III-C-2

De UDPN wiki
Aller à la navigation Aller à la recherche

C - Pratiques et régimes de patrimonialisation numérique[modifier | modifier le wikicode]

2. Le numérique et les arts de la scène : faire patrimoine sans objet[modifier | modifier le wikicode]

Clarisse Bardiot / clarisse_bardiot(a)mac.com

Le numérique et les arts de la scène : faire patrimoine sans objet[modifier | modifier le wikicode]

Comment transmettre l’héritage des arts de la scène, lequel relève du « patrimoine immatériel » ? Comment pérenniser le fugace, faire patrimoine sans objet ? La réponse est unanime : en documentant. Soit en recueillant des traces et en produisant des documents spécifiques (lesquels deviennent à leur tour des traces des œuvres). Si la réponse est simple, la mise en œuvre s’avère beaucoup plus épineuse : quelles traces recueillir pour transmettre un spectacle et faire en sorte qu’il puisse être rejoué à différents intervalles (de quelques jours à des dizaines d’années) ? Avec quelles méthodologies, quelles instrumentations ? Ces questions reposent sur un point commun : la création de conditions qui permettent de garantir la répétition, de faire en sorte que les œuvres soient transmissibles.

Transmettre les arts de la scène[modifier | modifier le wikicode]

Au crépuscule de sa vie, en 2000, Merce Cunningham décide d’organiser le legs et la préservation de son œuvre au travers de la création d’une fondation – le Merce Cunningham Trust – tout en exigeant la dissolution de sa compagnie deux ans après sa mort. La mission du Merce Cunningham Trust, d’après son site Internet, est la suivante : « to preserve, enhance, and maintain the integrity of that choreographic and other artistic work, and make such works available for the benefit of the public[1]. » Cette démarche est inédite à plusieurs titres. D’une part, elle témoigne d’un souci et d’un effort de documentation précoce, régulier et intense : David Vaughan est engagé en qualité d’archiviste par la compagnie dès 1976 (auparavant, collaborateur de la compagnie depuis 1959 à divers postes d’administration et de production, il collecte les documents de manière informelle). Depuis, les archives de la compagnie ont été transmises et numérisées à la Jerome Robbins Dance Division de la New York Public Library en deux phases principales, en 2001 puis en 2012. D’autre part, cette démarche remet en cause le caractère éphémère du spectacle vivant : 86 œuvres (sur les 183 dénombrées), documentées dans des Dance Capsules, doivent grâce aux archives numérisées, réunies et mises à disposition du public sur Internet[2], pouvoir « être jouées indéfiniment[3] ». La compagnie n’est pas l’héritière du répertoire. Au contraire, la fondation promeut une dissémination des œuvres la plus large possible : toute personne souhaitant remonter une pièce de Cunningham en a la possibilité, sous réserve de l’accord du Merce Cunningham Trust.

L’exemple de Merce Cunningham est symptomatique. Depuis le début des années 2000, la question de la transmission des arts de la scène se pose avec une nouvelle acuité. L’époque est marquée par la patrimonialisation du spectacle vivant. Le phénomène a pris une ampleur inédite avec la reprise de mises en scènes et de chorégraphies, en particulier les early works d’artistes devenus incontournables (par exemple Early Works 1966-1979 de Trisha Brown reprises en 2005, Early Works 1982-1987 d’Anne Teresa De Keersmaeker reprises en 2010) ou de « monuments » du théâtre contemporain comme Einstein on the Beach par Robert Wilson. En 2011, Frédéric Maurin note dans un article consacré à la notion de répertoire, que l’« on n'en finirait pas de recenser les exemples de recréation qui oscillent entre reconstitution et refaçonnage[4]. » Trois notions principales peuvent être distinguées : le répertoire, la reprise et la reconstitution. Ces trois termes ne désignent pas exactement les mêmes pratiques ni les mêmes temporalités. Le répertoire s’ancre dans le patrimoine. Des œuvres sont interprétées au fil du temps - parfois plusieurs dizaines d’années - par différents interprètes, comme pour les ballets de danse classique. Une œuvre « inscrite » au répertoire d’une compagnie, d’un ballet, d’un opéra ou d’un théâtre est susceptible d’y être rejouée régulièrement. La pérennité de l’institution artistique (très souvent il s’agit de structures nationales avec des interprètes engagés à temps plein) permet d’offrir la garantie que le répertoire soit transmis de génération en génération. La reprise a lieu au sein d’une même compagnie, à quelques mois ou quelques années de distance, afin par exemple de prolonger la durée d’exploitation d’une pièce, avec des adaptations de la version originale, adaptations dont la nature et l’importance sont variables : changement d’interprète (« reprise de rôle »), modification du plan de feu ou de l’ordre des séquences, suppression d’une scène, transformation de la scénographie, etc. La reprise est à la fois une remise en jeu et un raccommodage. Einstein on the Beach, créé en 1976 a été repris en 1984, en 1992 puis en 2012, avec une nouvelle distribution pour la dernière date. La reconstitution est un spectacle historique rejoué, réinterprété par une compagnie contemporaine, sur la base de traces documentaires, tel le travail entrepris par le Quatuor Knust et Anne Collod. Les traces deviennent l’embrayeur qui permet de passer de l’inanimé (le document) au vivant (le spectacle). Le mouvement n’est pas unidirectionnel : c’est une boucle car chaque reprise suscite ses propres traces qui peuvent à nouveau déclencher la possibilité d’une réinterprétation. Traces, reprise, répertoire et reconstitution sont intimement liés et il semble impossible d’imaginer de s’engager dans l’entreprise des trois dernières sans la présence des premières, aussi minimales ou parcellaires fussent-elles.

Aujourd’hui, ces questions de patrimonialisation des arts de la scène sont profondément revisitées par un changement de paradigme majeur : les traces des arts de la scène sont devenues des traces numériques, sous l’impulsion de deux mouvements conjoints : la réalisation de campagnes de numérisation des fonds dédiés aux arts de la scène ; l’émergence du patrimoine nativement numérique (born digital heritage) définit par l’Unesco dans sa Charte sur la conservation du patrimoine numérique comme constitué de ressources existant « uniquement sous leur forme numérique initiale[5] ». Si l’on veut étudier les arts de la scène aujourd’hui, impossible de ne pas prendre en compte les sites Internet des compagnies, les articles de blog et de journaux en ligne, les captations diffusées sur Youtube ou Vimeo, les réseaux sociaux, les échanges de mails, les tableaux Excels des budgets, les logiciels de billetterie… Tous les pans de la création sont concernés, y compris ceux que l’on croyait les plus préservés, les plus sanctuarisés, comme les carnets de notes du metteur en scène. Aujourd’hui, ces carnets prennent aussi la forme de fichiers Word, de journaux en ligne, de blogs à base d’images sur Tumblr ou Instagram, de posts sur Facebook, de carnets Evernote, de tableaux Pinterest, de listes de tâches dans Trello et/ou d’échanges directs dans Slack – davantage et que ou, toutes ces plateformes pouvant se combiner à l’envie. L’inflation numérique est telle que le chercheur de demain sera bien davantage confronté à des traces numériques qu’à des traces sur des supports physiques. Pourtant, dans vingt ans, qui se souviendra encore d’applications telles que Trello, Slack, Evernote ou Tumblr ? Pourrons-nous lire les traces numériques qui nous seront parvenues, avoir accès aux informations qu’elles contiennent tout en garantissant leur authenticité ? Non seulement les œuvres sont éphémères, ce qui est inhérent aux arts de la scène, mais leurs traces numériques semblent encore plus évanescentes. Elles sont aussi de plus en plus nombreuses, nous submergeant sous une pluie continue de données, dans une démesure sans précédent. Ces questions ne sont pas toutes nouvelles, mais leur amplification leur confère une nouvelle acuité.

Que changent les traces numériques pour le patrimoine des arts de la scène ? Disons-le d’entrée de jeu : tous les champs liés au patrimoine, qu’il s’agisse de la préservation, de l’analyse des œuvres et de l’histoire des arts de la scène sont concernés. L’exemple de Merce Cunningham montre combien le numérique est souvent perçu comme une possibilité de préserver le patrimoine immatériel. Il s’agit alors le plus souvent de numériser des documents, plus rarement de rassembler des documents nativement numériques, et de les rendre accessible au public de manière structurée, par exemple via une base de données, idéalement via un site web dédié.

Ouvrir d’autres possibilités pour « faire patrimoine » : l’exemple du web sémantique[modifier | modifier le wikicode]

Plusieurs projets initiés par des artistes montrent combien le numérique est riche en possibilités pour « faire patrimoine »[6]. J’ai moi-même tenté de répondre à ces questions en proposant un prototype de logiciel (Rekall) et une application web (MemoRekall)[7]. Mais au-delà de ces « dossiers » documentaires, ont été plus rarement soulignées d’autre directions de recherche, par exemple sur les ontologies pour décrire les arts de la scène ou encore les opportunités offertes par le web sémantique.

Le web sémantique peut s’appliquer à différentes échelles de projet, y compris à des fonds d’archives spécifiques. C’est la solution choisie par la fondation Pina Bausch pour traiter les archives de la compagnie. L’exemple est particulièrement intéressant car il est contemporain de la création des Dance capsules de Merce Cunningham. Les deux chorégraphes sont décédés à quelques mois près en 2009. Ils partageaient une même préoccupation pour la préservation de leurs archives ainsi que pour la transmission de leurs œuvres, y compris post-mortem. En parallèle d’une campagne somme toute classique de numérisation et de catalogage du fonds d’archive, la fondation Pina Bausch opte dès le début du projet pour une représentation des données sous forme de données liées. Le projet initial prévoit non seulement de rassembler des archives matérielles mais également de les annoter, de les relier, et d’y agréger différentes informations et interprétations en provenance des membres de la compagnie :

« It is necessary that this archive enables general archiving functions as annotating and linking the archived material. Additionally, it should allow for the collection of ideational objects and the preparation of this material for the development of interpretations, visualizations or interactive experiences. […] For archiving, the ideational objects encountered were in the form of memory fragments, comments and oral history. As there is no written source for these objects, people often have different memories or accentuate different aspects of their shared memories. Thus, one major requirement for the archive was to include contradictory and inconsistent statements and archiving their provenance. Another important requirement was to allow for varying interpretations and interactive experiences with the archived data[8]. »

Ces besoins incitent les responsables du développement de la structure informatique à se tourner vers le web sémantique :

« During the development of the archive it was necessary to provide changing data structures over the course of the project. The needs are provided for through the usage of Semantic Web technologies [3]. Moreover, they enable linking data automatically and create new knowledge through inferencing [4]. Hence, they support exploring and interpreting the archive data according to varying user needs[9]. »

Le modèle pour l’archive de Merce Cuningham est celui de la base de données documentaire renseignée par des archivistes et maintenue sous une forme statique. Au chercheur d’en extraire des informations pour en proposer ensuite une interprétation. Le modèle de l’archive de Pina Bausch est très différent : l’important n’est pas tant le document que le réseau de données structurées renseigné par les collaborateurs de la compagnie et une équipe d’archivistes (à partir de documents mais aussi à partir de témoignages) afin d’accueillir différentes interprétations d’un même événement ou d’un même document. Le web sémantique n’offre pas simplement un modèle différent : c’est aussi une autre conception de l’archive, de ses acteurs et de son organisation – une autre conception du patrimoine des arts de la scène.

L’intérêt du web sémantique est de sortir de la constitution de bases de données fermées qui reposent sur des schémas spécifiques, voire développées avec des solutions propriétaires qui les rendent ensuite difficilement maintenables, exportables et interopérables. Les données sont au contraire versées, lorsqu’elles sont ouvertes, dans de grands entrepôts comme Wikidata. Elles peuvent également bénéficier de référentiels internationaux comme Geonames qui regroupe les données géographiques ou s’appuyer sur des ontologies largement répandues comme schema.org. Pour les bibliothèques, mais aussi pour les musées et les différentes institutions culturelles, le web sémantique offre l’opportunité de diffuser leurs données (et en particulier le patrimoine culturel numérisé) bien au-delà de leur propre catalogue personnel et d’être accessibles, moissonnées, par les moteurs de recherche[10]. C’est ainsi que la BnF met à disposition sur le web depuis 2011 sous forme de données liées une partie de ses informations sur le site data.bnf.fr, tout en encourageant les bibliothèques françaises à suivre le mouvement impulsé. Pour les arts de la scène, data.bnf est une ressource précieuse. Le département arts du spectacle a en effet pour spécificité le référencement d’événements avec la rédaction de notices sur les spectacles, en plus des traditionnelles notices d’autorité sur les auteurs. De nombreuses notices d’auteurs (personnes et collectifs), d’œuvres et de thèmes ont été traduites au format web sémantique. Il est ainsi possible, très facilement, d’avoir une vue d’ensemble des 76 mises en scène de Patrice Chéreau répertoriées[11], des 4 362 personnes ou institutions en lien avec lui (regroupées sous le vocable « contributeurs ») et de ses 20 statuts différents (metteur en scène, réalisateur, adaptateur, etc.). Ou encore d’avoir accès à 98 mises en scènes de L’école des femmes. Ou bien aux 532 spectacles recensés en 2000[12]. Ces notices agrègent également les documents disponibles dans les collections de la BnF, comme les textes et les photographies numérisés dans Gallica. Un « atelier » permet d’avoir des représentations chronologiques, cartographiques ou visuelles de certains ensembles de données. Enfin, celles-ci sont reliées à d’autres données correspondantes dans d’autres répertoires de données (Wikidata, DBPedia, the Library of Congress…). Car les données de data.bnf, si elles sont très riches,  sont loin d’être exhaustives : elles sont en général limitées au territoire français et rien n’indique qu’elles sont complètes (au contraire de l’établissement d’un catalogue raisonné des œuvres par exemple). Impossible donc de se représenter avec les seules données de la BnF l’intégralité des œuvres de Chéreau (dont une partie a été créée à l’étranger) et encore moins la diffusion d’une pièce à l’échelle européenne.

Data.bnf n’est pas la seule initiative. Au milieu des années 2000, des ontologies existantes sont adaptées et enrichies pour répondre à la complexité des arts de la scène et être compatibles avec le web sémantique. Les ontologies existantes (FRBR, CIDOC-CRM…) se heurtent à la grande difficulté qui consiste à décrire un spectacle sous forme de modèle de données liées. Il s’agit sans doute là de l’un des objets les plus complexes à représenter : un spectacle fait intervenir de nombreuses personnes, avec des rôles différents, peut être joué à différentes dates, donner lieu à des publications, des photographies, des films, ou encore être réinterprété par d’autres personnes, connaître différents états (cas du work in progress), ou encore faire partie d’événements plus importants comme des festivals… Cette complexité engendre la nécessité d’opérer des choix dans la description des événements, c’est-à-dire la définition d’ontologies spécifiques. Dès 2008, suite aux travaux menés depuis 2003 au sein des groupes de travail du CIDOC-ICOM et de l’IFLA, une adaptation du modèle FRBR (initialement conçu pour décrire des ressources physiques) est proposée pour répondre à cet enjeu : le FRBROO[13]. La « bonne nouvelle », comme le souligne Patrick Le Bœuf lors du congrès 2012 de la Société Internationale des Bibliothèques, des Musées, Archives et centres de documentation des arts du Spectacle (SIBMAS), est que ce format est compatible avec le format RDF sur lequel repose le web sémantique. Selon l’auteur, conservateur au département des arts du spectacle de la BnF,

« Thanks to such an ontology, it would be possible for a library to reuse data produced by a museum about a given production, if that library happens to hold physical items that document the same production, or vice versa. The data produced by various members of SIBMAS could be aggregated in thematic portals devoted to given aspects of performing arts (such as: theatre activity in a given country, or on a given period, or of a given artist who has an international career, etc.). Cultural heritage institutions could benefit from the data produced by other types of institutions - or the other way round[14]. »

Dans son article, Patrick Le Bœuf présente quatre projets exemplaires de cette démarche, dont ECLAP (European Collected Library of Artistic Performance), qui se veut une archive en ligne pour les arts de la scène en Europe. Ce projet, doté d’un financement européen, s’est déroulé de 2010 à 2013. Parmi ses objectifs, le développement d’un modèle basé sur FRBROO et CIDOC-CRM pour proposer des jeux de données liées sur les arts de la scène, issues de nombreuses institutions européennes, qui puisent être intégrées au modèle d’Europeana, EDM, lui-même basé sur une structure de données liées. ECLAP devient ainsi une extension d’EDM. Cette ontologie a été réutilisée de 2015 à 2017 dans le cadre du projet Specialised Information Service (SIS) Performing Arts pour agréger les métadonnées issues de fonds en arts de la scène en Allemagne, en Autriche et en Suisse[15]. Si l’interrogation des données d’Europeana via une API demeure fastidieuse pour l’heure, il est néanmoins intéressant de constater que la plateforme fédère plusieurs initiatives européennes et joue le rôle de l’interopérabilité entre les institutions tout en perfectionnant son modèle ontologique afin de répondre aux spécificités des arts de la scène.

On le voit, la question du modèle ontologique est cruciale. Pour le moment, il n’existe pas de standard universel de description des données des arts de la scène. Plusieurs modèles coexistent et se développent en fonction des usages des communautés de chercheurs[16]. Dans le domaine anglo-saxon, le modèle de description des spectacles considérés en tant qu’événements défini par AusStage (initialement conçu pour un projet de recherche en Australie) semble s’imposer[17]. Une autre initiative, menée depuis la Suisse et depuis 2017, souhaite fédérer l’ensemble des initiatives sur Wikidata[18] et y regrouper toutes les bases de données en arts de la scène dont les données seraient reversées au format du web sémantique. Une telle ambition, à l’échelle européenne, est également celle du projet European Performing Arts Dataverse (EPAD)[19] mené par l’Université d’Amsterdam, sous forme d’un consortium né également en 2017[20]. Force est de constater que malgré les ambitions affichées, ces deux projets s’attachent pour le moment à des corpus locaux tout en proposant dans le cas du projet EPAD un début de cartographie (pour le moment très incomplet) des bases de données existantes qui pourraient par la suite rejoindre leur initiative. Autant de « gisements de données », à la fois précieuses et dormantes.

Des traces aux datatraces[modifier | modifier le wikicode]

L’exemple du web sémantique est symptomatique du changement de paradigme opéré par le numérique sur les traces des arts de la scène. Les traces ont subi un traitement, elles ont été fragmentées, réduites en unités d’information, les données, pour devenir manipulables. Nous appellerons ces traces traduites en données des datatraces. Comment cette opération s’est-elle effectuée ? En recourant aux propriétés du numérique : « le numérique est le principe technique selon lequel les traces sont codées pour être soumise au calcul. Le calcul permet d’explorer, transformer et reconstruire ces traces à travers leur codage[21] ». Numériser une trace, c’est la discrétiser, la transformer en calcul et donc la rendre manipulable.

Les facultés de discrétisation et de calcul du numérique permettent d’envisager les traces de manière très différente. On ne numérise pas uniquement pour des questions de praticité, pour mettre à disposition les documents ou bien éviter de toucher et abîmer des documents rares, précieux et fragiles, mais aussi – et surtout – pour discrétiser, fragmenter, transformer les traces en données. La trace numérique est à la fois donnée et données, non plus au sens où elle est présente, où elle s’impose dans son immédiateté, mais au sens où elle est constituée d’unités d’informations, ce que souligne le glissement au pluriel. Pour autant, trace numérique et données ne sont pas synonymes. Si elles peuvent parfois se confondre, une donnée n’est pas toujours une trace.

La donnée est un arbitraire, une convention. Elle est ce que l’on se donne, contrairement à la trace, ce que l’on nous donne. Le donné n’est-il pas « Ce qui est immédiatement présenté à l'esprit avant que celui-ci y applique ses procédés d'élaboration » (Le Trésor de la langue française, en ligne) ? Dénuée d’intermédiaire, directement perceptible, la donnée s’opposerait alors au construit. En extrayant des données d’un document, c’est comme si l’on cherchait à s’abstraire de la construction du document pour revenir à un état antérieur précédant sa propre élaboration, soit à retrouver la trace dans le document. Pourtant, cette extraction ne laisse de poser problème. D’une part, car ce faisant on perd de l’information, celle qui est justement liée à l’élaboration, à la contextualisation, à l’interprétation de la donnée. D’autre part car l’apparence d’immédiateté est un leurre. Les données des traces numériques sont des constructions : elles sont extraites, sélectionnées, choisies par le chercheur. Celui-ci n’interroge pas les mêmes données en fonction de ses orientations de recherche. Toute opération de « traitement de données », à commencer par leur collecte, est nécessairement une construction. C’est ce qu’explicite Johanna Drucker en considérant que les « data » sont avant tout des « capta »[22].

Parce qu’il s’agit d’une construction, d’une élaboration qui repose sur l’établissement de conventions, les capta opèrent une transformation du réel. L’unité de base de la trace numérique est la donnée. Pour retrouver cette unité de base mais aussi pour l’interpréter, il faut soumettre les traces à un traitement en deux étapes : décomposition et recomposition, ou encore analyse et synthèse. Comme nous venons de le voir, la première étape consiste à décomposer les traces en unités discrètes pour en extraire des données. Celles-ci peuvent être de différents types, en fonction de la nature des traces mais aussi, et surtout, des questions de recherche posées : données formelles (couleur, forme), données de contenu (auteur, date, sujet), données stylistiques (tel type de vocabulaire, de construction de phrase), psychologiques (profil utilisateur, émotions), sociologiques (réseau, intérêts), etc. Cette extraction, qui est une analyse au sens mathématique puis informatique du terme[23], peut susciter l’élaboration d’algorithmes ad hoc et la collaboration avec des informaticiens ou des mathématiciens. En transformant la trace en données, on opère une triple opération de simplification, de diminution et de construction des informations disponibles dans la trace numérique : simplification, car toute la complexité d’une trace numérique ne peut être prise en compte ; diminution, car seul un nombre limité de variables est pris en considération ; construction car les opérations qui précèdent sont des opérations volontaires effectuées en fonction d’objectifs et de contextes précis (par exemple certaines interfaces vont limiter le nombre de données[24]). Cet ensemble d’opérations convertit les traces en « datatraces », et permet de porter attention à des détails. Le passage de la trace aux données est une opération de saisie, soit une opération de réduction et d’interprétation. Réduire, c’est aussi réaliser un précipité des traces, qui tout en étant du « moins » permet d’amplifier, d’exhaler un phénomène qui sinon serait resté invisible. Les données permettent d’offrir de nouveaux points de vue sur les traces, de varier les perspectives, et ce faisant, d’identifier des indices qui pourront servir de point de départ à des questions et des hypothèses de recherche. On en revient, dans le sillage de Carlo Ginzburg[25], à une conception de la trace comme indice et au sens premier du terme analyse, soit l’observation minutieuse des détails.

La première étape nous laisse devant une myriade de fragments épars. Dans un second temps, il faut rassembler les poussières numériques des traces afin d’en proposer une interprétation. Le hiatus entre la trace et la donnée, la rupture de causalité entraînée par la codification, rend nécessaire l’interprétation. Elle seule peut permettre de les relier et de rétablir une continuité. La visualisation des données est aujourd’hui la méthode qui permet d’offrir cette synthèse (mais elle n’est pas la seule envisagée, en témoignent les recherches actuelles sur la sonification des données[26]). Pour être en mesure de percevoir les connexions entre les traces via leurs fragments, il faut produire une image (qu’elle soit visuelle ou sonore) qui présente une vision synthétique des données et de leurs relations. Prises séparément, les données sont dépourvues de sens. Elles ne sont que du bruit, qu’un fatras incompréhensible duquel il faut saisir « le sens global d’une réalité obscurcie[27] ». En les accumulant au sein d’une image, en recréant de la continuité entre des éléments discontinus, en replaçant des éléments isolés au sein d’un ensemble, il est alors possible de les rendre intelligibles. Les techniques computationnelles, alliées à la visualisation de données, permettent de relier les traces entre elles, de créer des lignes, des connexions graphiques. La machine permet d’effectuer des liens entre les traces sur des critères et des corpus beaucoup plus larges que ceux issus de la classification originale du document papier dans son dossier documentaire (un feuillet ne peut être rangé à plusieurs endroits en même temps) mais aussi que ceux issus de la classification dans une base de données dont les champs sont forcément limités et qui obéissent à des ontologies restrictives et préétablies.


Toute tentative de documentation se caractérise par son incomplétude. La nature complexe du spectacle vivant le rend irréductible à une seule approche de patrimonialisation. À chaque fois qu’un lecteur consulte, relie ou extrait des données de traces numériques, il les re-documentarise. Re-jouer, re-prendre, « re-enacter » un spectacle c’est nécessairement aujourd’hui en passer par un acte performatif effectué à même les traces numériques, par leur redocumentarisation. Toute la question devient, et nous en avons montré un exemple au travers du web sémantique et des ontologies, celle de la création d’instruments pour mettre en œuvre cette performativité des traces dorénavant numériques[28].


[1] « Merce Cunningham Trust », https://mercecunningham.org/trust/, consulté le 29.05.2017.

[2] Les données en question sont consultables à l’adresse suivante : https://www.mercecunningham.org/the-work/choreography/

[3] « Merce Cunningham Dance Capsules », https://dancecapsules.mercecunningham.org/

[4] MAURIN, Frédéric, « L’impermanence est-elle soluble dans le répertoire ? », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, 2013, p. 89.

[5] Unesco, « Charte sur la conservation du patrimoine numérique », 17.10.2003, p. 1. En ligne : http://www.unesco.org/new/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/CI/CI/pdf/mow/charter_preservation_digital_heritage_fr.pdf

[6] Voir par exemple Transmission in Motion: The Technologizing of Dance, éd. Maaike Bleeker, London ; New York, Routledge, 2017. BARDIOT, Clarisse, « Une autre mémoire : la chorégraphie des données. À propos des objets numériques développés par William Forsythe (Improvisation Technologies, Synchronous Objects et Motion Bank) », in Anne Bénichou, (éd.). Recréer/Scripter : mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, éd. Anne Bénichou, Dijon, Les presses du réel, 2015, (« Nouvelles scènes »), p. 235‑252.

[7] BARDIOT, Clarisse, « Theatre analytics: developing software for theatre research », Digital Humanities Quarterly, vol. 14 / 3, 2020. BARDIOT, Clarisse, « Organiser et conserver la mémoire de l’éphémère : les capsules de MemoRekall », Culture et Musées, décembre 2017, p. 159‑174.

[8] Diwisch Kerstin et Thull Bernhard, « Modeling and Managing the Digital Archive of the Pina Bausch Foundation », in: Closs Sissi, Studer Rudi, Garoufallou Emmanouel et al. (éds.), Metadata and Semantics Research, vol. 478, Cham, Springer, 2014, pp. 274‑275.

[9] Ibid., p. 275.

[10] Pour une introduction à ces questions, Cf. Hooland Seth van et Verborgh Ruben, Linked Data for Libraries Archives and Museums: How to Clean, Link and Publish Your Metadata, London, Facet Publishing, 2014.

[11] Ce chiffre est inexact : certaines œuvres, comme Les Contes d’Hoffmann, renvoient à plusieurs documents et sont comptées comme autant de mises en scène.

[12] Ces chiffres proviennent de la consultation de https://data.bnf.fr le 5/10/2018.

[13] Doerr Martin, Bekiari Chryssoula et Le Boeuf Patrick, « FRBRoo, A Conceptual Model for Performing Arts », in: 2008 Annual Conference of CIDOC, Athènes, 2008, p. 15. En ligne : <https://www.ics.forth.gr/_publications/drfile.2008-06-42.pdf>.

[14] Le Boeuf Patrick, « Towards Performing Arts Information As Linked Data? », in: SIBMAS 2012 Conference: Best Practice! Innovative Techniques for Performing Arts Collections, Libraries and Museums = À la recherche de l’excellence ! Approches innovantes dans les collections et bibliothèques des arts du spectacle, Londres, SIBMAS, 2012, p. 13.

[15] Beck Julia, Büchner Michael, Bartholmei Stephan et al., « Performing Entity Facts », Datenbank-Spektrum 17 (1), 2017, pp. 47‑52.

[16] Par exemple pour la préservation cf. Gray Stephen, « Conservation and Performance Art. Building the Performance Art Data Structure (PADS). Dissertation for Preventive Conservation MA », Northumbria University, 2008 ; pour l’argument dramatique Lombardo Vincenzo, Damiano Rossana et Pizzo Antonio, « Drammar: A Comprehensive Ontological Resource on Drama », in: Vrandečić Denny, Bontcheva Kalina, Suárez-Figueroa Mari Carmen et al. (éds.), The Semantic Web – ISWC 2018, vol. 11137, Cham, Springer, 2018, pp. 103‑118 ; pour la musique « DOREMUS Ontology », http://data.doremus.org/ontology/

[17] BOLLEN, Jonathan, « Data Models for Theatre Research: People, Places, and Performance », Theatre Journal, vol. 68 / 4, 2016, p. 615‑632.

[18] « Wikidata:WikiProject Performing arts », https://www.wikidata.org/wiki/Wikidata:WikiProject_Performing_arts

[19] « What is EPAD? », http://www.create.humanities.uva.nl/what-is-epad/

[20] Beelen Kaspar, Kisjes Ivan, Noordegraaf Julia et al., « Modeling Linked Cultural Events: Design and Application », in: Digital Humanities 2018 : Book of abstracts, Mexico, Red de Humanidades Digitales A. C., 2018. En ligne : https://dh2018.adho.org/modeling-linked-cultural-events-design-and-application/ ; Oort Thunnis van et Kisjes Ivan, « Studying Performing Arts Across Borders: Towards a European Performing Arts Dataverse (EPAD) », in: Digital Humanities 2018 : Book of abstracts, Mexico, Red de Humanidades Digitales A. C., 2018. En ligne : https://dh2018.adho.org/studying-performing-arts-across-borders-towards-a-european-performing-arts-dataverse-epad/.

[21] BACHIMONT, Bruno, Patrimoine et numérique : technique et politique de la mémoire, Bry-sur-Marne, INA, 2017, p. 6.

[22] Drucker Johanna, « Humanities Approaches to Graphical Display », Digital Humanities Quarterly 5 (1), 2011.

[23] « Étape de la programmation sur ordinateur consistant en l'étude de l'énoncé du problème à traiter, la recherche des algorithmes propres à le résoudre et la rédaction des spécifications du programme. » Dictionnaire Larousse en ligne, 2018. En anglais, le Oxford Dictionary en ligne précise : « treated as singular or plural : the systematic computational analysis of data or statistics. »

[24] Pour donner un seul exemple, l’application Palladio a tendance à « saturer » au-delà de 1000 objets.

[25] GINZBURG, Carlo, Mythes emblèmes traces. Morphologie et histoire, Nouvelle édition augmentée, Lagrasse, Verdier, 2010.

[26] Graham Shawn, « The Sound of Data (a gentle introduction to sonification for historians) », The Programming Historian, 07.06.2016. En ligne : https://programminghistorian.org/en/lessons/sonification

[27] Ginzburg, Carlo, Mythes emblèmes traces. Morphologie et histoire, op. cit., 2010, p. 358.

[28] De nombreux passages de ce texte sont issus de mon mémoire inédit d’habilitation à diriger des recherches, Mémoire de l'éphémère. Les traces numériques des arts de la scène (2019) et de l’ouvrage qui en est tiré : Bardiot, Clarisse, Arts de la scène et humanités numériques. Des traces aux données, Iste, Londres, 2021.



Proposition initiale


Le fait de numériser certains documents les patrimonialise. Par exemple, des corpus de tweets, de tickets de caisse, etc. deviennent susceptibles d’être patrimonialisés par le fait qu’ils sont conservés et disponibles pour d’autres études et d’autres usages (témoins d’une époque). Un patrimoine numérisé peut dans certains cas se transmettre et se communiquer plus facilement que l’objet patrimonial original. La numérisation permet par exemple la reconstitution d’un patrimoine perdu (cf. Palmyre), l’accès mondial à des patrimoines difficilement accessibles, fragiles, etc. Elle favorise donc la patrimonialisation.

Il s’agit dans cette partie de s’intéresser aux nouvelles communautés patrimoniales, porteuses de projets, de représentations et de pratiques qui ne recoupent pas toujours ceux des institutions patrimoniales traditionnelles. Ainsi, le geste scientifique ou encore le geste artistique peuvent se muer en geste patrimonial, ou le devoir de mémoire rencontre par exemple la transmission familiale, brouillant ainsi les prévisions d’usages qui ont initialement présidé à la numérisation et mettant en évidence la dimension relationnelle des activités de patrimonialisation (Tardy). Jean Davallon a décrit les cinq principaux « gestes » qui assurent la réussite du processus de patrimonialisation. “Ces gestes ne rendent pas compte de la diversité des pratiques propres à chaque cas de patrimonialisation, mais définissent les « conditions de félicité », pour parler comme les pragmatistes, permettant au processus de patrimonialisation de réussir et à une chose d’acquérir le statut de patrimoine culturel ou naturel” (Davallon, 2006, 2014). Le premier de ces gestes consiste en la reconnaissance de la “valeur” de l’objet, en l’intérêt porté par un groupe social ou un collectif d’individus; le second réside dans la production de savoir sur l’objet et son “monde d’origine”; le troisième geste consiste en l’énoncé performatif de déclaration du statut de patrimoine qu’il soit juridique, administratif ou scientifique notamment; le quatrième geste correspond à celui de “l’organisation de l’accès” à l’objet patrimonial dont la numérisation fait désormais partie et enfin le cinquième geste est celui de la transmission et de pérennisation dans le temps long.

Pistes de réflexion

● Patrimonialisation par le numérique, vers une transmissibilité facilitée des patrimoines?

● Ces cinq gestes sont-ils redéfinis, reconfigurés, redistribués, “augmentés” par l’environnement numérique ?

● Dans quelle mesure le geste artistique devient-il un geste patrimonial?

● Les gestes individuels (personnel, artistique, scientifique) de patrimonialisation, spécificité de l’environnement numérique?

● Comment décrire les dimensions relationnelles des pratiques de patrimonialisation numérique?


Bibliographie

● Davallon, J. (2014). À propos des régimes de patrimonialisation : enjeux et questions. Retrieved from https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01123906

● Dodebei, V., & Tardy, C. (Eds.). (2015). Mémoire et nouveaux patrimoines. (S. Gorovitz, Trans.). Marseille: OpenEdition Press. Retrieved from http://books.openedition.org/oep/411

● Carrara, S. D., & Lay, Y.-F. L. (2015). Quand l’usage fait patrimoine. Vers une patrimonialisation des usages et des paysages culturels ?. L’exemple de la Dombes. Développement durable et territoires. Économie, géographie, politique, droit, sociologie, (Vol.6, n°1). https://doi.org/10.4000/developpementdurable.10754

● Heinich Nathalie. 2009. La Fabrique du patrimoine : « de la cathédrale à la petite cuillère ». Paris : Éd. de la Maison des sciences de l’homme. (Ethnologie de la France.)

● Austin, John Langshaw. 1970. Quand dire, c’est faire = How to do things with words. edited by G. Lane. Paris, France: Éditions du Seuil.