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II- Des objets aux données, des données aux objets[modifier | modifier le wikicode]

Espace : délocalisation et relocalisation des usages[modifier | modifier le wikicode]

Matteo Treleani/Matteo.TRELEANI(a)univ-cotedazur.fr

Cette contribution vise à approfondir les liens entre deux concepts apparemment distants qui manifestent pourtant un « air de famille » : la patrimonialisation – c’est-à-dire l’acte de faire patrimoine qui vise à sauvegarder des entités afin de les transmettre en leur donnant une valeur et un sens liés à un passé  et la relocalisation – concept issu des media studies, théorisé par Francesco Casetti pour expliquer la migration des expériences artistiques dans des lieux autres que ceux pour lesquels elles avaient été conçues. Nous allons développer des points sur les concepts en jeu dans ce domaine : la notion de relocalisation, de patrimonialisation mais aussi de reproduction qui est au cœur de ces préoccupations aujourd’hui. Nous allons ensuite nous appuyer sur l’analyse d’un cas de relocalisation où la modification des conditions physiques d’une expérience patrimoniale vise l'immersivité. Plus spécifiquement nous allons prendre en compte une visite virtuelle d’un site archéologique à partir d’un travail de recherche-action, qui implique une expérimentation numérique et une œuvre de conception réalisée par des étudiants en communication numérique et en informatique. Ce contexte particulier devrait nous permettre de mieux comprendre certains enjeux de la relocalisation et de ses liens avec la patrimonialisation. Plus spécifiquement cela va souligner une dimension qui est au coeur des tendances contemporaines: la remédiation de la distance. Cette dimension semble se décliner selon différentes modalités qui dépendent des formes de distance que l'on souhaite dépasser: on parlera alors de patrimonialisation, relocalisation, reproduction, reconstiutions, remédiations...

Reproduction technique et relocalisation[modifier | modifier le wikicode]

Une relocalisation intervient dans la consultation d’une œuvre ou d’un document lorsque ce dernier subit une reproduction visant son accessibilité. Une reproduction technique implique forcément une perturbation de l’espace. Un artefact une fois reproduit perd son ancrage matériel dans un lieu unique, il peut être indéfiniment réinstancié dans d’autres environnements et, ce faisant, subit un réaménagement de l’ici et maintenant qui le rendait signifiant. L’idée même de média, dans la conception qui fait suite aux travaux de Benjamin[1], implique donc une possibilité de rendre l’expérience « portable », accessible dans plusieurs lieux et à différents moments. Cette pratique de la reproductibilité est à l’œuvre dans l’environnement numérique : la numérisation est de facto une reproduction technique. Le domaine patrimonial se trouve de ce point de vue au cœur des pratiques de numérisation : la version numérique d’un document en permet l’accessibilité sans dégrader le support matériel original. Cela répond donc dans le domaine documentaire à une nécessité de conservation outre que de transmission. Si des reproductions d’archives ont toujours existées, c’est l’ère numérique qui rend cette pratique massive. La question de la relocalisation se pose donc de manière évidente au cours des numérisations de documents patrimoniaux. La numérisation implique souvent une diffusion à travers le web, la diffusion est en outre souvent l’objectif de la numérisation. Des conditions soigneusement pensées par les conservateurs se voient ainsi bouleversées par une copie du document que l’on peut afficher indépendamment du lieu de sa conservation.

Patrimonialisation et relocalisation[modifier | modifier le wikicode]

Le domaine patrimonial affiche cependant une spécificité par rapport à d’autres contextes où la numérisation s’effectue à grande échelle. Indépendamment des pratiques reproductives, la patrimonialisation implique en soi un réaménagement de l’espace. Visant l'accessibilité et donc la transmission d'une entité, le fait de patrimonialiser va modifier les conditions topologiques de la récéption. La nécessité de conservation de l'entité implique en outre un isolement de l'espace et du temps contemporain pour en permettre la préservation matérielle. Du point de vue sémiotique, Pomian a appelé « sémiophore » ce nouvel objet issu de la patrimonialisation : « porteur de sens » donc. Sa fonction d’usage primaire laisse la place à une valeur purement sémantique, visant à devenir la trace d’un passé. Le nouvel objet issu de la revalorisation sera interprété en tant que signe, on ne l’utilise plus en raison de sa valeur d’usage. Cette resémantisation s’accompagne donc d’un décalage, un déplacement des conditions de réception : l’objet de patrimoine dont parle Pomian n’a plus de place dans la maison où il était utilisé mais se trouve ainsi derrière une vitrine, exposé au public d’aujourd’hui et préservé pour en empêcher la dégradation matérielle (conservé donc)[5]. Dans les termes de Walter Benjamin, parfaitement utiles dans ce contexte, la valeur d'exposition est privilégiée par rapport à la valeur cultuelle (la valeur du culte): une œuvre d'art religieux, par exemple, sera exposée au musée afin d'en permettre la réception, de la conserver et restaurer mais cela va primer sur le culte que l’œuvre permettait d'exercer dans un contexte sacré. L'entité devient ainsi un objet qui sert à signifier un passé, du point de vue artistique ou autre. Il porte une mémoire, c'est une mnémophore dans la lecture de Bruno Bachimont, et dans ce sens il doit véhiculer un sens partagé : il faut que sa resémantisation puisse véhiculer une mémoire commune.

La reproduction technique et la patrimonialisation semblent donc se rejoindre sur un point : un réaménagement de l’espace qui vise l’accessibilité de l’œuvre. On prend en photo un tableau pour le rendre accessible à ceux qui ne le verront pas au musée, de la même sorte, on expose au musée des bas-reliefs grecs pour les rendre visibles au public national, par exemple. Cette ambiguïté du patrimoine mérite d’être étudiée. D’un côté, la relocalisation est problématique, elle désémantise et résemantise, donnant un nouveau contexte et donc un nouveau sens à l’objet du passé que l’on souhaite transmettre. De l’autre, le patrimoine est en soi une recontextualisation, ne serait-ce que temporelle. Les différentes entités dont on parle vont cependant impliquer différents enjeux en matière de relocalisations et reproductions. Les conditions de production du sens peuvent être questionnées mais il faudra analyser cas par cas les modalités de sémiotisation historique d’une entité afin de comprendre si et comment la relocalisation en affecte la portée. Prenons un exemple : là où l’effet de sens d’une œuvre de rue ne peut se passer du lieu de sa production - le quartier et le mur où il a été dessiné - la lecture d’un document numérisé et exposé en ligne peut dans certaines conditions d’éditorialisation être suffisante à sa fonction de trace. On pourra alors affirmer qu’un souvenir collectif ancré dans des documents visuels ou textuels peut bénéficier d’un partage à travers des médias de masse pour être transmis et exister ainsi dans la communauté. Ce n’est pas toujours le cas, évidemment (Treleani, 2017), mais, dans certaines conditions, l’accessibilité et les modalités de circulation de l’entité patrimonialisée peuvent être acceptables.  

La dimension politiquement sensible de la relocalisation[modifier | modifier le wikicode]

Il faut en outre prendre en compte une dimension de ce phénomène. On pourrait affirmer que la relocalisation est connotée négativement et les critiques à son égard sont très souvent sévères. Les statuettes africaines pillées et enfermées sous des vitrines dans un musée sont un exemple où patrimonialiser signifie exposer en « relocalisant » l’artefact, avec les conséquences sur la valeur cultuelle de l’œuvre que Walter Benjamin avait mis en avant à propos de la reproductibilité technique. Patrimonialiser signifie conserver afin de transmettre et donc rendre accessible : cette recherche de l’accessibilité peut avoir comme conséquence une déplacement spatial. Un épisode récent mérite d’être repris : l’artiste de rue bolognais, Blu, connu pour ses graffitis monumentaux éparpillés dans plusieurs villes du monde, a effacé en 2016 toutes ses œuvres de la ville de Bologne dans un geste dadaïste e provocateur. Il s’opposait à la volonté de la mairie de « décrocher » certaines de ses œuvres pour les exposer dans un musée de la ville, le Palazzo Pepoli'[2]', dans le cadre d’une exposition sur le street art. L’acte de la mairie, jugé comme un acte de pillage colonial par le collectif d’écrivains bolognais Wu Ming[3] – précisément comme le geste enlevant les masques africains de leur contexte – avait été défendu par l’adjoint à la culture de la mairie de Bologne comme un geste patrimonial, visant à préserver des œuvres exposées aux intempéries et à l’aléa. Blu – qui avait déjà effacé un graffiti du quartier de Kreuzberg à Berlin, suite à la gentrification de la zone et à sa soumission à la spéculation immobilière – dénonce donc par son geste destructeur une rélocalisation qui désémantise des œuvres censées signifier dans un contexte topologique donné (le street art est évidemment ancré dans un lieu). Ce geste de relocalisation n’est cependant pas un geste de reproduction technique mais un acte de patrimonialisation. Un acte qui vise aussi une rentabilisation – à travers une exposition payante ou à travers l’exploitation touristique d’œuvres politiques – mais qui répond bien aux critères du faire patrimoine : c’est-à-dire conserver, rendre accessible et surtout transmettre à travers un processus communicationnel qui donne de la valeur[4]. Ce phénomène était politiquement sensible dans le domaine cinématographique aussi : en sont la démonstration toute une série de critiques portées aux films hors-salles – le visionnage à la télévision ou sur téléphone portable - ou au contraire au « hors film » c’est-à-dire les séances d’opéra ou les matchs de foot projetés dans des salles. En 2010 la Société de réalisateurs de cinéma, par exemple, diffuse une campagne dans les salles contre le « hors-film », en affirmant que ces séances occupent les salles en empêchant la diffusion des films les moins visibles. Cette dimension politique de la relocalisation et les critiques qui lui sont associées permettent de souligner un contexte problématique plus large : la rentabilisation de formes artistiques non rentables par définition ; le colonialisme; la reproduction industrielle d’expériences artistiques ou, encore, les tensions entre diffuseurs, producteurs et auteurs que des innovations techniques ne font qu'exacerber. On peut donc remarquer que le phénomène de la relocalisation peut être vu comme un symptôme faisant émerger des questions sensibles liées aux domaines en jeu.

La relocalisation du cadre de l’expérience[modifier | modifier le wikicode]

Même si le concept a déjà été utilisé et expliqué plus haut, il est maintenant utile d'ouvrir une parenthèse concernant la notion de relocalisation afin d’en comprendre une subtilité qui nous sera utile par la suite. Francesco Casetti emploie le terme de relocalisation pour définir la migration d’une expérience artistique dans un lieu différent par rapport à celui pour lequel elle avait été conçue (2015). Ce phénomène devient exponentiel avec les plateformes numériques. Casetti, théoricien du cinéma, analyse la relocalisation dans le domaine des salles : aborder la question au prisme de la notion d’expérience lui permet de voir dans le domaine cinématographique non seulement la migration de l’objet filmique (le quoi de l’expérience) mais de prendre également en compte la migration du cadre de l’expérience, c’est-à-dire le comment du visionnage filmique. Le home cinema en est un exemple selon Casetti ; les remédiations en réalité virtuelle des salles cinématographiques sont aussi une migration du cadre dans un environnement autre topologiquement et médiatiquement. Si la relocalisation est facilement compréhensible comme un changement de l’expérience d’une entité que l’on a l’habitude de percevoir dans un contexte spatial donné, il faut donc y ajouter cette possibilité de déplacer un cadre expérientiel et non seulement son objet. Ces relocalisations sont en outre bien évidemment aussi des remédiations, au sens de Bolter et Grusin (1999) c’est-à-dire des représentations d’un média par un autre. La relocalisation du cadre de l'expérience montre que la reproduction technique n'est pas juste à l'oeuvre dans des copies d'artefacts mais elle peut également intervenir pour reconstituer des modalités d'expérience.

La reconstitution numérique comme relocalisation[modifier | modifier le wikicode]

Une cuillère, un bijou, un document administratif, un manuscrit, une ruine archéologique, une église, un tableau ou encore un journal conservé dans le dépôt légal des périodiques ne semblent cependant pas relever des mêmes problématiques d’intégrité des supports et d’authenticité de leur lecture. Si la rélocalisation diffère donc, qu’en est-il de la reproduction numérique ? La différence entre la numérisation d’un document et le décrochage d’une œuvre de street-art est manifeste, par exemple. Si les deux phénomènes semblent s’apparenter sous la notion de relocalisation, la reproduction numérique du deuxième n’est pas évidente. Une tendance actuelle semble cependant permettre de nuancer ce propos. Dans le domaine muséal et architectural, depuis au moins une vingtaine d’année, s’effectuent des pratiques de « valorisation du patrimoine » (Baujard, 2019 et Gawin, 2019) basées sur la reconstitution virtuelle et la visite à distance de lieux historiques ou de sites d’exposition. Il s’agit bien de formes de reproductions numériques d’objets patrimoniaux – ou mieux, d’être culturels selon les termes employés par Yves Jeanneret (2014) - moins évidents à « numériser » qu’un document manuscrit. Il s'agit d'environnements numériques immersifs utilisés pour visiter des sites disparus ou lointains aux expositions mêlant des éléments virtuels et physiques – ce qu’on appelle aujourd’hui réalité mixte ou XR (Extended Reality). Dans ces cas nous avons des reconstitutions d'expériences qui visent à reproduire des artefacts mais aussi des conditions de perception de ces artefacts: l'environnement immersif a pour but de plonger le visiteur dans un milieu perceptif où la reconstitution reproduit l'expérience intégralement.

Il sera maintenant utile de prendre un exemple pour saisir les enjeux de la relocalisation des expériences patrimoniales. Nous allons donc analyser une expérience de visite virtuelle d’un site archéologique. Malgré l’historique existant, ces pratiques restent aujourd’hui des expérimentations en raison des ajustements des techniques virtuelles et de l’adaptation des politiques muséales aux contraintes organisationnelles et du développement. Nous allons donc prendre en examen un exemple de réalisation virtuelle qui s'analyse dans son développement, observant donc le processus de sa conception dans les aller-retours entre l’institution muséale l’ayant commandité et l’entité académique qui l’a produit. Une grande quantité de cas de reconstitutions et de visites virtuelles existent dans le domaine des musées. Les expériences immersives, précisément comme les reproductions techniques analysées par Walter Benjamin, sont des formes ayant entrepris une vie propre, en dehors de la reproduction d’une expérience donnée : comme le cinéma n’est plus la reproduction d’une pièce de théâtre selon l’analyse de Benjamin au cours des années 30, les expériences de médiation muséale immersives ont pu acquérir une autonomie et une indépendance des sites qu’elles sont censées reproduire. Plusieurs exemples d’œuvres immersives comme les réalisations de l’Atelier des Lumières ont pu démontrer l’autonomie acquise des techniques et esthétiques propres aux environnements immersifs. Nous nous intéressons cependant aux phénomènes de patrimonialisation et de reproduction visant à rendre accessible un site de manière décalée par rapport son contexte topologique, même si, ce n’est pas l’inaccessibilité des lieux qui est forcément en cause ici mais plutôt la qualité de cette accessibilité physique.

Nous allons voir comment l’objectif qui va émerger au fur et à mesure de sa production est celui de la remédiation de la distance (voir Treleani et Zucconi, 2021) : c’est-à-dire le fait de trouver un remède à une distance, dépasser l’obstacle de la non-proximité physique entre sujet et objet de la perception. Le medium immersif est donc utilisé dans le sens primaire de permettre de faire l’expérience de choses ou environnements absents : l’absence pouvant être le fruit d’un manque de proximité spatiale ou temporelle. Dans la théorie des média la remédiation de la distance est d’ailleurs l’une des raisons d’être des dispositifs techniques employés par les industries culturelles : on répond au désir de rendre plus proche de soi des choses lointaines ou disparues. La distance peut se manifester géographiquement ou historiquement s’agissant d’établir une forme de contact ou de communication avec des points séparés ou de faire émerger des éléments du passé (trivialement une photographie permet de voir un lieu lointain mais de faire émerger le souvenir d’un passé aussi). Cette dimension temporelle ne fait que renforcer les liens entre relocalisation, remédiation et patrimonialisation.

La remédiation immersive de Caemenelum: rérélocalisation et reconstitution diachronique[modifier | modifier le wikicode]

Le projet est né au sein de l’Université Côte d’Azur et plus en particulier le Master ICCD sous l’initiative de Marcin Sobieszczanski (voir 2015). Le Musée d’archéologie de la Ville de Nice est une institution qui se trouve sur le site de Cimiez, une colline qui domine la ville où était installée la cité romaine de Caemenelum[6]. Le site présente notamment des thermes et une arène. Le musée expose dans ses salles des objets, statues, bijoux, ustensiles, probablement issus de la ville de Caemenelum après des siècles de pillages et modifications. Le site des thermes en particulier a subi plusieurs réaménagements ; un baptistère a été construit sur l’un des bâtiments des thermes au Vème siècle. La direction du musée a signé une convention avec l’Université Côte d’Azur pour réaliser des expérimentations visant à permettre des visites immersives. À l’instant où on écrit ce papier, février 2021, deux expérimentations ont eu lieu. Une première a donné naissance à une visite virtuelle exploitable avec un casque HTC Vive, réalisée avec une reconstruction 3D du Frigidarium des thermes du nord à travers le logiciel Unity et deux vidéos 360 du site actuel[7]. La visite visait à reconstruire le parcours d’un baigneur (salles chaudes, froides, petit marché dans les thermes, lieux de rencontres etc.) Matériellement la visite a été mise à disposition du public sur rendez-vous dans la salle de médiation culturelle du musée.

Dans ce cas la « commande » de la direction était celle de fabriquer un lien entre les objets à l’intérieur du musée et le site à l’extérieur. Certains endroits du lieu sont en outre inaccessibles pour le public. Les étudiants du Master ICCD ont donc utilisé des numérisations 3D de certains objets, notamment une statue qui est l’un des symboles du site – Antonia - qui se trouvait dans une niche toujours présente mais actuellement vide du frigidarium. Ces numérisations apparaissent dans la visite ; l’usager peut déplacer les objets afin de les replacer dans les lieux où ces objets se trouvaient à une certaine époque[8].

On peut comprendre que dans les intentions de l’institution muséale, à travers les consignes de son directeur Betrand Roussel, l’objectif de l’environnement immersif était le dépassement d’un obstacle physique : la difficulté de visiter certains lieux et celle de mettre en connexion des objets exposés sous des vitrines pour des raisons de conservation avec un site en ruine à l’extérieur. La visite virtuelle permet donc d’unir les choses à travers une sorte de fictionnalisation ludique, presque un serious game (l’usager qui déplace avec des manettes les statues romaines), et un documentaire immersif qui s’appuie sur un médiateur expliquant en vidéo 360 l’usage des lieux par les romains de l’époque. Le point principal de l’expérience reste la reconstitution 3D de l’un des lieux emblematiques du site : le frigidarium. Afin de remédier à la distance spatiale - l’éloignement entre l’extérieur et l’intérieur - on est donc obligé de remédier également à la distance historique à travers une reproduction numérique (qui est plus ou moins fiable philologiquement). Malgré l’immersivité recherchée visant donc l’effacement du sentiment d’éloignement historique, la visite devrait donc garder une forme de distance critique pour que l’usager n’accepte pas la reconstitution comme authentique (toute reconstitution est une forme de fictionnalisation : l’exposition de dessins, cartes, photographies des fouilles était dans la conception du projet censée montrer les documents ayant porté à la réaliser de cette manière).

On pourrait affirmer que cette reconstruction est en partie une forme de ré-rélocalisation. Dans une démarche parfois déjà observée, la reconstruction vise la réinstallation dans le lieu originaire. Il s'agit donc d'une relocalisation qui fait suite à une délocalisation originaire (celle des objets éparpillés sur le site ou du temps historique ayant eu des effets matériels sur les batîments). Cet exemple de ré-rélocalisation rappelle certains éléments d'un cas bien étudie: la copie des Noces de Cana de Véronèse, reproduite et replacée dans le réfectoire du couvent de San Giorgio à Venise (siège de la Fondation Gini), lieu pour lequel l’artiste avait initialement pensée l’œuvre et d’où elle avait été arrachée. Cet opération est selon Latour et Lowe (2011) un exemple où l’aura semble se détacher du support matériel de l’œuvre. Grâce aux conditions de perception reconstituées dans le lieu d'origine, malgré le fait que l'oeuvre en soit soit une copie, on a selon les analystes une récéption de l'oeuvre plus fiable que celle "accessible" au musée du Louvre. Dans ce cas on a donc une reproduction de l'oeuvre avec un rélocalisation dans le cadre originaire de l'expérience.

Une deuxième expérimentation visait à redonner trois époques du baptistère : les ruines actuelles reconstruites en photogrammétrie, le baptistère de l’époque chrétienne reconstruit en trois dimensions et les thermes romains également reconstruit en trois dimensions. Dans ce deuxième projet, réalisé par la promotion du Master ICCD 2020/2021, le sujet de la diachronie historique devient prééminent. La remédiation ne vise plus l’établissement de liens fictifs entre des lieux distants mais vise à faire émerger la stratification historique d’un site archéologique afin de montrer au visiteur la complexité qui se cache derrière des pierres apparaissant comme ruines. Chaque pierre a en effet son histoire, date de périodes différents et plusieurs siècles ont laissé une multitude de traces. Le problème d’une reconstitution est souvent celui de figurativiser un passé qui n’est jamais unique : l’ainsi dite « époque romaine » de Caemenelum dure 500 ans, par exemple. La reconstitution porte souvent à penser une singularité du passé et non pas un devenir où évidemment une immensité d’aménagements, destructions, reconstructions et usages peuvent être repérés. Dans un but de simplification il a quand même fallu réduire les reconstructions à trois époques emblématiques (les thermes romains ; le baptistère paléochrétien ; les ruines actuelles) mais l’objectif de faire ressentir le temps comme une dynamique plutôt qu’un état de chose statique se trouve dans la possibilité de passer d’une étape à l’autre et de les superposer.

Dans ce cas, une remédiation des distances est donc toujours à l’œuvre mais cette fois la distance est historique. Ce qui est intéressant à souligner c’est le caractère particulier de ce réaménagement de l’espace. Le lieu change même si on se déplace pas physiquement des coordonnées géographiques du site : c’est le temporalité qui provoque des modification des fonctions, usages et des éléments architecturaux qui nous entourent.

Conclusions: distance et immersivité[modifier | modifier le wikicode]

On peut reconstruire notre interrogation de la manière suivante. Il s’agissait de comprendre les liens entre le phénomène de la relocalisation - le déplacement d’une œuvre d’un lieu à un autre - avec la notion de patrimonialisation. Nous avons vu que ces deux phénomènes sont liés: le "faire patrimoine" impliquant souvent un déplacement de l'expérience. Les deux processus visent en quelque sorte l'accessibilité : il s'agit de rendre une œuvre ou un site plus efficacement accessibles spatialement ou temporellement. La reproduction technique est donc souvent à l'oeuvre dans les deux cas: on délocalise une expérience ayant été reproduite techniquement (la photo du tableau dans un magazine) et on délocalise des documents patrimoniaux ayant été numérisés parce qu'on y accède d'un poste de consultation autre que celui initialement prévu pour sa lecture. Or dans le domaine patrimonial les entités portant une valeur peuvent être les plus disparates. Souvent des sites archéologiques sont ainsi valorisés avec des techniques spécifiques. L’analyse d’un exemple celui d’une réalisation de visite virtuelle pour un musée archéologique a permis de faire émerger un troisième processus souvent en jeu dans ce domaine: la remédiation immersive. Afin de valoriser des sites du passé des reconstitutions virtuelles sont réalisées dans le but de donner à voir les lieux dans le passé. L'objectif des institutions dans le cas analysé se révèle être celui de la remédiation des distances physiques et temporelles. L'accessibilité est donc toujours en jeu d'un point de vue plus large (on pourrait parler d'accessibilité du passé) et la reconstitution immersive permet de visiter un site dans des conditions de réception où la distance physique est en quelque sorte remédiée par l'immersivité et la distance temporelle par la reconstitution des lieux.

La dichotomie entre distance et immersion dans le domaine archéologique se manifeste de manière évidente: l'environnement immersif étant par définition un dispositif tendanciellement porté à abolir la distance perceptive entre usager et expérience, du moins du point de vue des sens. Ces deux pôles s'opposent habituellement et l'un des risques des reconstitutions est souvent celui de vouloir abolir la distance perceptive sans tenir compte de la distance temporelle que l'usager devrait quand même pouvoir ressentir et comprendre. L'immersivité est parfois opposée aux besoins de la médiation culturelle, proposant une sorte d'attraction qui agit sur le sens et rend difficile la distance critique. Cependant, nous avons vu deux cas où ces reconstitutions immersives, sans forcément mettre en place une distance entendue comme recul critique du visiteur, permettent de mettre en évidence des dimensions qui approfondissent l'expérience patrimoniale. Tout d'abord l'exemple de ré-rélocalisation démontre comment on peut vouloir replacer des objets à certains endroits afin de montrer les changements ayant eu lieu au cours du temps. Ensuite, la reconstitution de trois époques d'un même lieu vise à faire émerger la diachronie d'un site. Au service de la remédiation de la distance, l'immersivité semble finalement manifester dans les faits cette même distance en faisant ressentir à l'usager le vertige du temps et ses dynamiques en évolution constante.

Références bibliographiques[modifier | modifier le wikicode]

Baujard, C. (2019). Introduction : Environnement numérique et musées. Les Cahiers du numérique, 1(1-2), 9-18. https://doi.org/

Benjamin, Walter (1939) L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, in Œuvres n. III, Paris, Gallimard, 2002.

Bachimont, Bruno (2021) « Archive et mémoire. Le numérique et les mnémophores » in Dondero, M-G. Fickers, A. Tore,G-M. Treleani, M. (eds.)  Sémiotiques de l’archive, Signata n. 12, Presses de l’Université de Liège.

Bolter, J-D. et Grusin, R. (1999) Remediation. Understanding New Media, Cambridge Mass. MIT Press.

BUCHLI, Victor. La Culture matérielle, la numérisation et le problème de l’artéfact. Techniques & Culture. Revue semestrielle d’anthropologie des techniques , 2009, no 52-53, p. 212-231.

BUELL, Janett Daisy. Body, Space, Interaction: Embodiment, Narrative, and the Digitization of Media . 2017. Thèse de doctorat. Yale University.

Casetti, Francesco (2015) The Lumière Galaxy. Cambridge University Press.

Davallon, Jean (2016) « Penser le patrimoine selon une perspective communicationnelle », Sciences de la société, 99, 15-29.

ENHUBER, Marisa. “Art, space and technology: How the digitisation and digitalisation of art space affect the consumption of art—A critical approach”. Digital Creativity , 2015, vol. 26, no 2, p. 121-137.

Gawin, G. (2019). Vers un patrimoine de médiations interpersonnelles : Cas de la restitution en musée par une tablette de la présence d’un ancien résistant. Les Cahiers du numérique, 1(1-2), 93-117. https://doi.org/

Latour, Bruno et Lowe, Adam (2011) « La migration de l’aura ou comment explorer un original par le biais de ses fac-similés ». Intermédialités / Intermediality no 17 (2011) : 173–191. https://doi.org/10.7202/1005756ar

Maes, Manon (2018) Traverser les réalités : exposition de vidéos 360 en réalité virtuelle. Mémoire de Master (Sciences et Cultures du Visel) dirigé par Matteo Treleani et Christophe Chaillou, Université de Lille.

Miège, Bernard (2017) Les industries culturelles et créatives face à l’ordre de l’information et de la communication, PUG.

O’Donnell, Daniel Paul, A “Thought Piece” on Digital Space as Simulation and the Loss of the Original, [ http://dpod.kakelbont.ca/2015/02/11/a-thought-piece-on-digital-space-as-simulation-and-the-loss-of-the-original/ ], February 11, 2015.

Pomian, K. (1999) Sur l’histoire, Paris, Gallimard.

Sobieszczanski, Marcin (2015) Les Médias immersifs informatisés. Raisons cognitives de la ré-analogisation‪: Berne, P. Lang.

Treleani, Matteo (2017) Qu’est-ce que le patrimoine numérique ? Une sémiologie de la circulation des archives. Coll. UDPN, Lormont, Le Bord de l’Eau.

Treleani, M. Zucconi F. (2020) Editorial: Remediating Distances, Img Journal, issue 03 DOI: https://doi.org/10.6092/issn.2724-2463/v2-n3-2020


[1] Voir notamment : Miège, Bernard, Les industries culturelles et créatives face à l’ordre de l’information et de la communication, PUG, 2017 : p. 21.

[2] https://www.theguardian.com/artanddesign/2016/mar/17/street-artist-blu-destroys-murals-in-bologna L’exposition au Palazzo Pepoli a eu lieu en 2016 et était intitulée : « Street Art : Bansky & Co, l’Arte allo Stato Urbano ».

[3] https://wumingfoundation.tumblr.com/

[4] Davallon, Jean, « Penser le patrimoine selon une perspective communicationnelle », Sciences de la société, 99 | 2016, 15-29.

[5] Pomian, Krysztof, «Musées et patrimoine», Henri Pierre Jeudy (dir.), Patrimoine en folies, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme. 1990.

[6] La ville de Nice, Nikaia, a été fondé par les grecs, le phocéens, Caemenelum fut fondée ensuite par les romains sur les hauteurs à côté de Nikaia afin de la dominer.

[7] Ce travail a été réalisé par la promotion 2019/2020 du Master ICCD d’UCA et par deux stagiaires suivis par Frédéric Alemany au sein de l’association Le Hublot.

[8] Cette recherche est liée à un projet financé par la SATT Nord et porté à l’Université de Lille par Christophe Chaillou, Christl Lidl et Matteo Treleani (MAVII : Médiations Audiovisuelles Immersives et Interactives, 2019/2021) ayant pour but le développement d’un plug-in de Unity pour faciliter certaines interactions pour les créateurs dans une recherche ayant mobilisé des allers retours entre étudiants en arts, étudiants en informatique, et artistes/créateurs. Voir aussi le mémoire écrit par Maes Manon (2018).