et pratiques sont progressivement réhabilités. Il semble cependant que la transition d’une forme vers l’autre n’a pas encore atteint une maturité suffisante pour que la métamétérialité du patrimoine numérisé satisfasse à toutes les exigences du contact. Les perspectives sont pourtant nombreuses, enthousiasmantes, et à n’en pas douter les progrès techniques, technologiques, de nouveaux outils permettront de mettre en œuvre des formes encore plus maniables, plus adaptées à l’appropriation intime du patrimoine.


Bibliographie sélective[modifier | modifier le wikicode]

-      #dhnord2018: Matérialités de la recherche en sciences humaines et sociales | appel à communications

-       Doueihi, M., & Louzeau, F. (2017). Du matérialisme numérique. (Le Collège des Bernardins, Ed.). Paris, France : Hermann.

-      https://www.meshs.fr/page/dhnord2018_aac

-       Jeanneney Jean-Noël, Quand Google défie l’Europe, Plaidoyer pour un sursaut, Mille et une nuit, Paris 2005.

-       Jeanneret, Y. (2008). Penser la trivialité. La vie triviale des êtres culturels. Paris, France : Hermès Lavoisier.

-      Liévaux Pascal (sous la direction de), Culture et Recherche 133, été 2016, Patrimoines. Enjeux contemporains de la recherche.

-      Marshall, C., Reading and Interactivity in the Digital Library: Creating an experience that transcends paper. In Proc. of the CLIR/Kanazawa Institute of Technology Roundtable, (Kanazawa, Japan, July 3-4) 2003, 5.4.1-20.

-      Régimbeau, G. (2015). Du patrimoine aux collections numériques : pratiques, discours et objets de recherche. Les Enjeux de l'information et de la communication, 16/2 (2), 15-27. https://www.cairn.info/revue-les-enjeux-de-l-information-et-de-la-communication-2015-2-page-15.htm

-      Rosner Daniela, Roccetti Marco, et Marfia Gustavo. The digitization of cultural practices. Communications of the ACM, vol. 57, no 6, p. 82-87, 2014.

-      Tessier Marc, « Rapport sur la numérisation du patrimoine écrit », 2010.

-      Vial Stéphane, La fin des frontières entre réel et virtuel : vers le monisme numérique. Frontières numériques et artefacts, pp.135-146, 2016.

-      Vial Stéphane, « Critique du virtuel : en finir avec le dualisme numérique », Psychologie clinique, nouvelle série, no. 37, p. 38-51, 2014.

-      Vitali Rosati Marcello, « La virtualité d’Internet : Une tentative d’éclaircissement terminologique » [archive], sur Sens Public, 16 avril 2009


[1] Évidemment, dans cette convention l’« immatériel » ne renvoie pas à l’immatériel de notre sujet, mais plutôt aux us et coutumes (le théâtre kabuki, la cuisine lyonnaise, les parrandas cubaines, etc.). Le texte intégral est consultable à l’adresse suivante :  https://ich.unesco.org/fr/convention

[2] Le document dans son intégralité est disponible à l’adresse suivante :

http://www.unesco.org/new/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/CI/CI/pdf/mow/mow_vancouver_programme_fr.pdf

[3] L’aura d’un objet étant liée à son unicité (Walter Benjamin), à son authenticité définie par son origine, sa matérialité, sa qualité de témoignage historique.

[4] Qui à vrai dire s’inscrit dans un projet plus vaste datant des années 2000, s’inspirant du toyotisme (néologisme décrivant est une méthode de management de la production créé par le fondateur de Toyota), appelé les « 5 zéros » : Zéro stock ; Zéro défaut ; Zéro panne ; Zéro délai ; Zéro papier.

[5] La Data frugality est dorénavant présentée comme le remède miracle face à l’infobésité.

[6] L’ouvrage de Pierre Rabhi, Vers une sobriété heureuse, paru aux éditions Actes Sud, date de 2010.

[7] Sur l’écologie et le numérique, voir l’ouvrage de (son nom m’échappe) et le chapitre XX

[8] Nous pourrions multiplier les exemples, mais pour n’en donner qu’un, lorsqu’en 1997 l’équipe de Gallica a numérisé les premiers ouvrages, elle l’a fait en vue d’une consultation en mode image. La numérisation avait alors une faible définition. Faute d’avoir anticipé les besoins de recherche en mode plein texte, il a fallu en 2005 tout renumériser (en 300 dpi) pour permettre une océrisation. Sur cette question, voir Marc Tessier, « Rapport sur la numérisation du patrimoine écrit », 2010, accessible à l’adresse suivante :

https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Livre-et-lecture/Documentation/Publications/Etudes-et-rapports-numerique-en-bibliotheque/Rapport-Tessier-sur-la-numerisation-du-patrimoine-ecrit

[9] Le titre La métaphysique, de l’ensemble de quatorze livres qui compose l’ouvrage d’Aristote, n’a pas été donné par son auteur, mais par le bibliothécaire Andronicos de Rhodes, qui a rassemblé ses livres et pour des raisons pratiques les a classés après les livres traitant de la physique. La métaphysique est donc pratiquement, sur les rayons de la bibliothèque, ce qui vient après la physique.

[10] Ici nous n’envisageons que le patrimoine numérisé, pas le patrimoine nativement numérique qui pose à l’évidence d’autres questions.

[11] Sur la question de la matérialité des outils informatiques, et sur les questions économiques que cela engendre, on consultera notamment l’ouvrage de Milad Doueihi et Frédéric Louzeau (). Du matérialisme numérique. (Le Collège des Bernardins, Ed.). 2017, Paris, France : Hermann. Milad Doueihi affirme notamment « Je suis convaincu que le matérialisme numérique représente une nouvelle forme du matérialisme historique de l’époque de Marx. Le numérique reconfigure les rapports sociaux de production dans un sens qui porte à un point inégalé la contradiction entre propriété privée et biens communs. Les théories sur « l’économie de l’immatériel » étaient des leurres. Les réseaux numériques ne vont pas sans les machines informatiques, dont il s’agit de savoir qui en contrôle l’accès et qui en élabore les finalités. Ce qui est vrai, c’est que l’intelligence, les connaissances sont devenues centrales dans la production de valeur économique. Mais il n’y a là aucune « dématérialisation » à proprement parler. » Interview donnée au Journal L’Humanité, le jeudi 19 mai 2016, consultable à l’adresse suivante :

https://www.humanite.fr/milad-doueihi-lhumanisme-numerique-vise-reperer-ce-qui-peut-etre-conserve-de-lhumanisme-classique

[12] Il est intéressant de constater que, de plus en plus, cette expression de « réalité virtuelle » est remplacée par celle « d’expérience immersive », ce qui montre à quel point, la question de la matérialité est présente, puisque l’immersion est, dans son sens premier, le fait d’être précisément « plongé » dans de la matière, en l’occurrence un liquide. En ce sens il y aurait donc une forme d’épaisseur, en quelque sorte une viscosité du numérique...

[13] Stéphane Vial. La fin des frontières entre réel et virtuel : vers le monisme numérique. Frontières numériques et artefacts, pp.135-146, 2016, 978-2-343-07623-2. ffhal-01516823. Pour cette citation et la suivante.

[14] Il est difficile d’avoir des données précises sur cette question, mais les chiffres les plus récents font état, dans la tranche d’âge 15-25 d’environ 8h par jour devant un écran (ce qui inclut, télévisions, ordinateurs, tablettes, téléphones mobiles). On pourra notamment consulter pour des données précises sur ce sujet le site de ANSES (l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) à l’adresse suivante : www.anses.fr

[15] Sur le concept de virtuel chez Gilles Deleuze, voir notamment l’article de Dominique Noël, Le virtuel selon Deleuze, in Intellectica, 2007, numéro 45, pp. 109-127 (Le numéro thématique de cette revue porte sur : Virtuel et Cognition)

[16] Évidemment, un degré de complexité supplémentaire apparait avec les algorithmes évolutifs et l’intelligence artificielle. Dans l’un et l’autre cas, ce sont des virtualités qui contiennent en eux mêmes d’autres virtualités, du virtuel qui crée du virtuel, une potentialité qui en génère d’autres, ad libitum.

[17] Notons cependant que l’un des grands enjeux du développement actuel des technologies est précisément de rendre sensible l’expérience virtuelle, pour que l’holovision se double de sensations. Les combinaisons et autres gants avec retour haptique permettent en effet de ressentir physiquement un calque de la réalité. Toujours dans cette perspective on s’intéressera aux nombreuses innovations dans le domaine de l’odorat avec l’odorama notamment.

[18] Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel, p.92

[19] Sur les implications des notions de discret et continu en SHS, on pourra s’intéresser au concept de « Conjoncture médiatrice » développé par Marcello Vitali Rosati. On consultera avec intérêt la page du blog Sens public qui lui est consacrée : http://blog.sens-public.org/marcellovitalirosati/ sur laquelle sont présent de nombreux articles relatif à la Culture numérique et notamment l’article « Conjonctures médiatrices et salles de cinéma »

[20] Pour mémoire, cette critique est adressée par Kant, qui affirme : « La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien mieux encore dans le vide. C'est justement ainsi que Platon quitta le monde sensible, parce que ce monde oppose à l'entendement trop d'obstacles divers, et se risqua au-delà de ce monde, sur les ailes des idées, dans le vide de l'entendement pur ».

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, (Introduction à la première édition).

[21] Profitons-en pour souligner ici que le patrimoine ne saurait évidemment être réduit à sa dimension artistique. Les photos de familles, les os de mammouths, ou encore les boites à camembert, peuvent aussi contextuellement acquérir une valeur patrimoniale : rappelons que tout ce qui suscite un intérêt rétroactif, la volonté de remémoration et de conservation, peut prétendre à la patrimonialisation. Si nos exemples sont majoritairement orientés vers les formes canoniques du patrimoine, c’est donc uniquement pour leur donner une dimension consensuelle.

[22] Montaigne, Les essais, avis Au lecteur (donner ref précise).

[23] Voir notamment la thèse de Virginie Pringuet : « Vers un atlas de l’art dans l’espace public : la modélisation d’un musée réticulaire », université Rennes2, 2017 http://www.theses.fr/2017REN20006#

[24] Le projet, né d’un partenariat avec plus de 1 000 musées dans le monde, est accessible à l’adresse suivante : https://artsandculture.google.com/

[25] Les scientifiques ont accès depuis longtemps à cette précision, mais à l’aide d’outils coûteux et confidentiels.

[26] L’acte de numériser est en effet, parfois, destructeur… si aujourd’hui un soin particulier est accordé aux vieux manuscrits, ou aux anciennes bobines de films par exemple, cela n’a pas toujours était le cas. Il arrive que le curateur soit confronté au choix cornélien, de la conservation en l’état, ou de la numérisation au risque de détériorer l’original.

[27] Louise Merzeau, « Du monument au document », Cahiers de médiologie 1999/1 (N°7), pp. 47-57. Pour cette citation est la suivante.

[28] Walter Benjamin. « Kleine Geschichte der Photographie » [Petite histoire de la photographie], Die Literarische Welt, 18-25 septembre et 2 octobre 1931.





Si le patrimoine culturel matériel partage beaucoup de points communs avec le patrimoine immatériel, défini par l’Unesco en 2003, une troisième forme de patrimoine, le patrimoine nativement numérique, prend de plus en plus d’ampleur. Dans ce contexte, la Déclaration de Vancouver sur le numérique de 2012 — La Mémoire du monde à l’ère du numérique : numérisation et conservation23 — souligne à quel point les enjeux matériels sont décisifs pour la sauvegarde d’un patrimoine numérique risquant d’être perdu en cas d’obsolescence rapide du matériel et des logiciels qui servent à le créer et à le consulter.

A propos des rapports entre monument et document, Louise Merzeau explique que “[...] chaque religion, idéologie ou doctrine dominante adopte une certaine économie des traces, qui fixe des pratiques et des significations, en ordonnant l’enregistrement, le stockage et la circulation des inscriptions. Point de convergence entre des croyances, des savoirs, des acteurs et des techniques, les traces témoignent ainsi d’une organisation du collectif par l’organisation de la matière24.” Le patrimoine numérisé devient ainsi trace d’objets qui, au mieux, existent encore quelque part et peuvent être comparés à leur représentation numérique mais qui, de plus en plus souvent, ont disparu après leur numérisation ou même en raison de leur numérisation. Ces données rejoignent ainsi l’ensemble patrimonial des données nativement numériques et leurs problématiques de fidélité, de pérennité et d’indexation.

Argument :[modifier | modifier le wikicode]

Il s’agit dans ce chapitre d’examiner comment ont pu se modifier les frontières et les hiérarchies entre le patrimoine matériel25 et ses instances numériques. Depuis la révolution industrielle, l' aura est ébranlée par l’avènement de la reproductibilité technique des oeuvres, l’ aura d’un objet étant liée à son unicité (Walter Benjamin), à son authenticité définie par son origine, sa matérialité, sa qualité de témoignage historique. Quand les œuvres deviennent reproductibles et se confondent avec les originaux, ou même les dépassent, le "hic et nunc" de l'oeuvre d'art est déprécié, son autorité et l’expérience ritualisée sont ébranlées. La valeur cultuelle de l’œuvre, qui caractérise l' aura , est remplacée par la valeur d'exposition . Les écarts fondamentaux entre œuvres, documents (en particulier numériques) et données, même s’ils relèvent d’une même économie des traces mais aussi de temporalités et de finalités divergentes, peuvent-ils se compléter pour assurer conjointement le processus de patrimonialisation et la transmission d’un patrimoine?

Pistes de réflexion :[modifier | modifier le wikicode]

● Le numérique fait-il perdre le rapport tangible à l’œuvre, au patrimoine?

● Que signifie fréquenter un patrimoine numérisé, quelles modalités de co-présence avec une œuvre “dématérialisée” ?

● Complémentarité des expériences in situ et en ligne des patrimoines numérisés ?

● Rapport entre inflation documentaire et abus patrimonial

● Mythe de la dématérialisation, de la virtualité, les données, n’étant pas immatérielles (10% de la consommation électrique mondiale): penser aux Data Centers, à la question du stockage.

● Écologie de la donnée (notamment web sémantique).

● Que signifie de passer de l’analogique au numérique ? Du continu au discret? Traduction, transformation, trahison, translation, double numérique, symbole, mimesis

● Quel traitement spécifique pour le patrimoine immatériel ?




Bibliographie :[modifier | modifier le wikicode]

  • Culture et Recherche 133, été 2016, Patrimoines. Enjeux contemporains de la

recherche, sous la direction de Pascal Liévaux, PDF - 3 MO-#dhnord2018: Matérialités de la recherche en sciences humaines et sociales, appel à communications, https://www.meshs.fr/page/dhnord2018_aac

  • Marcello Vitali Rosati, « La virtualité d’Internet : Une tentative d’éclaircissement

terminologique » [ archive ], sur Sens Public , 16 avril 2009

  • Rouffineau, G. (2018). Éditions off-line: projet critique de publications numériques,

1989-2001 . Paris, France: Éditions B42.

  • Doueihi, M., & Louzeau, F. (2017). Du matérialisme numérique . (Le Collège des

Bernardins, Ed.). Paris, France: Hermann.

  • Jeanneret, Y. (2008). Penser la trivialité. La vie triviale des êtres culturels . Paris, France :

Hermès Lavoisier.

  • Régimbeau, G. (2015). Du patrimoine aux collections numériques : pratiques, discours

et objets de recherche. Les Enjeux de l'information et de la communication, 16/2 (2), 15-27. https://www.cairn.info/revue-les-enjeux-de-l-information-et-de-la-communication-20 15-2-page-15.htm

  • Stéphane Vial. La fin des frontières entre réel et virtuel : vers le monisme numérique.

Frontières numériques et artefacts, pp.135-146, 2016, 978-2-343-07623-2. < http://www.editionsharmattan.fr/index.asp?navig=catalogue

  • ROSNER, Daniela, ROCCETTI, Marco, et MARFIA, Gustavo. The digitization of cultural

practices. Communications of the ACM , 2014, vol. 57, no 6, p. 82-87.


22 “ La virtus n’est pas une illusion ou un fantasme, ou encore une simple éventualité, rejetée dans les limbes du possible. Elle est bien réelle et en acte. La virtus agit fondamentalement. [...] Le virtuel n’est donc ni irréel ou potentiel : le virtuel est dans l’ordre du réel “ (Quéau, 1993, p. 26) 23http://www.unesco.org/new/fr/media-services/single-view/news/digital_preservation_preserving_h eritage_and_protecting_civ/

24 Louise Merzeau dans Melot, M. (1999). La confusion des monuments . Paris, France: Gallimard, p.47.

25 Le patrimoine matériel ne s’est vu ainsi désigné que depuis la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel a été adopté par l’Unesco en 2003 afin de le distinguer du patrimoine immatériel (I.Pallot-Frossard, 2016)