III-B-2

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B - Valorisation , gouvernance et écologie des patrimoines numérisés[modifier | modifier le wikicode]

2. L'innovation ouverte dans les institutions patrimoniales[modifier | modifier le wikicode]

Lucie Alexis 
 
 Geneviève Vidal 

Lucie Alexis. Maîtresse de conférences, Paris 2 Panthéon-Assas, laboratoire CARISM.

Lucie Alexis est Maîtresse de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Institut Français de Presse de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, au sein du laboratoire CARISM. Ses travaux, en sémiologie des médias, portent principalement sur la médiatisation de la culture et l’audiovisuel public.

Courriel : lucie.alexis(a)u-paris2.fr


Geneviève Vidal. Maître de conférences HDR, Université Sorbonne Paris Nord, laboratoire LabSIC, membre du réseau UDPN

Enseignante-chercheure, les activités de recherche de Geneviève Vidal portent sur les usages de technologies d’information et de communication numériques, plus particulièrement dans le secteur muséal. Elle est membre du comité éditorial de la revue Tic & Société et co-dirige la série d’ouvrages « Informatique et société connectées » (Iste Editions).

Courriel : genevieve.vidal(a)univ-paris13.fr


Introduction

Développée en 2003 par Henry Chesbrough, professeur et directeur du Center for Open Innovation à Berkeley, la notion d' « innovation ouverte » (« open innovation »), appliquée essentiellement au monde de l’industrie, définit le processus par lequel une organisation fait appel à des acteurs qui ne sont habituellement pas sollicités pour sa recherche et son développement : salariés, clients, start-up, centres de recherche, artistes. « Les entreprises ne peuvent plus compter exclusivement sur leurs propres ressources pour mettre en œuvre une stratégie d’innovation efficace et efficiente. L’heure est à l’innovation collaborative, aux partenariats et à l’ouverture. Chesbrough (2003, p. 43) » (Isckia & Lescop, 2011 : 88).

Pour la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris-Île-de France (CCI), l’« innovation ouverte » vise à accélérer la dynamique d'innovation de l'entreprise en impliquant tant l'ensemble de ses ressources internes (salariés) que son écosystème externe (clients, fournisseurs, laboratoires de recherche, universités, startups, collectivités locales, ONG…) »[1]. Cette démarche est particulièrement travaillée par les chercheurs en sciences de gestion[2] qui la mettent à l’épreuve « au sein de grandes entreprises, principalement dans les industries high-tech » (Isckia & Lescop, 2011 : 88). Isckia et Lescop expliquent que « [l]es entreprises se sont rapidement appropriées le concept sans vraiment le questionner. L’IO apparaît comme la nouvelle vitrine médiatique des entreprises » (Ibid.). Loilier et Tellier affirment quant à eux que cette démarche ne bénéficie pas d’« une analyse historique fine » et qu’elle comporte des « simplifications et limites » (2011 : 70). Aussi questionnent-ils le qualificatif « ouvert » en se centrant sur le modèle du logiciel libre – le code source ouvert (open source) –, selon une logique de partage et d’échange. Selon eux, la logique propriétaire perdure dans un contexte d’« innovation ouverte» et il conviendrait « de considérer l’ouverture comme un éventail très large de pratiques permettant la connexion de la firme avec des détenteurs de ressources eux-mêmes divers (clients, concurrents, partenaires industriels, centres de recherche, etc.) » (Ibid. : 73). Ils pointent enfin la complémentarité « entre la R&D interne et les diverses pratiques d’ouverture » (Ibid). De fait, dans le monde industriel, le rapport à l’« innovation ouverte » servirait de façon non négligeable la réputation de l’organisation, restant ainsi centré sur les intérêts de celle-ci. Enfin, pour ce qui a trait au monde de l’entreprise, on relèvera les axes de déploiement de cette démarche identifiés par Duval et Speidel (2014) qui vont de la résolution de problèmes techniques à l’ « intraprenariat », en passant par l’incubation de projets et la stimulation d’idées sous forme de concours ou de boîtes à idées, mais encore les partenariats, la participation à des tests soumis à des collaborateurs internes et externes (clients, publics), ou encore le partage de données ouvertes (open data). Finalement, l’« innovation ouverte » serait, pour ce secteur, un argument de valorisation.

Qu’en est-il pour le secteur patrimonial ? Celui des bibliothèques est particulièrement concerné par la démarche d’« innovation ouverte », notamment en développant un intérêt particulier pour ce qui est nommé les « tiers-lieux »[3] comme les « fablab »[4] et « living lab »[5] (Fourmeux, 2017), ainsi que la mise en place de « hackathons » [6] à l’instar du dispositif Biblio Remix invitant à « repenser, remixer la bibliothèque avec les habitants, des bidouilleurs, des designers »[7] ou encore le hackathon de la Bibliothèque nationale de France qui propose « de développer de nouveaux services numériques à partir des données ouvertes et applications de la BnF »[8]. Si instaurer cette dynamique exige des ressources conséquentes (Di Pietro, 2015), ces événements contribueraient à valoriser l’image des institutions organisatrices et leur attractivité, et l’exploitation des contributions produites soutiendraient un processus de démocratisation culturelle.

Du côté des musées, l’actuelle appropriation professionnelle du numérique est ancrée dans une expérience multimédia depuis plus de trois décennies (Le Marec, 1993). Ce tournant a, dans les années 2000, conduit les musées à s’ouvrir aux réseaux décentralisés, tout en poursuivant leur mission de diffusion (Vidal, 2018), parallèlement aux développements – dans l’enceinte et à l’extérieur des musées – des « innovations numériques », telles que les tables multitouches et les applications mobiles. Dans ce contexte, les professionnels des musées ont engagé des partenariats et des coopérations dans le but de se saisir de compétences extérieures au musée et ont pour certains mis en place une démarche dite d’« innovation ouverte ». Le secteur patrimonial trouve ainsi un intérêt à s’engager dans ce type d’approche. Il convient dès lors de l’interroger du point de vue communicationnel.

La notion d’« innovation ouverte » ne circule pas que dans un seul espace de communication mais traverse différentes arènes culturelles et médiatiques. Elle bénéficie par ailleurs d’une publicisation depuis l’intérêt pour le « web participatif ». Elle est « portée par une matérialité linguistique relativement stable » (Krieg-Planque, 2009 : 103) : les deux termes de cette expression circulent de façon conjointe. Par ailleurs, l’expression est dotée d’une certaine publicisation depuis deux décennies dans le langage indigène des médias. Une étude exploratoire de sa circulation nous amène à retenir qu’elle recouvre, dans le contexte patrimonial, l’implication des publics au cœur de dispositifs numériques, mais aussi qu’elle renvoie à des démarches dites de « co-création » et qu’elle invite à la coopération avec des acteurs divers. Cette polysémie représentative de la démarche montre d’emblée le flou sémantique dont témoigne la pluralité de ses emplois. À ce titre, nous pouvons l’appréhender comme une « formule » – notion définie par Alice Krieg-Planque et dont les caractéristiques sont donc le figement, la dimension discursive, le statut de référent social et l’aspect polémique (Ibid. : 14).

Au travers d’une analyse des témoignages des acteurs (professionnels et publics) sur des projets qu’ils ont menés, auxquels ils ont participé ou encore qu’ils envisagent, nous chercherons à cerner et apprécier les enjeux de l’usage de la formule « innovation ouverte » dans les transformations organisationnelles du secteur patrimonial, comme dans les pratiques des professionnels et celles des publics.

Dans le cadre de ces témoignages, l’expression est labile et recouvre des actions extrêmement variées. L’usage du numérique permettrait néanmoins de justifier l’emploi de la notion tant au niveau organisationnel que dans les relations avec le public, non sans cristalliser de nouvelles incertitudes liées aux positionnements des acteurs des musées.

Afin de comprendre comment l’« innovation ouverte » se déploie parallèlement à l’usage des technologies numériques, nous proposons une étude permettant d’envisager les avancées et « tâtonnements » dont les acteurs des institutions patrimoniales font preuve. Pour cela, nous nous basons sur les résultats d’une enquête durant laquelle nous avons rencontré principalement des professionnels de musées, de bibliothèques et responsables de réseaux territoriaux, ainsi que leurs partenaires, des professionnels extérieurs au secteur patrimonial et des publics de musées. Ces rencontres ont été réalisées dans le cadre d’un projet de recherche accueilli au Carrefour numérique de la Cité des sciences et de l’industrie à Paris, en 2017-2018, lors d’une résidence « Living Lab, MuseoCamp. Le musée nouvelle génération » [9]. Nous avons recueilli leurs témoignages sur leurs conceptions de l’« innovation ouverte » et sur les démarches qu’ils mettent en place ou auxquelles ils participent. La méthode qualitative a permis de laisser s’exprimer les participants sur leurs perceptions de la notion, et favorisé des discussions entre professionnels, et entre professionnels et publics. Ainsi, entre octobre 2017 et juin 2018, nous avons mené quatre consultations collectives (le 27/10/2017, le 03/11/2017, le 12/12/2017 et le 24/02/2018) qui ont permis de rassembler plus d’une trentaine de participants : une première a ciblé les professionnels, une deuxième les publics, une troisième de nouveau les professionnels, une quatrième donnait la parole aux professionnels et aux publics conjointement[10]. La démarche qualitative adoptée visait, après une brève présentation des participants et membres de l’équipe, à ouvrir sur un certain nombre de témoignages et d’échanges à propos de l’« innovation ouverte » à partir de quatre thématiques : en premier lieu sa définition, puis l’organisation des équipes, le travail collaboratif et enfin les relations avec les publics. Les membres de l’équipe de recherche invitaient également les participants à réagir et réfléchir à partir d’exemples de projets. Par ailleurs, cinq entretiens ont permis de rencontrer sept personnes, n’ayant pas rejoint les consultations collectives. Un bilan intermédiaire (10 participants) et un débat (20 participants) organisés dans le cadre de cette recherche exploratoire ont également permis de recueillir des témoignages d’une trentaine de participants sur les quatre thématiques retenues. Participer à l’une de ces rencontres nécessitait une simple inscription. Les appels à participation ont été diffusés sur les réseaux des professionnels du secteur patrimonial et sur le site de la Cité des sciences et de l’industrie. Nous résumons la répartition des participants à l’enquête selon le type de rencontres et leur profil dans le tableau ci-dessous (Fig. 1).

Fig. 1 : Répartition des participants à l’enquête classés selon le type de rencontres (consultations, entretiens, bilan ou débat) et selon leur statut (professionnels ou publics).


Les professionnels des institutions patrimoniales ayant répondu à l’appel sont tous représentants de grandes institutions publiques dotées d’un service dédié au numérique ou développant une politique numérique. Par ailleurs, ils sont tous engagés dans des projets ou dans une réflexion sur l’« innovation ouverte ». Cette enquête qualitative a pour ambition de mettre au jour les positions des différents acteurs mentionnés vis-à-vis de l’« innovation ouverte » et entend porter un regard sur les enjeux de cette démarche dans un contexte marqué par et répondant à de multiples injonctions au numérique et à l’innovation. Dès lors, nous souhaitons comprendre quels types de projets sont envisagés par les personnes rencontrées comme relevant de l’« innovation ouverte », cerner les conséquences sur l’organisation de l’activité patrimoniale et les positionnements des professionnels et des publics, et enfin, tester notre hypothèse concernant l’inscription de l’outil numérique dans le cadre de cette démarche.

Grâce à une analyse de contenu basée sur la retranscription des entretiens individuels et rencontres collectives auprès des participants – professionnels de musées, de bibliothèques, prestataires et indépendants, acteurs du secteur social, étudiants, artistes et chercheurs –, nous verrons tout d’abord comment, au sein de démarches pensées comme relevant de l’« innovation ouverte », les projets numériques sont envisagés comme un vecteur d’innovation et invitent à entreprendre de nouvelles coopérations en interne et en externe. Ensuite, il s’agira de montrer que cette démarche engage les institutions à impliquer les publics et à les mobiliser au sein de projets en grande partie par la médiation du numérique. Enfin, nous mettrons en lumière les enjeux organisationnels liés à cette approche. L’« innovation ouverte » conduit les institutions à favoriser la multiplication de modalités de travail basées sur des activités engageant un collectif. Ainsi, notre contribution met en avant la parole des participants à l’enquête et l’analyse de ces témoignages conduit à cerner le processus d’« innovation ouverte » dans les institutions patrimoniales au regard du numérique.


1.   Une « culture de l’innovation » basée sur l’« ouverture » à de nouvelles coopérations

D’emblée, nous percevons que les enjeux définitionnels de la formule « innovation ouverte » sont foncièrement liés à l’inscription de l’outil numérique dans l’activité patrimoniale. Les participants à l’enquête rapprochent en effet l’« innovation ouverte » de l’innovation numérique. Or, pour les professionnels des musées et des bibliothèques rencontrés, déployer l’appropriation de technologies numériques dans le cadre d’une démarche d’« innovation ouverte » nécessite d’une part, l’organisation ou la réorganisation des coopérations en interne, d’autre part, le concours d’acteurs venant d’autres institutions et des partenariats avec le monde de l’entreprise. Cette ouverture est vécue par certains professionnels comme une nécessité productive, en témoigne ce type de slogan : « si vous n’ouvrez pas, vous mourrez » (Pro5), déclaré par une professionnelle du conseil et du marketing exerçant hors secteur muséal.


1.1  Les coopérations au sein de l’institution patrimoniale : des réorganisations internes nécessaires

Tout d’abord, ce mouvement de conjugaison et d’évolution des pratiques professionnelles se situe, à un premier niveau, en interne et nécessite une médiation de la part des adeptes de l’« innovation ouverte » pour mobiliser les collaborateurs circonspects. Ainsi, les professionnels rencontrés font part d’un manque de reconnaissance de la part de certaines équipes envers leur travail lié à cette démarche. Le directeur du numérique d’un groupement de musées sur un territoire précise : « c’est une partie des missions et tout cela est à moitié reconnu » et ajoute « maintenant il faudrait réussir à passer à un autre niveau de reconnaissance » (ProM9). Une chargée de mission innovation ouverte dans une bibliothèque exprime ce décalage avec certains de ses collègues : « je pense qu’il y a une peur de voir son quotidien changer, ses convictions ébranlées. Je pense que c’est aussi des gens qui s’opposent à cette vision » (Bib1). Une médiatrice muséographe fait une remarque similaire : « il y a un peu de schizophrénie parfois des établissements, c’est-à-dire qu’il y a une demande et par ailleurs il y a aussi une peur, ou une non-reconnaissance effectivement » (ProM2). En outre, il semble que le constat du directeur du numérique cité précédemment résume cette pratique parfois incomprise :

« C’est long […] cette appropriation du numérique. On est encore loin, il y a encore des directeurs chez nous qui ne savent pas utiliser Excel. Il y a des conservateurs chez nous qui n’utilisent pas d’ordinateurs. […] On est quand même sur des cœurs de métier qui, pas tous il ne faut pas généraliser, certains sont en rejet complet quand on leur présente un smartphone, quand on leur présente juste une application de visite pour certaines expositions. Ils ne veulent pas parce qu’ils ne pourront pas l’utiliser, ils n’ont pas de smartphone » (ProM9).

Cette « culture de l’innovation », souhaitée par les professionnels que nous avons rencontrés, se confronte aux réticences de certains de leurs collaborateurs. En effet, cet engagement pour l’« innovation ouverte » ne se fait pas sans une méfiance de certains à l’égard des déplacements organisationnels qu’elle implique, pouvant bousculer le quotidien. Cette méfiance est d’autant plus effective s’ils n’y trouvent pas leur intérêt professionnel. En effet, pour aboutir à une démarche relevant de l’« innovation ouverte », différentes équipes d’une même institution sont généralement impliquées pour mener à bien des projets numériques pensés comme « innovants ». L’enjeu étant de mobiliser des collaborateurs qui ne travaillent habituellement pas ensemble autour de la conception et la réalisation de projets entraînant un croisement des compétences et un échange interservices. Cela requiert une réorganisation importante et une habileté. Les professionnels rencontrés expliquent qu’un travail de médiation est à engager afin de mobiliser et stimuler les coopérations internes autour du numérique. Cette médiation passe alors par la création de temps dédiés ou d’espaces ouverts, au sein desquels les différents acteurs impliqués peuvent soumettre des idées et échanger. Pour penser cette médiation, la réflexion des professionnels du secteur patrimonial se situe principalement autour de la question des formats permettant de faciliter les rencontres. Une cheffe de projet d’un musée national explique : « On essaie d’organiser par exemple des petits déjeuners » (ProM7). Une chargée de mission en « innovation ouverte » d’une bibliothèque va dans le même sens : « Nous on a les "innove café", quelqu’un vient de l’extérieur sur un temps donné qui est une pause un peu informelle et qui vient parler d’un sujet » (Bib1). Un directeur du numérique d’un établissement public d’un groupement de musées explique d’ailleurs que les multi-compétences sont portées principalement par le service des publics et du numérique. Il envisage son service ainsi :

« C’est à nous de nous adapter, d’apporter des idées, d’inciter à la découverte y compris sur le numérique. On essaie de créer un lab’ pour vraiment avoir une plateforme ouverte dans laquelle tout le monde pourrait venir déposer ses idées, échanger, à part du service numérique qui pour le moment porte toutes les innovations qu’elles soient d’usage ou numériques pour faciliter un endroit de rencontres. Parce qu’on a besoin d’identifier un endroit hors service pour favoriser cette diffusion et que les personnes mono-compétences puissent venir, par appétence et curiosité, échanger sur d’autres aspects qui vont enrichir leur projet ou leur personnalité. Ce sont des choses, dans des institutions un peu rigides, qui sont un peu difficiles » (ProM9).

Ainsi, pour permettre des coopérations internes autour de projets, en particulier numériques, l’assouplissement de l’organisation, instituée et pensée comme « un peu rigide » par plusieurs professionnels rencontrés, semble nécessaire par le biais du décloisonnement des services. Selon plusieurs d’entre eux, il est indispensable de communiquer pour collaborer, partager et mutualiser, avec une vigilance et une approche critique éclairée. Pour un responsable de bibliothèque dans un musée, pourtant sensible à la coopération entre les services de l’institution et au développement de projets qui « stimulent la créativité », il faut garder néanmoins à l’esprit les missions patrimoniales pour ne pas s’égarer dans tous types de projets qui consisteraient à « faire venir à tout prix » en mettant en place des activités sans lien direct avec les missions (« faire venir des chanteurs » par exemple) (Bib2). Un certain renouvellement organisationnel peut cependant être engagé dans une ambivalence entre prescription d’ouverture – notamment aux publics – et initiatives souhaitées « innovantes ». Par ailleurs, certaines institutions instaurent une dynamique d’implication des collaborateurs visant à stimuler leur « créativité » pouvant relever de ce que le secteur industriel nomme l’« intrapreneuriat » – thématique particulièrement traitée en sociologie des organisations – qui englobe alors « tous les employés qui développent et réalisent leurs idées afin d’améliorer les produits, les débouchés mais également les procédés, et par conséquent la performance de leur entreprise (Pessoa et Oliveira, 2006) » (Kern Gomes, Mafra Lapolli & Hikkerova, 2018 : 93).

Mais provoquer l’échange en faveur de la créativité, au-delà du recueil de bonnes idées, ne suffit pas pour instaurer l’argument d’une démarche relevant potentiellement de l’« innovation ouverte ». Nous l’avons constaté lors de consultations durant lesquelles certains professionnels des musées restaient prudents quant à ce type d’approche, particulièrement les projets impulsés par des publics. En effet, leur incubation nécessite des bouleversements organisationnels dont les professionnels des musées sont bien conscients, et certains dubitatifs. En cause, des interrogations liées à l’autorité et à l’expertise d’amateurs profanes ou très éclairés face à celles des professionnels de musées : « il faut faire la différence entre les auteurs, c’est important pour l’innovation ouverte » (Bib2) alerte un professionnel de bibliothèque dans un musée. C’est donc un questionnement autour des missions des uns et des autres qui caractérise cette appréhension. Dès lors, l’« innovation ouverte » en termes de « co-création » est la plupart du temps écartée, bien que la tentation soit forte, et peut même aller jusqu’à envisager des publics qui accueilleraient des visiteurs. Ce type de projets ouverts aux publics, et d’autant plus les dispositifs numériques, exigent nécessairement une gestion maîtrisée, telle qu’instaurée jusqu’à présent avec le principe de la commande auprès de prestataires collaborant habituellement avec les musées ou pilotée par les professionnels.

Ainsi, la « culture de l’innovation » associée à cette idée d’ « ouverture » – à différents services en interne, aux publics –, souhaitée par les professionnels rencontrés, se confronte aux réticences de certains de leurs collaborateurs à la mettre en œuvre. L’actuel engagement pour l’« innovation ouverte » ne se fait pas sans une réflexion liée à la place concrète des publics au sein des institutions patrimoniales qui souhaitent les faire « participer » notamment en s’appuyant sur l’outil numérique.

1.2  Des coopérations avec des acteurs externes

Nous constatons en outre que l’« innovation ouverte », orientée par l’usage du numérique, conduit à envisager une politique en matière de ressources humaines et de budgets, en particulier pour les projets impliquant des publics. Plusieurs professionnels de musées ont tout d’abord abordé le problème d’un « turn-over » de médiateurs selon les projets. Or, former les médiateurs aux outils numériques et leurs enjeux nécessite des financements, et selon un directeur d’un réseau territorial de musées, les « innovations doivent être pensées pour être pérennisées sur un territoire impliquant les institutions, dont les musées, avec des parcours, afin de partager les coûts sans engendrer de concurrence » (ProM1). Ainsi, toujours selon ce responsable, les professionnels échangent, apprennent à se connaître, à s’organiser autrement, à partager en prenant appui sur un langage commun, tout en mobilisant le numérique pour maintenir les coopérations. Ce partage d’expériences conduit à des partenariats et à la mutualisation, et peut même se construire en termes de co-financements ou de co-productions : « On a commencé à réfléchir avec la région et plusieurs musées à co-financer la création d’un outil, la région étant en plus très intéressée de soutenir plusieurs musées qui s’associent. Même si trois ou quatre musées ont le même outil, ça permet de répartir les charges. Ça peut être une des pistes institutionnelles que l’on peut étudier » (ProM1).

En outre, le concours d’acteurs externes peut prendre appui sur un fonctionnement à distance, via Internet, mais, selon plusieurs témoignages de professionnels de musées et de bibliothèques, ce travail ne doit pas perturber l’organisation des projets qui prévoient de faire participer ou contribuer les publics par les médiations numériques. De plus, les professionnels mettant en œuvre ce type de projets doivent gérer l’obsolescence programmée induite par l’économie du numérique et compter sur des spécialistes dont les compétences complètent les leurs. Une médiatrice muséographe a fait part d’une collaboration entre différents musées à l’international autour d’une co-création d’exposition évoluant au fil de son itinérance : « C’était une exposition sur le thème de la culture en ville […]. L’enjeu était que chaque ville qui accueillait l’exposition était amenée à participer au projet en créant un nouveau panneau qui allait compléter l’exposition. […]. Chaque institution a été amenée à contribuer en la modifiant pour arriver à un produit final qui est très différent du produit initial. » (ProM2). Pour mettre en place cette production hybride basée sur la coopération entre plusieurs musées impliqués, la dynamique de l’« innovation ouverte » prend spécifiquement appui ici sur des échanges numériques.

Ainsi, ce challenge réaliste en matière d’innovation exige énormément de travail et de médiation pour envisager des équipes ouvertes en interne, mais aussi des coopérations entre différentes institutions et avec des partenaires externes. À l’heure où l’implication des publics est vivement sollicitée, le croisement de compétences entre collaborateurs ayant des spécialités variées peut bousculer les pratiques professionnelles, voire provoquer des résistances.

2.   Vers une inclusion des publics ?

Si l’expression « innovation ouverte » est employée avec parcimonie par les participants de l’enquête qui lui préfèrent les notions d’« innovation » ou d’« ouverture », il s’avère que la majorité des projets abordés par les professionnels mobilise les technologies numériques dans le but de faire participer et d’« élargi[r] les publics » (ProM1). Il s’agit dans ce deuxième temps d’interroger l’ouverture des institutions patrimoniales aux publics, et la manière dont les établissements sollicitent la participation de ces derniers en optant pour l’outil numérique.


2.1  Instaurer de nouvelles relations entre publics et institutions via les dispositifs numériques : le cas saillant des musées

Les publics rencontrés durant les consultations s’interrogent sur les compétences nécessaires pour favoriser leur participation à des projets au sein des institutions patrimoniales, en premier lieu, au musée. La médiation[11] est dès lors convoquée pour stimuler le partage d’idées. Une volonté d’instaurer de nouvelles relations entre publics et institutions est exprimée à travers les projets ciblant l’implication des publics – en leur permettant de donner leur avis, de faire des commentaires, de contribuer, de participer à la curation, de « co-créer ». Les visiteurs de musées rencontrés ont d’ailleurs exprimé le souhait de renforcer leur implication, au-delà des tests et évaluations auxquels ils sont invités à répondre. C’est grâce aux projets numériques ayant une visée participative qu’ils nous ont également exprimé leur sentiment de prendre place au sein des institutions, notamment en avouant leur goût pour le multimédia et pour les outils numériques dont ils pensent qu’ils favorisent « l’interactivité » (technologies immersives, 3D ou encore réalité virtuelle qui exigent d’importants budgets). Selon une étudiante et architecte, rencontrée durant un entretien individuel, ces technologies conduisent à repenser la médiation muséale, afin d’éviter une « pédagogie verticale » (Étu1). Elle évoque la « créativité des publics » qui « leur permet d’être impliqués jusqu’à produire de la "médiation culturelle", même s’ils ne connaissent rien » (Étu1). Elle poursuit en analysant le rôle majeur des musées qui peuvent accompagner les changements liés au numérique et qui, selon elle, serait le « miroir d’une société qui produit des machines » (Étu1).

Les échanges entre les publics de musées et les professionnels hors secteur muséal, les ont conduits à se demander jusqu’où il est possible d’aller avec les musées qui se trouvent « au carrefour de plusieurs fonctions » (Pro4) ; le musée « n’est pas seulement la conservation, la préservation, le rassemblement » (Pub4) précise à ce titre un étudiant faisant une formation sur les enjeux du numérique. L’outil numérique inviterait selon plusieurs étudiants rencontrés à « dépasser l’approche encyclopédique, chronologique, le discours expert » des institutions muséales. L’exposition, média dominant actuellement dans ces dernières, est également discutée ; elle établit certains types de rapports aux œuvres et aux contenus à l’heure où des expériences permettent au public de devenir « curateurs », une promesse qui engage les publics à sélectionner des œuvres à partir d’exploration de bases de données patrimoniales, à les organiser et à constituer une « exposition virtuelle ». Une chercheuse de l’équipe de recherche a rapporté des expérimentations appréhendant la curation par les visiteurs, par le biais du « crowdcurating » qui les envisage comme des contributeurs de contenus, voire de l’indexation de contenus (dans le cadre d’une folksonomie, autrement dit d’une classification par les publics amateurs) : « on "curate", on sélectionne des items, des œuvres […]. Tout le monde est curateur aujourd’hui. On poste quelque chose sur Facebook, c’est de la curation. La curation c’est extraire dans une masse d’informations, des données ou des documents, faire une sélection, la réorganiser, et la diffuser à un public. ». En d’autres termes, un responsable de musées évoque le « participatif numérique » (BIProM1), notion relevant du « web 2.0 muséal »[12], pour qualifier les projets pouvant accueillir les contenus des publics. Mais il ressort de l’enquête que des médiateurs perçoivent ce type de dispositifs numériques comme exigeant car il nécessite de vérifier longuement les données. Ils sont préoccupés par ailleurs par les confusions des positions entre médiateurs et publics qui interrogent la légitimité des contenus experts et profanes.

Enfin, il nous faut noter une accumulation de terminologies ancrées à la fois dans un langage professionnel et médiatique – tel que « co-création », « pédagogie verticale » « crowdcurating », « participatif numérique », etc. –, souvent mobilisé en anglais et auquel est attribué une dimension de l’ordre de l’« innovation ouverte ». Celle-ci inclurait donc toute une galaxie de termes indigènes auxquels on appose difficilement une définition unique, mais plutôt flexible. Cette circulation d’expressions professionnelles viendrait renforcer la malléabilité de la formule « innovation ouverte » et son caractère « polychrésique » (Jeanneret, 2008), et ainsi renseigner sur certaines caractéristiques du musée contemporain, plus largement des institutions patrimoniales, qui s’attachent alors à les faire entrer dans ses murs et dans son langage.

Cependant, d’autres publics participant à l’enquête soulignent que les technologies numériques ne sont pas forcément nécessaires pour les impliquer dans les projets des institutions patrimoniales. C’est ainsi une critique forte face à une injonction au numérique présente dans ce secteur (Alexis, Appiotti & Sandri, 2019) qu’il convient d’entendre pour saisir cet aspect de l’« innovation ouverte » qui inclut mais dépasse également le numérique.


2.2  Créer du lien avec les publics hors des murs des institutions

Nécessitant souvent des coopérations avec des acteurs locaux, le hors les murs constitue par ailleurs pour les musées et les bibliothèques une stratégie qui vise à la fois à atteindre de nouveaux publics et à rester visibles dans des contextes singuliers (fermeture pour travaux, exposition dans des lieux inattendus, volonté de rencontrer des publics empêchés, etc.). À l’heure où le ministère de la Culture et de la Communication a mis en place le label « Le musée sort de ses murs » [13] destiné « à valoriser les actions menées par les musées dans des lieux publics distincts de l’espace muséal », l’outil numérique constitue l’une des options privilégiées par les musées pour la diffusion de leurs ressources et de leurs activités à l’extérieur du musée.

Cette dynamique hors les murs a été soutenue à partir de la seconde moitié des années 2000 sur les réseaux numériques grâce à une appropriation du « web 2.0 ». Il a été à l’origine d’un grand nombre d’appels à participation, via des dispositifs faisant entrer, avec modération, les contenus des publics au sein des sites web d’institutions patrimoniales, mais aussi au sein d’autres espaces en ligne créés spécifiquement, tels que les réseaux sociaux numériques et plateformes destinées à la diffusion de vidéos. Ce partage sur les espaces numériques en réseau est le signe d’une polyphonie énonciative relevant d’un enjeu d’« énonciation éditoriale » (Souchier, 1998 ; 2007) au cœur de la crainte, relevée par les professionnels rencontrés, de voir leur légitimité remise en question. Néanmoins les sciences dites « participatives »[14], exigeant beaucoup de temps de vérification des contributions des amateurs, font l’objet d’un engouement. Grâce à cette expérience 2.0, les institutions pensent plus aisément la participation des publics hors les murs et un déploiement innovant des ressources patrimoniales grâce à Internet, comme en témoignent les échanges durant l’enquête. Une médiatrice de musée précise : « Les citoyens sont vraiment invités à collecter des données scientifiques dans l’environnement qui les entoure. […] Les muséums utilisent souvent les données collectées par les citoyens […] qui sont après des bases de données scientifiques, utilisées dans le domaine de la recherche » (ProM5). Ces publics ne sont pas ici appréhendés par la médiatrice comme des visiteurs mais des « citoyens », donnant alors le sentiment qu’elles les considèrent comme des acteur clé et engagés d’une démarche plus globale. Un interrogé, visiteur de musées, précise qu’il ne s’agit pas seulement de « nourrir une base de données, il y a toute la question aussi de la validation scientifique de cette connaissance qui est constituée » (Pub8).

Du côté des musées donc, le hors les murs semble de fait être une démarche importante, tant pour les publics que pour les professionnels, permettant de favoriser une approche d’« innovation ouverte », bien que cela renvoie à une certaine définition de l’« ouverture » ou de l’« innovation », car cette idée de hors les murs est a contrario loin d’être une innovation de la part des musées.

Certains publics rencontrés témoignent du souhait que les institutions patrimoniales aillent chercher les publics en dehors de l’institution. Par exemple, une personne travaillant dans des centres sociaux défend : « Il faut avoir la démarche d’aller vers, c’est-à-dire d’aller chercher ce public là où il est » (Pro7). Des travailleurs indépendants (Indé2, Indé3, Indé5) entendus lors d’entretiens individuels envisagent même de ne plus aller au musée. Selon eux, les musées pourraient envisager de penser des parcours sur les territoires ruraux pour favoriser l’accès au patrimoine, à l’art, à l’histoire et aux sciences, hors de leurs murs. Potentiels partenaires de projets « innovants » (Indé3), ces promenades permettraient de « poser un autre regard sur l’art » (Indé2) pour découvrir les œuvres des artistes locaux. Insistant sur une autre conception de l’institution, ils précisent « [l]es paysages sont des communs » (Indé2) et ce ne sont « pas des endroits fermés comme le musée. Il s’agirait d’impliquer les publics en mouvement. Il y aurait des jalons sur des parcours artistiques, des œuvres hors les murs » (Indé3). Ces témoignages montrent toute l’ambivalence entre un désir de proximité (rapprochement des publics, partenariats inter-institutions, coopérations avec des entreprises, des start-up, des territoires), des stratégies de diffusion des ressources patrimoniales en ligne et des échanges par voie numérique (messages, documents partagés notamment) qui n’impliquent pas nécessairement les publics.

L’ouverture des institutions patrimoniales hors de leurs murs contribue à penser des projets qui confirment la pertinence de la question des positionnements des professionnels, ainsi que celle de la légitimité et de l’expertise de ceux-ci dans le cadre de dynamiques contributives en ligne.


3.   La multiplication des démarches de travail collectif

Enfin, notre enquête montre que la démarche d’« innovation ouverte » passe en grande partie par les aménagements organisationnels mis en place dans le secteur patrimonial qui favorisent des modalités de travail collectif. Si plusieurs professionnels rencontrés déclarent que le numérique représente « une aide » pour mener des projets impliquant les publics, ils insistent sur un certain nombre d’espaces qui accueillent des activités liées à l’outil numérique, tels que les « tiers lieux ».


3.1  Un intérêt pour la démarche « living lab »

Les technologies Internet (web, wikis, réseaux sociaux numériques, plateformes) exigent de nouvelles compétences dans le milieu patrimonial, ainsi qu’une réorganisation pour favoriser le décloisonnement des services internes. À ce titre, la démarche « living lab » est une figure de la dynamique d’« innovation ouverte » qui conduit à rompre dans une certaine mesure avec l’organisation en silos, autrement dit par services cloisonnés. Comme le rappelle Flavie Ferchaud : « [l]es living labs se différencient des fablabs et des hackerspaces, en termes d'activités car la dimension "fabrication" est moins présente. […] L'expérimentation est au cœur des activités des living labs » (Ferchaud, 2016 : 4-5). Elle précise également qu’ « [à] l'inverse des fablabs ou des hackerspaces, un lieu physique n'est pas forcément dédié au living lab, qui se définit avant tout par une approche méthodologique faisant écho à la littérature sur la thématique du "collaboratif", les travaux sur l’économie de l’innovation et les processus d’innovation collaborative, ouverte et centrée sur l’usager ou l’utilisateur (Von Hippel, 2005) » (Ferchaud, 2016 : 5). En outre, la création de « living lab » ou de « labs » rapportés par des porteurs de projets rencontrés durant l’enquête, semblent stimuler des coopérations avec des acteurs externes à l’institution muséale et aux bibliothèques, notamment des chercheurs et des artistes.

La mise en place de « living lab », régulièrement citée par les participants à l’enquête, ouvre enfin l’implication des publics. Pour un étudiant par exemple, elle « permet le retour aux usagers finalement » (Pub5). Pour une professionnelle employée dans un grand musée, mobilisant fréquemment cette démarche, celle-ci offre de rassembler « des associations, étudiants, chercheurs, citoyens… », mais pose des difficultés logistiques pour sa mise en œuvre : « il y a une part de risque non négligeable » (ProM8). Sans en préciser les risques, elle marque dès lors les limites dans les musées.


3.2  Des « hackathons » avec les publics : Museomix au rang de référence

Ce lien entre « innovation ouverte » et numérique permet aux professionnels des institutions patrimoniales de concevoir de nouveaux dispositifs de médiation. À ce titre, le dispositif Museomix (étudié par plusieurs chercheurs tels que Alexis, 2017 ; Couillard, 2013 ; Rojas, 2016 ; Vidal, 2014 ; Sandri, 2017), un marathon créatif, réunissant professionnels et amateurs, est à plusieurs reprises mentionné par professionnels et publics, le plaçant au rang de « hackathon » de référence pour l’« innovation ouverte » dans les musées. Basé sur un discours de désobéissance se référant à la culture hacker, son « format sprint » met en avant une promesse de « communauté » (Alexis, 2017). Au cœur d’un principe d’open source, et soutenant le déploiement de médiations dites « innovantes » via le partage potentiel de leur développement, l’ensemble des prototypes sont imaginés sous licence Creative Commons, licence créée pour répondre à ce nouveau contexte[15]. Ainsi, la participation suscitée des publics engage des questions de droits, discutées lors de l’enquête. Une « chargée de mission innovation ouverte » dans une bibliothèque nationale publique explique à ce sujet : « Tout ce qui est innovation ouverte, c’est aussi prendre des risques, prendre le risque que, selon l’état d’esprit de chacun, votre idée soit piquée, votre technologie soit piquée, votre brevet soit…, etc. » (Bib1).

Par ailleurs, les hackathons, pensés comme activités de production collective (Fabbri, Toutain, Glaser, 2018) sans contre-partie financière, de type Museomix ou plus largement ce qui est appelé les « mix » (choisi pour signifier un « mixage » d’acteurs et d’idées), nécessitent également une réflexion quant à la pérennisation des prototypes de médiation numérique  imaginés[16] qui peut s’avérer coûteuse et de fait, pas toujours suivie par les musées. Certains publics rencontrés ont avoué avoir conscience que cela représente des budgets importants, d’autant plus lorsque les technologies numériques sont mobilisées, faisant reculer la prise d’initiatives des publics au profit de projets déjà conçus par les professionnels et ne nécessitant que leur participation. Ainsi, une étude autour de la pérennisation des prototypes issus de hackathons, ouverts à la contribution des publics, est encore un chantier à engager.

Parallèlement, ces projets posent aussi la question de la permanence de la relation avec les publics impliqués dans ces formats dits de « co-construction » sur des temps courts. Comment prolonger ces actions sur le long terme ? Comment musées et bibliothèques peuvent-ils conserver un lien actif avec les publics intéressés par l’idée « d’innover à l’intérieur » (Pub15) ?, demande une représentante d’association militant pour la famille au musée. En tout état de cause, ce projet qualifié de « co-création » semblerait déplacer les pratiques des professionnels, dans la mesure où la légitimité des publics à intervenir sur le territoire patrimonial est réenvisagée. De fait, la contribution des publics participe de la réflexion sur la conception et la redéfinition du secteur.

Ainsi, l’enjeu contemporain des institutions patrimoniales semble bien être le rapport des publics aux établissements et le fait qu’ils deviennent partie-prenante des projets. Ces démarches, « living lab » ou « hackathons », ont en commun de tendre vers un travail en collaboration avec les publics. Cependant, ce type d’approche pose une interrogation quant à la diversité des publics participants : des individus éclairés face à des experts, des visiteurs de musées ou usagers de bibliothèques face à des individus néophytes, non-initiés, la présence de « pro-am » (pour reprendre le néologisme formé par Leadbeater et Miller en 2004), etc. Ces démarches relevant de l’« innovation ouverte » remettent donc en question le rôle des acteurs et peuvent modifier les positionnements des professionnels, comme ceux des publics. Ces changements organisationnels, nécessaires pour déployer cette volonté de collaboration avec les publics, suscitent chez les professionnels des interrogations : ils doivent en effet répartir leur temps de travail, considérer de multiples compétences en interne et en externe, et prendre en compte celles des publics.


Conclusion

Ainsi, notre article a contribué à la clarification de la formule « innovation ouverte » : difficile à saisir au départ et soumise à une multitude d’appropriations auxquelles se frottent alors des représentations de l’institution patrimoniale variées, cette notion est sans cesse en travail. Or, son intérêt et son efficacité résident justement dans cette absence de définition définitive, mais dans le déplacement de regards qu’elle suscite.

L’étude qualitative réalisée a montré que cette démarche est foncièrement liée à l’inscription de l’outil numérique dans l’activité patrimoniale. La mobilisation des technologies numériques pour les projets conduit à la mise en place de formations de collaborateurs – et leur financement –, à des réorganisations internes et de coopérations avec des acteurs extérieurs. Cela n’est pas sans provoquer engagements ou résistances de la part des professionnels. Une autre dimension de l’« innovation ouverte » se situe dans une volonté, partagée par les professionnels rencontrés, de coopérer avec de nouveaux partenaires (institutionnels, chercheurs, artistes) spécialisés notamment dans les innovations numériques.

Par ailleurs, nous avons montré que l’« innovation ouverte », dans le secteur patrimonial, est prioritairement pensée pour impliquer les publics au sein de dispositifs numériques. Les musées, en premier lieu, s’ils sont très attentifs à leurs publics, sont-ils prêts à les associer à la production des projets, à les considérer comme partie-prenante ? En termes de ressources humaines, de temps, de sécurité, de droits et de budgets, le désir d’ouverture semble complexe à mener. Plusieurs professionnels de musées rencontrés durant notre enquête témoignent vouloir proposer aux publics, par voie numérique notamment, de devenir des « partenaires de l’innovation muséale ». Mais si la configuration « participative » et « contributive » peut se maintenir, l’« innovation ouverte » reste limitée pour les publics prenant part aux projets dits de « co-création ». Pour les publics et les acteurs territoriaux participants à l’enquête, c’est le hors les murs qui semble représenter un enjeu majeur conduisant à établir des relations avec les non visiteurs. Ces derniers pourraient alors, selon les témoignages, être impliqués dans une réflexion sur le développement contemporain des institutions – alors même que le hors les murs n’est pas une approche nouvelle.

Le déploiement de l’« innovation ouverte » par la médiation de l’outil numérique se confirme dans le secteur patrimonial, notamment muséal. Tout au long de cette enquête, nous avons constaté qu’il conduit à des déplacements de positionnements pour les acteurs qui peuplent et fabriquent le musée. Cependant, peu de projets aboutis ont été mentionnés : l’outil numérique agit essentiellement et de manière plus ou moins limitée en favorisant le développement de la démarche.

Pour finir, c’est surtout en termes d’enjeux organisationnels et de politiques des institutions patrimoniales que nous avons pu constater l’engagement vers l’« innovation ouverte ». Les institutions patrimoniales se tournent désormais vers des démarches de travail collectif entre professionnels et publics. Nous avons néanmoins constaté les limites de l’adoption de la démarche « living lab » dont la visée est une implication large des publics ; l’objectif institutionnel restant de maîtriser la diffusion des ressources patrimoniales et scientifiques, ainsi que la médiation qui favorise l’accès aux contenus. L’« innovation ouverte » est ainsi engagée dans les musées et les bibliothèques, malgré une certaine retenue liée au renouvellement des pratiques. Ce flou témoigne de la difficulté d’appropriation actuelle de la démarche : il s’agit, pour l’heure, d’un état d’esprit, d’une volonté, plus que d’actions concrètes, et elle relève d’un cheminement en cours, d’un processus.


Bibliographie

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[1] CCI Paris-Île-de France, « Les experts de l’innovation : la série ». URL : https://www.cci.fr/web/performance-et-innovation/interview/-/asset_publisher/26wQ/content/fiche-pratique-point-sur-l-innovation-ouverte-dec-2016  Consulté le 07/02/2019.

[2] Voir par exemple le n° 210 de La Revue française de gestion intitulé L’innovation ouverte, datant de 2011.

[3] Pour Raphaël Suire, « Les tiers lieux ont vocation à accompagner la structuration des communautés innovantes et épistémiques en créant les conditions de proximités temporaires » (2016 : 92). Voir également : Lorre, 2017.

[4] Laboratoires de fabrication numérique (Voir Suire, 2016).

[5] En 2012, l’INRIA définit un « living lab » comme un « laboratoire d’innovation ouverte […] qui place l’usager au cœur du dispositif afin de concevoir et de développer des produits et/ou des services innovants répondant aux attentes et besoins de la société ». URL : https://www.inria.fr/actualite/mediacenter/creation-de-l-association-france-living-labs Consulté le 08/02/2019.

[6] Pour Olfa Gréselle-Zaïbet, Aurélie Kleber, Cécile Dejoux, « Un hackathon peut être défini comme un "concours d’innovation numérique se déroulant sur une courte durée" (Marquet, 2016 : p.147), dans un lieu déterminé, de manière intensive, ininterrompue (Komssi et al., 2015) et surtout conviviale (Guerrero et al., 2016). Le temps, la taille et la forme des hackathons diffèrent selon les ressources disponibles par les organisateurs (Lara et Lockwood, 2016). L’efficacité d’un hackathon repose en particulier sur la motivation et l’implication des participants et sur le fait que ces derniers aient quelque chose à partager pour faire émerger une dynamique de réflexion du problème posé. » (2018 : p. 151-152).

Par ailleurs, Michel Lallement (2015) montre que les « tiers-lieux » ouvrent une réflexion sur les démarches de travail, inspirées de la dynamique des « makers » et axées sur le faire, le bricolage pour innover et le plaisir de produire ensemble autour de projets convergents. Il n’en reste pas moins que ce type d’environnements peut également servir des intérêts, comme par exemple se faire connaître dans le milieu professionnel.

[7] URL : https://biblioremix.wordpress.com Consulté le 26/01/2020.

[8]URL : https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Connaissance-des-patrimoines/Thematiques-de-recherche/Patrimoine-et-societe/Participer-Participez-!-Patrimoines-et-dispositifs-participatifs/Session-3-Participatif-mode-d-emploi-ingenierie-et-mise-en-aeuvre/Le-Hackathon-BnF-un-evenement-annuel-de-co-construction-autour-des-ressources-numeriques-de-la-Bibliotheque-nationale-de-France Consulté le 26/01/2020. Voir également la restitution de la journée d’étude « L’innovation ouverte dans les musées en débat » du 01/02/2019 : http://udpn.fr/IMG/pdf/paulinemoirez-bnf.pdf  

[9] La résidence était coordonnée par Laurence Battais et Hélène Malcuit. URL : http://www.cite-sciences.fr/fr/au-programme/lieux-ressources/carrefour-numerique2/residences/museocamp-2017/vous-avez-dit-innovation-ouverte/. Ce projet de recherche a été coordonné par Géneviève Vidal (Maître de conférences HDR en SIC, Sorbonne Paris Nord, laboratoire LabSic), avec la collaboration de Christian Papilloud (Professeur en sociologie, Institut de sociologie, Martin-Luther Universität de Halle-Wittenberg, Allemagne), Lucie Alexis (Maîtresse de conférences en SIC, Paris 2, laboratoire Carism), Benjamin Lorre (Docteur en SIC, Paris 13, laboratoire LabSic), Virginie Pringuet (Docteure en Esthétique, UDPN, à l’initiative d’Atlasmuseum), Ilaria Valoti (muséographe) et Agnès Vincent (compositrice). La poursuite de cette recherche a été soutenue par le Labex ICCA en 2018.

[10] Notons qu’un nombre variable de membres de l’équipe de recherche animait ces rencontres au Carrefour numérique et que les consultations ont duré entre 1h et 2h30.

[11] Nous abordons ici la médiation culturelle comme production de sens et de lien social, autrement dit une expérience mêlant subjectivité, relations sensibles et sens partagé entre publics, entre publics et contenus, et avec les institutions, notamment par le truchement de dispositifs numériques. Voir à ce sujet : Jacquinot-Delaunay, 2003.

[12] Le « web 2.0 » est une expression diffusée par Tim O’Reilly dès 2005. Voir : https://www.oreilly.com/pub/a/web2/archive/what-is-web-20.html Consulté le 17/02/2019.

[13] Ce label a été créé à la suite du rapport sur les musées du XXIe siècle. Voir : http://www.culture.gouv.fr/content/download/188093/2037494/version/1/file/dossier_presse_musee_sort_de_ses_murs_%202018.pdf. Consulté le 08/02/2019.

[14] Elles renvoient à la production de connaissances de la part de non-scientifiques. Voir le rapport de mission sur les « sciences participatives » confiée en 2015 à François Houllier par le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. URL: http://www.sciences-participatives.com/Rapport Consulté le 08/02/2019.

[15] Voir à ce sujet : http://creativecommons.fr/ Consulté le 17/02/2019.

[16] Voir Geneviève Vidal et Florent Laroche, 2017. « Vers des applications numériques "durables" pour les institutions patrimoniales », UDPN. [En ligne] URL : https://udpn.fr/IMG/pdf/rapport_final_v7_pw.pdf