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Numérisation du patrimoine : solution, injonction ou dissolution ?[modifier | modifier le wikicode]

Bruno Bachimont

Notice biographique[modifier | modifier le wikicode]

Bruno Bachimont est professeur à l’université de technologie de Compiègne et est rattaché à l’unité de recherche Costech. Informaticien et philosophe, il a été directeur de la recherche de l’Ina et il travaille sur la mémoire et le numérique.

Résumé[modifier | modifier le wikicode]

Le numérique est souvent la solution incontournable pour répondre aux difficultés rencontrées par la gestion d’un patrimoine numérisé. Désolidarisant le contenu de son support dont il devient indépendant, le numérique permet de penser à une permanence des contenus au-delà des vicissitudes des supports matériels. Palliant la corruption des supports, permettant une diffusion sans limite, le numérique semble être devenu une évidence faisant injonction. Mais pourquoi veut-on numériser, et surtout à quoi s’engage-t-on ? Comment permettre au numérique de tenir les promesses qu’on lui prête ? Nous argumentons dans cet article pour une démarche globale où un projet de numérisation est d’abord un projet politique et sociotechnique, où est il est nécessaire de (re)penser l’identité des contenus qu’on mobilise pour gérer tant les choix techniques que l’inscription dans la durée du fonctionnement de la collection issue de la numérisation.

Mots Clefs[modifier | modifier le wikicode]

Archives, préservation active et passive, mémoire, oubli, numérisation.

Key Words[modifier | modifier le wikicode]

Archives, active and passive preservation, memory, forgetting, digitization.

Table des matières[modifier | modifier le wikicode]

Introduction    2

Les apories du patrimoine : entre effacement et oubli ?   2

Les exigences de la mémoire   6

Mémoire, passé, archive, nostalgie  6

Deux modèles de mémoire  7

Des déontologies distinctes  8

La promesse du numérique : théorie et pratique.  8

Le numérique comme solution technique  9

Le numérique comme injonction : solution de facilité  9

Le numérique comme variation : dissolution   11

Les enjeux d’une numérisation patrimoniale   12

Conclusion    14

Références bibliographiques   14

Introduction[modifier | modifier le wikicode]

La plupart des détenteurs de collections ou de contenus patrimoniaux doivent désormais inclure le numérique dans la planification et la gestion de leurs fonds. Que ce soit dans l’optique de rendre les contenus accessibles, de valoriser, dans tous les sens du terme, les contenus, de pallier une corruption inéluctable des supports ou une obsolescence des techniques d’inscription et de lecture, le numérique apparaît souvent la solution incontournable. Les politiques publiques, souvent tétanisées par une évolution technologique dont les principes leur échappent, ont engagé ou soutenu des campagnes massives de numérisation ; de même les institutions patrimoniales sont entrées dans une course à l’accumulation massive de données et contenus numériques dont il faut désormais assurer une dimension mémorielle et un contenu patrimonial. Le numérique est de fait une solution adoptée et encouragée pour gérer les questions relevant du patrimoine. S’il paraît difficile de ne pas mobiliser les possibilités du numérique, il est important en revanche de comprendre qu’il implique un rapport particulier et nouveau à la mémoire et à la gestion des contenus. C’est à la fois une conception de la mémoire, une politique patrimoniale et des techniques de gestion qu’il faut renouveler. La numérisation comme intention implique de faire preuve d’esprit de suite et de conséquence, et d’assumer les contraintes que cela engendre. D’une préservation que l’on peut appeler passive (sans connotation péjorative) à une préservation qui ne peut qu’être active (sans connotation méliorative), le numérique instaure un régime de mémoire avec des exigences spécifiques et incontournables que les politiques de la mémoire doivent intégrer pour que la gestion patrimoniale puisse tenir la promesse de durée qu’elle énonce par construction.

Les apories du patrimoine : entre effacement et oubli ?[modifier | modifier le wikicode]

Le patrimoine est une affaire de transmission et d’héritage, sans que les deux soient nécessairement associés. Transmettre, c’est émettre à destination d’un récepteur, ou rendre disponible pour ce dernier, un contenu. Quand ce récepteur est futur (distance temporelle), ou éloigné (distance spatiale), sans qu’il y ait rencontre ni contact entre le récepteur et le destinataire, la transmission est un espoir, un pari, une possibilité que l’on veut rendre possible. Au contraire, symétriquement, l’héritage est ce que l’on reçoit, sans toujours avoir de qui, d’où et comment. C’est ce que l’on est alors qu’on n’en est pas l’auteur. A l’instar de Descartes qui, dans ses Méditations métaphysiques (Descartes, 1967), constate que parmi les idées qu’il possède et qui constituent son esprit, il en est dont il ne peut être l’auteur, et qu’il en est alors le dépositaire, la conséquence, l’après coup, nous constatons que nous sommes héritiers d’un patrimoine dans la mesure où il nous constitue sans que nous l’ayons décidé ni choisi (ce qui explique le traumatisme d’un héritage que l’on découvre alors que nous rejetons ce qu’il manifeste et représente : c’est une part de nous-même qu’il faut alors rejeter). Seule la rencontre directe intergénérationnelle permet une transmission contiguë à l’héritage, où une personne porteuse d’un passé partage avec une autre personne porteuse d’un avenir. Ce partage crée les conditions d’une expérience éducative et culturelle, où la connivence du moment entraîne une promesse d’avenir et la retenue d’un passé.

Ces questions peuvent se décliner de manière variée en fonction de l’objet de la transmission et de l’héritage, de ce qui fait patrimoine à léguer et à recevoir. Le patrimoine comme pratique résiste mal à la distance spatiale et temporelle : c’est l’expérience partagée, comme on le retrouve dans les conservatoires (beaux-arts, musiques, arts et métiers, etc.), où la dynamique du geste montré et appris engendre une pratique partagée qui devient répétable ailleurs et dans l’avenir, les acteurs de cette expérience déployant dans l’espace de leurs parcours futurs et le temps de leur longévité l’héritage de cette pratique.  Chaque acteur, incarnant dans son propre corps et ses propres connaissances les pratiques en jeu, devient alors support de transmission et légataire de celle-ci. A la dynamique de la pratique qui n’existe que le temps de son exécution et de sa réalisation, répond la permanence du corps qui incarne dans sa propre chair la répétabilité du geste. La transmission patrimoniale épouse alors le rythme biologique de l’ontogenèse (apprentissage de l’individu) pour permettre l’évolution phylogénétique de la culture. C’est pour ainsi dire le corps à corps de la culture comme enjeu patrimonial.

Quand l’objet de la transmission n’est pas purement dynamique mais relève d’un régime d’inscription, à savoir une fixation pérenne sur un support matériel, la permanence physique de ce support garantit la longévité du contenu inscrit. Il est alors possible de s’émanciper de la contrainte de la rencontre, de l’expérience partagée entre testateur et légataire. Puisque l’objet peut survivre à son ou ses auteurs, puisqu’il peut subsister indépendamment de ses récepteurs, le patrimoine comme objet devient alors une question qui doit s’aborder de manière privilégiée depuis son support matériel, ses conditions de conservation, de circulation et d’utilisation devenant de facto les conditions de la transmission et de l’héritage patrimoniales.

Mais là encore, il convient de faire la part entre différentes espèces de dépendance à la matérialité : dans quelle mesure le contenu inscrit est-il dépendant de la matérialité qui permet de le fixer ? Cette dépendance se traduit par une relation de variabilité : dans quelle mesure une variation du support entraîne-t-elle une variation du contenu ?

Deux réponses se dégagent qui caractérisent deux types de support (Bachimont, 2017) : les médiums perceptifs et les mediums technologiques[1]. Ainsi un medium perceptif sera-t-il un support pour lequel il n’est pas nécessaire de recourir à une médiation technique particulière pour accéder au contenu dont il est le support d’inscription. Aussi sera-t-il dépendant des conditions de perception et de toute variation matérielle pouvant modifier, altérer la perception qu’on en a.  Nulle médiation ne viendra compenser, modifier, effacer une variation du support. Si elle est perceptible, elle sera perçue, le contenu sera donc différent. La question se déplacera alors sur le statut qu’il convient de donner à cette altération : une altération inessentielle (jaunissement d’un papier pour relire un texte : le texte reste fidèlement restitué) ou essentielle (altération d’un son dans une interprétation musicale : c’est une erreur).

Les médiums technologiques sont quant à eux ces supports pour lesquels une médiation technique est nécessaire pour donner accès au contenu. Le contenu inscrit est un code, ce code devant alors être décodé pour piloter un artefact de restitution (écran, hauts parleurs, etc.) qui donnera accès directement, de manière perceptible, au contenu. A proprement parler, le contenu codé n’est pas un contenu, mais simplement une ressource conservée en attente de décodage (et non de lecture). La variation, l’altération, qui peut survenir sur cette ressource change de nature : elle ne modifie la perception restituant le contenu que si le décodage est lui-même altéré. Si le décodage reste invariant malgré la variation de la ressource, le contenu est restitué à l’identique. On retrouve ici la différence entre les codes analogiques et discrets, ces derniers que nous préférons appeler arbitraires. Les codes analogiques répliquent dans le décodage la variation de la ressource ; les problèmes associés qui en découlent sont bien connus : le vieillissement des supports entraînent ipso facto l’altération du contenu. Le codage arbitraire est, comme son nom l’indique, arbitraire car relève d’une convention donnée pour associer un état de la ressource à un code donné. Si l’altération physique du support n’entraîne pas un changement d’état au sens du schéma de codage, le contenu décodé sera le même. On a donc bien une invariance (relative) du code vis-à-vis des variations du support. Une telle situation se rencontre par exemple avec les supports optiques (DVD par exemple), où la lecture effectuée par un rayon laser catégorise le relief fait de trous et de bosses du DVD en 0 et 1 : tant que le temps de parcours du rayon permet de distinguer un trajet long d’un trajet court, donc un trou d’une bosse, on sait décoder correctement le contenu codé. Ainsi, alors que physiquement le support évolue, que les trous se remplissent progressivement et que les bosses s’écrêtent également, le DVD continue de permettre une lecture parfaite de la ressource altérée.

Les mediums technologiques pourvus d’un code arbitraire instaurent une rupture radicale dans l’économie des supports. En effet, ils permettent de rompre avec les deux malédictions qui font de tout conservateur un damné de la condition patrimoniale :

-      l’utilisation entraîne l’usure et la corruption des supports ;

-      la réplication entraîne une altération du support originale et une imperfection des copies.

Autrement dit, accéder au contenu dans les meilleures conditions nécessitent d’accéder à l’original (les copies sont imparfaites), et le moins de fois possible (chaque lecture entraîne une usure). Ces contraintes entraînent que la meilleure conservation est celle qui s’oppose à l’utilisation et l’accès, autrement dit, engendrant l’oubli. Ou plutôt, elle déplace le poids de la transmission sur la connaissance et la mémoire du contenu, autrement dit l’expérience qu’on en a (eu), plutôt que sur son accès effectif. Effacer le contenu par son usage, l’oublier par sa conservation, tels sont les attendus de la conservation des mediums perceptifs et technologiques analogiques. Évidemment, la pratique a appris à composer avec ces contraintes, et tant la conservation préventive, la reproduction des œuvres et des contenus, l’exposition raisonnée, permettent de livrer le contenu moyennant des altérations acceptables pour la plupart des situations de consultation / utilisation. Mais c’est sous le signe de cette double menace d’effacement et d’oubli que la conservation patrimoniale doit s’effectuer. De Lascaux qu’il faut répliquer pour préserver la grotte authentique, aux manuscrits rares dont il faut réguler l’accès, c’est toute une intelligence patrimoniale qui s’est constituée pour dépasser ces menaces.

Le principe du codage arbitraire permet d’envisager une manière élégante sinon inespérée de dépasser ces difficultés. En effet, le codage arbitraire permet, en principe, d’effectuer des copies parfaites si la lecture nécessaire à la recopie du contenu n’entraîne pas des altérations modifiant le code. L’identité du contenu n’étant plus attachée à l’identité matérielle du support, mais du code retrouvé à partir de ce dernier, les altérations matérielles permettent non seulement de lire sans altérer le contenu, mais aussi de le répliquer identiquement.

La copie parfaite permet alors d’envisager deux perspectives qui bouleversent la condition traditionnelle de la conservation : l’ubiquité et l’éternité. L’ubiquité puisque la copie parfaite permet d’avoir le même contenu en différents temps et endroits. De même, un même support permettant une recopie parfaite sur un nouveau support encore inaltéré par le passage du temps, le contenu reste identique à lui-même malgré la succession des supports qui véhiculent son inscription. Tant la distribution spatiale du contenu (ubiquité) que la succession temporelle (éternité) semblent découler de l’invariance du code aux variations de ses réalisations physiques et matérielles.

Comment les promesses de l’invariance émise par le codage arbitraire peuvent-elles être tenues ? Nous l’avons fugacement suggéré, l’invariance est relative. Autrement dit, elle est confinée à des plages de variation autorisées, qui ne menacent pas la qualité du décodage à venir. Or, bien évidemment, on sort toujours de ces plages, via deux phénomènes bien connus : la corruption des supports, encore et toujours, et l’obsolescence des schémas de codage.

En effet, le codage arbitraire permet l’utilisation de support physique pour lesquels on recherche des techniques d’enregistrement permettant tant la massification des contenus que la rapidité d’accès. Cela se traduit par une complexification et donc fragilisation de ces supports qui, du fait de la physique propre aux phénomènes sur lesquels ils reposent, évoluent rapidement et se dégradent tout autant. Que ce soient les supports optiques ou magnétiques, les supports de mémoire n’ont jamais été aussi fragiles et peu durables. L’inscription dont ils assurent la permanence évolue matériellement rapidement au-delà des limites permettant une relecture / décodage à l’identique (Jean-Charles Hourcade, Franck Laloë, & Spitz, 2010).

Par ailleurs, l’obsolescence des formats de codage entraîne également une perte, irrémédiable, d’information : en effet, puisque le code est arbitraire, on ne peut plus reposer sur les propriétés physiques du contenu fixé sur le support pour dégager l’information associée : il est nécessaire d’avoir la convention de lecture et son instrumentation associée, puisqu’il faut une médiation technique pour accéder à un contenu perceptible.

Or, la technique évoluant au rythme de ses usages, les formats de codage en adoptent également leur rythme. Aussi l’obsolescence est-elle accélérée, et cela de manière nécessaire, à moins de postuler une stagnation de la technique : sans aborder le débat ici, soulignons simplement que cette idée est contradictoire avec l’idée même de technique (Leroi-Gourhan, 1973).

De ce fait, on voit alors réapparaître le spectre de l’effacement et de l’oubli, mais de manière totalement transformée. L’effacement n’est plus le fait que le contenu disparaisse, mais le fait qu’il n’est plus mémoire ni héritage, mais un présent assimilé aux formats techniques du moment. En effet, pour conserver la lisibilité technique des contenus, que ce soit pour dépasser la corruption des supports que pallier l’obsolescence des formats, il est nécessaire de transformer les contenus, de modifier leur condition matérielle, pour en faire des produits du temps actuels, et non plus un héritage des temps anciens. Le patrimoine n’existe qu’à condition de s’effacer pour renaître comme un contenu présent, actuel, dont la dimension mémorielle est gommée.

De même, si on résiste à la tentation de faire évoluer la ressource pour permettre sa lisibilité technique, on le condamne à l’oubli, puisqu’il ne sera plus possible de savoir quel contenu il recèle. Car, comme on l’a dit, le codage étant arbitraire, il n’est pas possible de savoir à partir de ses propriétés matérielles à quel code il renvoie si on ne le connaît pas[2].

Aussi effacement et oubli sont-ils la condition de la conservation patrimoniale, qu’elle soit « classique » pour mobiliser des mediums perceptibles ou « moderne » pour reposer sur des techniques de codage arbitraire[3]. Mais, comme nous allons nous y intéresser, les manières de gérer cette double menace sont différentes selon le cas, et une politique ou projet de numérisation doit le prendre en compte pour à la fois fixer des objectifs et se donner les moyens cohérents pour les atteindre. L’intention de numérisation doit expliciter la sortie d’une condition patrimoniale pour une autre, et l’assomption du patrimoine numérisé doit impliquer un comment à la hauteur du pourquoi l’on numérise.

Les exigences de la mémoire[modifier | modifier le wikicode]

Mémoire, passé, archive, nostalgie[modifier | modifier le wikicode]

Nous avons considéré la notion de patrimoine à travers ses objets, ce qu’il y a à transmettre ou ce dont on hérite. Mais, au cœur même des enjeux de la transmission et de l’héritage réside notre rapport au temps, notre perception du temps révolu et de ce qu’il recèle, c’est-à-dire la mémoire. Une manière de caractériser cette dernière (la définir serait présomptueux tant ce terme est riche et lourd de traditions et acceptions diverses) est de considérer qu’il y a mémoire quand on vise ou considère un événement marqué du sceau du passé. On ne se souvient, autrement dit, que de ce qui est passé, de ce qui s’est passé.

Quand on demande à un objet d’être patrimonial, d’être objet de mémoire ou porteur de mémoire, ce que nous appelons un mnémophore, c’est qu’il porte dans sa matérialité la référence au passé (Bachimont 2021). C’est ici le goût de l’archive (Farge, 1997), la manifestation phénoménologique par la présence de l’archive de l’absence d’un événement et de ce dont il se compose, car émanent du passé. L’archive donne à sentir la distance temporelle, elle la matérialise dans notre rapport à temps où par définition ne nous ne vivons que le présent. Mais, comme l’a souligné Augustin en son temps, un présent élargi (distensio animi) qui comprend la présence du passé – mémoire – et celle du futur – anticipation (Augustin, 1964). Mais comment reconnaître et distinguer la présence du passé du simple présent ? Quel est l’index du passé, ce qui le manifeste comme tel ? Pour le vécu de la conscience, c’est la conscience du souvenir, ou encore la rétention qui permet de saisir le tout juste passé (comme dans la perception d’une mélodie et de la succession sonore). Pour les contenus, c’est le goût de l’archive comme manifestation du passé. Cette manifestation débouche naturellement sur la nostalgie, en définissant cette dernière comme un passé révolu, qui ne peut être reproduit ou reconduit. Si la mémoire est la perception de la distance temporelle nous séparant du passé comme tel, la nostalgie est le sentiment que rien ne peut abolir cette distance. La nostalgie est donc la donation d’un passé qui se refuse.

Ces considérations peuvent sembler nous éloigner de notre sujet, mais nous aimerions soutenir que non. Car en effet, notre société contemporaine est habitée par les mnémophores dont parfois elle refuse la nostalgie, maintenant un passé honni ou revendiqué comme éternel présent (Todorov, 1995), ou au contraire elle s’y abîme pour plaider un retour bien sûr impossible.

Deux modèles de mémoire[modifier | modifier le wikicode]

Mais si la mémoire est la donation d’un présent qui n’est plus, donc d’une distance temporelle à l’événement, quelles sont ses conditions de possibilité et comment les maintenir dans une organisation culturelle assumant un patrimoine pour le compte d’un collectif ou d’un individu ?

Se souvient-on parce qu’on a des souvenirs, ou avons-nous des souvenirs parce que nous nous souvenons ? Cette question, qui peut paraître oiseuse au premier abord, mobilise et oppose en fait deux conceptions différentes de la mémoire et du rapport au passé, selon le primat que l’on donne aux souvenirs-objets (ce dont on se souvient) ou au souvenir-processus (le fait de se souvenir) (Bachimont, 2010).

Selon une première conception de la mémoire, que nous appellerons classique ou statique, la mémoire repose en sa possibilité sur la constitution de traces et leur disponibilité pour leur saisie par la pensée et la conscience. Les souvenirs-objets sont donc la condition de possibilité de la mémoire et en définissent l’objectivité : l’objet dont il y a mémoire. Ces souvenirs sont de deux types essentiellement :

-      Les souvenirs externes : ce sont les objets matériels constituant pour nous des traces du passé, comme les documents, les photos, les vestiges, etc.

-      Les souvenirs internes : ce sont nos traces cérébrales ou mentales mnésiques, les souvenirs que notre conscience mobilise quand elle se souvient.

Alors que les souvenirs externes, comme objets matériels et intersubjectifs, peuvent être soumis à la critique scientifique et donne lieu à la science historique, les souvenirs internes sont soumis à la subjectivité de la conscience, à l’arbitraire individuel et échappe à la critique du fait de son caractère vécu. Ces souvenirs internes seront à la base de ce qu’on appelle la mémoire vécue, mémoire individuelle ou mémoire collective quand on parle du groupe social. Si on oppose classiquement l’histoire, scientifique et critique, à la mémoire, subjective et arbitraire, histoire et mémoire relèvent en revanche du même modèle mémoriel, à savoir qu’on a des souvenirs dont la présence à travers le temps est le gage de la possibilité du souvenir comme processus.

Dans cette optique, l’enjeu est de conserver les souvenirs, de garder intacte leur intégrité physique, pour assurer la possibilité et la fidélité de la mémoire, historique ou vécue. Si le souvenir est identique à travers le temps, on se souvient de la même manière. La mémoire vécue est inférieure en droit à la mémoire historique car, contrairement à cette dernière, elle est incapable de garantir et d’étudier l’objectivité et l’intégrité de ses souvenirs. Mais tant la mémoire vécue que la mémoire historique sont pensées de la même manière sur la base de l’objectivité et l’exactitude des souvenirs, objets dont il faut garantir l’intégrité physique et l’identité à soi au cours du temps.

Selon la seconde conception, que l’on appellera « dynamique », la mémoire ne repose pas sur des souvenirs, mais sur une dynamique, un processus, où l’on se saisit d’objets comme témoins du passé, dont on réactive le caractère de souvenirs à chaque fois qu’on se souvient. Le souvenir comme objet est institué par le souvenir comme processus : on a des souvenirs parce qu’on se souvient. L’intuition sous-jacente est qu’un objet, trace historique ou vécu mémoriel, ne possède pas en lui-même son rapport au passé. En effet, un objet n’a pas en lui-même de valeur temporelle : c’est notre mobilisation de cet objet qui institue son rapport au temps (Olivier, 2008). Un souvenir-objet sera donc une trace du passé parce que notre souvenir-processus vise le passé à travers le souvenir-objet. En outre, si un objet ne peut véhiculer par lui-même son rapport au passé, il ne peut non plus rester identique à lui-même. Autrement dit, à chaque fois qu’on se saisit d’un souvenir-objet, on ne peut garantir qu’il soit identique aux souvenirs-objets dont on s’est déjà saisi auparavant. La fidélité de la mémoire ne peut reposer sur l’exactitude et l’intégrité du souvenir-objet : c’est à travers la manière d’exercer la mémoire, dans les modalités du souvenir-processus qu’on pourra établir notre confiance et notre croyance dans notre passé.

Cette seconde conception est dynamique car elle repose sur l’exercice de la mémoire, du souvenir processus, pour réinventer les souvenirs-objets. A l’opposer du modèle objectif de la mémoire, où l’enjeu est de figer le souvenir-objet, de fixer pour l’éternité la trace du passé, le modèle dynamique assume le fait que souvenir est toujours reconstruit, réinventé à travers un processus dont il faut établir la fidélité.

Des déontologies distinctes[modifier | modifier le wikicode]

Ces conceptions opposées dans leur formulation principielle et théorique sont évidemment composées en pratique. Il n’est pas de dynamique mémorielle sans souvenirs, ni de souvenir sans dynamique mémorielle. Mais ces conceptions conduisent à des méthodologies et déontologies distinctes selon le primat qu’il faut accorder au souvenir-objet ou au souvenir processus. Selon la première, le souvenir-objet constituant le souvenir comme processus, il convient de s’assurer de sa disponibilité et intégrité. L’enjeu de la conservation patrimoniale sera donc de garantir l’authenticité et l’intégrité des contenus, les vertus cardinales de l’archivistique. La longue durée rendant la disponibilité des contenus et leur intégrité encore plus aléatoire, on peut comprendre que la tradition patrimoniale s’est constituée contre les ravages de la corruption matérielle et la perte d’intelligibilité des contenus. Avoir des contenus et savoir ce que l’on a sont logiquement l’enjeu crucial.

La seconde conception de la mémoire conduit à une vision complémentaire où l’usage doit être premier. Une mémoire n’est possible que si elle repose sur un exercice, un pratique où l’objet est réinventé dans sa distance temporelle, marquant dans le présent de la remémoration la distance de sa survenance première. Des pratiques de remémorations des antiques (Yates, 1975) et des médiévaux (Carruthers, 2002), où la répétition est la condition de la présence mémorielle, aux pratiques mémorielles contemporaines, la mémoire ne donne le passé que si on s’y exerce.

De manière caricaturale, on voit les métiers contemporains du patrimoine se répartir les tâches selon ces deux approches complémentaires : les uns garantissent l’intégrité, les autres diffusent et valorisent. Mais ce clivage est partiellement trompeur : car l’hybridation des deux modèles travaillent en profondeur chacune de ces tâches. Savoir comment et ce qu’il faut conserver dépend d’une pratique mémorielle, et la pratique mémorielle doit s’exercer sur des contenus à l’objectivité critiquée et éprouvée.

La promesse du numérique : théorie et pratique.[modifier | modifier le wikicode]

Un projet de numérisation dans le contexte patrimoniale sera donc la rencontre des promesses du numérique et des nécessités déduites d’un projet patrimonial et mémoriel. Comme nous l’avons suggéré, le numérique induit des difficultés qui sont propres aux médiums technologiques arbitraires qu’il faut croiser avec les contraintes propres aux régimes mémoriels de la conservation, entre maintien de l’intégrité objective des contenus et exercice de la mémoire pour les réinventer en permanence dans leur objectivité. Le numérique se manifeste à travers trois figures principales : la solution technique aux problèmes inhérents de la conservation, nous l’avons déjà abordé nous y reviendrons donc brièvement, une injonction politique et pratique pour surmonter la massification des contenus et la corruption des supports, c’est le numérique comme solution de facilité, et enfin le numérique comme variation car le numérique permet la manipulation et la transformation à chaque usage : si l’utilisation n’est plus usure et falsification, elle est désormais transformation. Le numérique n’est pas une solution mais une dissolution.

Le numérique comme solution technique[modifier | modifier le wikicode]

Les mediums technologiques numériques permettent, par un codage arbitraire, de pallier les variations physiques du support. Cette invariance rend indépendant au support physique, ce qui confèrent aux contenus leur caractéristique « virtuelle » : dans le contexte numérique, virtuel ne signifie pas irréel ou inexistant, en opposant fallacieusement l’inexistence numérique à l’existence physique, mais signifie au contraire à la fois l’indépendance à la nature du support physique et la dépendance à son existence. Nul contenu numérique sans support physique, mais la nature physique de ce support indiffère. C’est là la force du codage arbitraire, qui devient un objet conceptuel et culturel sans être imposé par la nature matérielle du support d’inscription. Si l’on peut faire une histoire culturelle des codages et des formats, il paraît oiseux de faire l’histoire des lois de la matière, sinon de leur découverte et formulation mais non de leur nature. Le code reste un arbitraire de l’esprit et un reflet des usages avérés et visés.

Comme nous l’avons dit, les formats se succèdent dans une histoire façonnée par les usages. Si la science et ses techniques constituent le terreau de leur conceptualisation, leur formalisation et formulation restent contingentes et culturelles. Par conséquent il faut prendre au sérieux la dimension socio-politique des codages et formats : définir un format, l’adopter, en changer sont des décisions de nature stratégique, commandées tant par les possibilités techniques qu’elles offrent que par le contexte socio-politique des acteurs qui le portent : quels sont les acteurs industriels ? Quels sont les réseaux commerciaux ? Qui sont les autres utilisateurs ? Où et par qui sont prises les décisions ? Ces régulations sont rarement le fait des nations et de leurs émanations, mais d’entités de régulation plus ou moins institutionnalisées ou ad hoc. Ces comités sont variés, et ressortissent par exemple de l’ISO, du W3C, de IEEE, etc. Le choix des normes repose sur une connaissance approfondie des modalités de leur élaboration et des acteurs qui y président.

Une première conclusion s’impose : un projet de numérisation doit pouvoir s’inscrire dans une compétence sociotechnique où le choix des normes et des outils associés est maîtrisé.

Le numérique comme injonction : solution de facilité[modifier | modifier le wikicode]

Le numérique est donc une solution technique intéressante par sa capacité à se rendre indépendant des supports et permettre la copie parfaite, et donc la diffusion et la permanence. Mais son choix n’est pas seulement dicté par ces propriétés techniques, mais également par l’évolution entraînée par la numérisation des systèmes d’élaboration, production et échange des contenus et informations. En effet, le numérique a révolutionné le monde de la communication en inversant l’ordre antérieur de l’échange d’information : jusqu’alors, on transmettait un signal, assurant la communication, et parfois on s’inquiétait de son enregistrement. La vidéo a d’abord existé comme transmission avant d’être une inscription / enregistrement. Le numérique, et en particulier le protocole d’Internet ont renversé ce rapport : tout contenu est d’abord inscrit, enregistré, formaté en information structurée avant d’être communiqué. L’enregistrement précède désormais la communication (Bachimont 2018).

Cette mutation entraîne plusieurs conséquences. En effet, ce qui n’était que transmission étant désormais d’abord enregistrement, il est possible de le conserver puisqu’il est disponible, sous la main. D’où une massification considérable des contenus dont la question de la conservation se pose : d’une part, le périmètre de ce qui est à conserver s’étend (par exemple la téléphonie sous IP implique que toute conversation est d’abord un enregistrement contrairement la téléphonie classique) , d’autre part pour chaque type de contenu à conserver la masse de contenus concernés s’élargit (quasiment toute la téléphonie a basculé sur IP).

Cela concerne aussi les contenus habituels soumis aux pratiques conservatoires institutionnalisées, comme dépôt légal : les contenus radiodiffusés n’ont jamais été aussi nombreux qu’aujourd’hui. Cette avalanche de nouveaux contenus appelle un déploiement inédit de moyen de captation et de conservation. La réponse qui s’imposa fut naturellement le numérique dans la mesure où il permet l’automatisation et le passage à l’échelle : les contenus évoqués ici étant par définition émis de manière numérique, il est possible d’automatiser leur collecte, documentation et conservation. Le numérique appelle le numérique.

Mais cette inflation n’est pas sans déséquilibrer les modèles de la mémoire que nous avons évoqués. Car la conservation devient simplement stockage en se dé-corrélant des pratiques de lecture et de consultation : les contenus sont trop massifs pour être consultés, et le seront probablement jamais. Or, si la tension entre conservation et consultation, entre stockage et usage est inhérente à toute pratique patrimoniale s’intéressant à des objets matérialisés, elle est ici rompue, faisant fi des équilibres traditionnels trouvés pour la résoudre. Traditionnellement en effet, les institutions se répartissent la charge de la conservation et la consultation : par exemple les bibliothèques conservent les ouvrages, les universités entretiennent la pratique de la lecture. Au sein même des bibliothèques, les services de lecture sont essentiels au fonctionnement. L’équilibre traditionnel repose donc sur le couplage entre les deux modèles que nous avons présentés, entre la conservation et l’utilisation.

Cet équilibre est à présent rompu du fait d’une part de la massification et d’autre part de l’élargissement du périmètre des contenus concernés. En effet, la masse des contenus engrangés périodiquement excède ce qui est humainement lisible par les communautés concernées : par exemple, l’INA capte de l’ordre d’un million d’heures de contenus par an, ce qui représente 41000 jours de consultation 24h sur 24. Mais il faut également prendre en compte les captations qui ne renvoient à aucune communauté en particulier qui se sait concernée par la consultation et l’utilisation des contenus captés. Si le dépôt légal s’adresse en priorité à la communauté des chercheurs, que dire des captations des données personnelles, des données engendrées par les réseaux sociaux, les données industrielles, techniques et scientifiques produites par les entreprises ? Quelles pourraient être leur communauté d’usage, les communautés désignées pour reprendre la terminologie d’OAIS (Consultative Committee for Space Data Systems, 2002) ? En particulier, quand on envisage le patrimoine technique d’une entreprise et de ses objets industriels, qui peuvent être aussi complexes qu’un avion, un satellite, une centrale nucléaire, quelle peut être la communauté désignée pour les appareils dont le cycle de vie est supérieur à celui des connaissances qui permettent de le traiter ? Par exemple, le cycle de vie des connaissances scientifiques et techniques en conception industrielle est de l’ordre d’une trentaine d’année alors que les appareils sont exploités sur des périodes pouvant faire le double : comment gérer alors le patrimoine des connaissances nécessaires à l’entretien, le recyclage, le démantèlement, quand ces connaissances ne font plus parties des pratiques de l’ingénierie du moment ni des contenus de formation des futurs ingénieurs ? La brutale expansion des volumes d’information produits et captés ont rompu l’équilibre mémoriel.

Une réponse peut venir des nouvelles techniques de lecture industrielle (Giffard, 2012), c’est-à-dire par les machines : à l’instar des techniques des humanités numériques, on peut considérer que la masse sera traitée par la machine pour permettre au regard humain de se concentrer sur les contenus d’intérêt du moment. On retrouve l’opposition désormais classique entre une lecture distante et une lecture proche, proposée par (Moretti, 2013), où l’instrumentation automatisée devient une condition de possibilité de la lecture. Sans vaticiner gratuitement sur l’effectivité de ces perspectives, il n’en demeure pas moins que tout projet de numérisation doit prendre en compte et déterminer, voire définir ou constituer, la communauté désignée pour qui cette conservation est faite, par qui l’utilisation est effectuée et l’intelligibilité des contenus maintenue et transmise.

Le numérique comme variation : dissolution[modifier | modifier le wikicode]

Mais le numérique entraîne encore un autre paradoxe que la notion de copie parfaite, rendue possible par le principe des mediums technologiques arbitraires, ne laissait pas immédiatement deviner. C’est que le numérique entraîne la perte d’identité des contenus en instaurant un régime généralisé de la variante, certes bien connue de la tradition philologique (Cerquiglini, 1989), mais inattendue dans le contexte numérique.

Le régime de la variante tire sa source de deux principes complémentaires. D’une part, tout contenu numérique étant composé d’une ressource codée à partir de laquelle reproduire une vue publiée perceptible, il en résulte qu’il est possible de modifier à chaque fois les conditions sous lesquelles la reconstruction de la vue publiée s’effectue à partir de la ressource codée. Puisque lire revient à exécuter un programme, chaque exécution peut en droit être paramétrée différemment des précédentes. D’autre part, la ressource peut être captée et recopiée, et là encore la ressource peut être modifiée lors de ces « glisser-déposer ». Si la copie parfaite est possible, et pratiquée dans de nombreux protocoles techniques (par exemple le routage, le caching Internet, etc.), la recopie est souvent effectuée dans l’optique d’une nouvelle éditorialisation  (Bachimont, 2007) qui conduit à modifier le contenu de manière plus ou moins sensible ou perceptible, allant du simple changement de qualité de codage à l’altération des images et des sons, modification des séquences initiales ou finales, etc. Le mécanisme des « mêmes » n’a fait que rendre particulièrement saillant ce phénomène inhérent au fait numérique.

Ainsi donc la copie numérique entraîne-t-elle la modification du contenu, l’engendrement de nouvelles variantes, ni parfaitement identiques ni complètement différentes du premier contenu, qu’on a peine à appeler « original », puisqu’il est déjà le produit d’une reconstruction à partir d’une ressource codée. Alors que la tradition imprimée s’était dotée d’outils comme le bon à tirer pour l’imprimeur, le dépôt légal de la version associée faisant désormais référence, la publication numérique ne connaît pas de telles dispositions où c’est plutôt l’état correspondant à une captation donnée qui sert de repère à défaut d’étalon pour évaluer les différences produites par d’autres « exemplaires ». L’identité même du contenu peut être modifiée, selon les variations et altérations introduites, cela dépend in fine des conditions d’individuation propres au genre éditorial du contenu : si modifier les sauts de lignes dans un texte en prose ne change rien à son identité, c’est un bouleversement pour la poésie par exemple. Ainsi faut-il expliciter ces conditions d’individuation qui ne sont pas toujours prédéfinies pour les contenus non textuels en particulier : à partir de quand le changement de taille, de qualité d’une photo numérique modifie-t-elle cette photo ?

Enfin, dès que l’on considère un contenu numérique dans la longue durée, notamment quand il est issu de contenus non numériques, la ressource codée est un outil ou une ressource mais non le document lui-même. C’est une difficulté et une facilité. Facilité, car il est possible de faire évoluer la ressource codée, notamment pour pallier l’obsolescence des formats par exemple, sans attenter à l’identité du contenu, dès lors que l’on sait apprécier la conformité de la vue reconstruite à partir de la nouvelle ressource aux anciennes. Mais cette appréciation suppose encore une fois l’établissement de conditions d’individuation du contenu.

Une dernière conclusion s’impose donc : quand on envisage un projet de numérisation, il convient de définir les conditions d’identité et d’intégrité du contenu, sachant qu’elles ne correspondent plus à l’identité de la ressource codée mais plutôt à l’information associée et la vue perceptible reconstruite à partir d’elle.

Les enjeux d’une numérisation patrimoniale[modifier | modifier le wikicode]

Au terme de ces considérations variées, il est temps de rassembler notre propos pour cerner les contraintes s’exerçant sur les intentions et les assomptions d’un projet de numérisation. La plupart du temps, la numérisation puise sa motivation et sa légitimité contre la double menace d’oubli ou d’effacement inhérente aux contenus non numériques. On peut les regrouper de la manière suivante :

-      Pallier la corruption des supports physiques altérant définitivement la possibilité d’accès aux contenus : que ce soient des mediums perceptibles ou des mediums technologiques analogiques, la numérisation permet de dissocier la survie de l’information de la vie matérielle des supports physiques associés ;

-      Permettre la diffusion des contenus sans menacer leur conservation : non seulement le numérique permet de diffuser à l’échelle d’Internet les contenus, mais la problématique de la valorisation devient autonome de celle de la conservation, une version de consultation pouvant être dissociée de d’une version de conservation ;

-      Profiter de l’évolution des technologies tant pour améliorer les conditions de conservation que de diffusion : formats de compression plus efficaces (passage de la SD à la HD par exemple), navigation facilitée et services offerts aux internautes, etc.

Cependant, ces motivations doivent s’accompagner d’une claire conscience ces contraintes qui en sont issues, pour que ces objectifs soient atteints. En particulier, on peut regrouper ces contraintes de la manière suivante :

-      Le passage d’une préservation passive à une préservation active : alors que les mediums perceptibles sont gérés via une conservation préventive (les meilleures conditions de stockage pour retarder la corruption physique) pour n’envisager une intervention sur les contenus seulement lors de dégradations constatées (conservation curative et restauration), le numérique exige d’intervenir en permanence sur les contenus pour permettre leur lisibilité technique future : en particulier, intervenir avant que la corruption physique n’empêche le décodage, intervenir avant que le format de lecture soit obsolète. Le paradoxe du numérique est qu’il faut intervenir quand le contenu « se porte bien », avant toute dégradation altérant le décodage, alors que la conservation classique n’intervient qu’après le constat de ces dégradations, mettant l’accent sur des conditions préventives auparavant.

-      La nécessité de gérer la numérisation comme un projet sociotechnique :

o  Définir les conditions politiques d’adoption d’une norme ou du format de numérisation : quels acteurs, quelle communauté d’usager, quelles régulations ?

o  Définir les communautés désignées qui seront partenaires de la numérisation : étant donné que la massification et la complexification seront souvent une conséquence d’un projet de numérisation, il importe de ne pas engendrer de décrochage vis-à-vis d’une pratique de consultation et d’utilisation, qui maintient l’intelligibilité et donc la pleine dimension culturelle et intellectuelle des contenus.

o  Définir les conditions d’individuation des contenus numérisés pour à la fois gérer les transformations inhérentes à la conservation que réguler les copies et transformations engendrées par l’utilisation.

Par conséquent, un projet de numérisation est un projet entraînant une chaîne de responsabilités, comme le souligne d’ailleurs la norme OAIS (Consultative Committee for Space Data Systems, 2002). Ces responsabilités sont les suivantes :

-      Au niveau de l’institution : il s’agit bien sûr de la décision politique d’engager le projet numérisation. Parler de décision politique ne doit pas nous méprendre : il ne s’agit pas de communiquer et de faire accepter un projet décidé, mais de construire l’espace délibératif permettant de dégager la ou les communautés désignées, de définir les moyens associés, et d’envisager le projet dans la durée pour répondre aux contraintes vues ci-dessus. Car la préservation active est coûteuse, tout le temps et pour toujours. La seule promesse que le numérique tient toujours est son coût.

-      Au niveau de l’organisation et du management : manager un projet de numérisation impose de construire les compétences associées pour maîtriser les enjeux techniques sans en faire un « projet d’ingénieur » ; la négociation des choix techniques doit s’effectuer au niveau des délibérations sociotechniques, non pas en termes d’acceptabilité, à laquelle on réduit trop souvent la question technique, mais dans la construction des choix et des moyens nécessaires pour les assumer.

-      Au niveau de la mise en œuvre : c’est à ce niveau qu’on décidera des approches techniques quant à la gestion de la préservation active. D’une part, la politique de préservation proprement dite pour assurer l’accessibilité technique dans la durée sans la perte de l’identité : migration, émulation, description, distribution qui sont les stratégies habituelles pour garantir l’accessibilité technique dans la durée (Bachimont, 2017). D’autre part, les stratégies de valorisation auprès des communautés désignées ainsi qu’avec les autres publics concernés. Les communautés désignées ont un rôle particulier puisque ce sont elles qui sont en fait les garantes de la préservation par l’usage et l’accessibilité cultuelle à l’intelligibilité des contenus ; classiquement ce sont les associations savantes et professionnelle, ainsi que les chercheurs académiques. Mais cette liste n’est pas destinée à être limitative.

Si le projet de numérisation est souvent déclenché par un besoin pratique, commandé tant par la valorisation à construire que par la corruption à prévenir, c’est une démarche globale qui doit permettre de penser le projet pour le mener à bien au-delà de la prise de décision.

Conclusion[modifier | modifier le wikicode]

Le numérique est souvent la solution incontournable pour répondre aux difficultés rencontrées par la gestion d’un patrimoine numérisé. Désolidarisant le contenu de son support dont il devient indépendant, le numérique permet de penser à une permanence des contenus au-delà des vicissitudes des supports matériels. Alors que les mediums perceptifs devaient affronter l’effacement et donc la perte si on les utilise ou l’oubli si on s’abstient de les utiliser pour les consulter, le numérique apporte une solution élégante en permettant la copie parfaite, invariance construite et dégagée des variations physiques du support.

Mais le problème n’est pas résolu, seulement déplacé. La permanence numérique conduit à une autre forme d’effacement et d’oubli. L’effacement provient des migrations et transformations successives qui conduisent le contenu à un anachronisme technologique qui débouche à un anachronisme psychologique, où l’on juge le contenu selon les critères du moment puisque le contenu apparaît contemporain, ses marqueurs du temps passé étant effacés par ces transformations technologiques (Bachimont 2021). L’oubli serait alors le fait de rendre le contenu illisible faute de vouloir l’altérer par les transformations techniques nécessaires.

Ce qui fait qu’un projet de numérisation ne peut être un simple projet d’ingénierie, une solution technique. Dépasser la double menace de l’effacement et de l’oubli conduit à définir le contenu pour lui-même, dans son identité informationnelle indépendante de son codage matériel, et donc les conditions d’individuation qui permettent de le reconnaître sous ses différents visages reconstruits. Outre ce problème conceptuel et culturel, il convient d’avoir une approche globale où les éléments politiques et sociotechniques sont pensés et articulés. Que ce soient le choix technique d’une norme, l’identification des acteurs, les communautés qui seront partenaires de l’usage, le projet de numérisation est une démarche qui engage le destin de la collection.

Si un projet de numérisation naît d’un besoin, il faut en faire une intention raisonnée, pour le transformer ensuite un projet assumant une logique de moyens au service d’une logique de fins. Pourquoi numérise-t-on ? Une question à laquelle on ne peut jamais répondre seul, que l’on soit une institution, un archiviste ou conservateur, ou un simple spécialiste de la préservation.

Références bibliographiques[modifier | modifier le wikicode]

Augustin, S. (1964). Confessions. Paris: GF-Flammarion.

Bachimont, B. (2007). Ingénierie des connaissances et des contenus : le numérique entre ontologies et documents. Paris: Hermès.

Bachimont, B. (2010). La présence de l'archive : réinventer et justifier. Intellectica, 53-54, 281-309.

Bachimont, B. (2017). Patrimoine et numérique : Technique et politique de la mémoire. Bry sur marne: Ina-Editions.


B. Bachimont B. (2018). Between Data and Formats: when Communication becomes Recording In: Towards a Philosophy of Digital Media, edited by A. Romele and E. Terrone: Palgrave Macmillan 2018.

Bachimont, B. (2021). Archive et mémoire : le numérique et les mnémophores. Signata - Annales des sémiotiques 2021 Vol. Numéro spécial : Sémiotique de l'archive, Maria Giulia Dondero, Andreas Fickers, Gian Maria Tore, Matteo Treleani (eds) Issue 12 Pages 1-19

Carruthers, M. (2002). Le livre de la mémoire : la mémoire dans la culture médiévale (D. Meur, Trans.). Paris: Macula.

Cerquiglini, B. (1989). Éloge de la variante : Histoire critique de la philologie. Paris: Le Seuil.

Consultative Committee for Space Data Systems. (2002). Reference Model for an Open Archival Information System (OAIS).

Descartes, R. (1967). Œuvres philosophiques de Descartes (Vol. "II : 1638-1642"). Paris: Garnier.

Farge, A. (1997). Le goût de l'archive. Paris: Seuil.

Giffard, A. (2012). L'industrialisation du lecteur. [The Reader’s Industrialization]. Médium, 32 - 33(3), 342-355. doi:10.3917/mediu.032.0342

Jean-Charles Hourcade, Franck Laloë, & Spitz, E. (2010). Longévite de l’information numérique: EDP Sciences.

Leroi-Gourhan, A. (1973). Milieu et technique. Paris: Albin Michel.

Moretti, F. (2013). Distant reading: Verso.

Olivier, L. (2008). Le sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie. Paris: Le Seuil.

Todorov, T. (1995). Les abus de la mémoire: Arléa.

Yates, F. (1975). L'art de la mémoire. Paris: Gallimard.



[1] Nous choisissons, contrairement à l’étymologie latine, mais en suivant l’usage de ces termes, de distinguer media et medium, le premier n’étant pas le pluriel de second. Un média, des médias, seront des systèmes de communication et d’élaboration de contenus : la presse, la radio-télévision, etc. Un médium, des mediums, seront des véhicules matériels pour l’inscription de contenus.

[2] On pourrait tempérer cette impossibilité en utilisant les propriétés du contenu pour retrouver des propriétés du codage, à l’instar des techniques de cryptanalyse . Ces techniques sont d’ailleurs associées au domaine devenur fort actif des video forensics.

[3] Puisque le codage analogique rejoint ici les mediums technologiques dans sa dépendance aux variations matérielles du support.


Proposition initiale

A- Qui numérise et pourquoi ?[modifier | modifier le wikicode]

1. Tout projet de numérisation suppose une intentionnalité[modifier | modifier le wikicode]

Bruno Bachimont / bruno.bachimont(a)utc.fr 

Toute campagne de numérisation au sein d’une organisation implique notamment un investissement humain et financier. Engager une telle entreprise suppose donc toujours une intention particulière, individuelle ou collective, et des objectifs, explicites ou implicites. Différentes intentions, parfois contradictoires, doivent ainsi pouvoir cohabiter afin de concevoir une vraie politique de numérisation. On peut mettre en avant des objectifs scientifiques (mise à disposition d’un corpus, ouverture aux chercheurs de pièces fragiles, ...), de communication (notamment la facilitation et la démocratisation de l’accès aux collections), d’archivage (la sauvegarde d’originaux en risque de disparition par exemple), de valorisation (la promotion de l’institution et de ses fonds), de partage (utilisation par d’autres communautés d’usagers, possibilité de réutilisation des données ...), de rationalisation du stockage (en particulier pour libérer des espaces), etc.

Il est important de prendre conscience de manière critique des présupposés qui président à l’élaboration d’un projet de numérisation : les arguments affichés pour convaincre les financeurs de l’opération ou les décisionnaires institutionnels ne sont pas nécessairement ceux qui ont motivé initialement le projet. Par ailleurs, l’évaluation finale des retombées du projet peut révéler des différences majeures avec les objectifs initialement fixés.

Pistes de réflexion :[modifier | modifier le wikicode]

● pilotage et gouvernance de la numérisation: lettres de mission, schémas directeurs/stratégiques, cahiers des charges, notes d’intention, comptes rendus de réunions préparatoires, feuilles de route des ministères

● Articulation / hiérarchisation des intentions (intention individuelle/raison institutionnelle/raison computationnelle)

● le numérique comme effet de mode ? comme injonction moderniste, injonction à l’innovation ?



Suggestions bibliographiques :[modifier | modifier le wikicode]

● Bachimont, Bruno. 2017. Patrimoine et numérique: technique et politique de la mémoire . Bry-sur-Marne, France: INA.

● Séminaire international d’été de muséologie. (2014). Documenter les collections des musées: investigation, inventaire, numérisation et diffusion . (C. Merleau-Ponty, Ed.). Paris, France: La documentation Française.

https://www.ladocumentationfrancaise.fr/catalogue/9782110095480/index.shtml#book_author ● Barboza, Pierre. 1996. “L’intentionnalité déléguée à la technique.” : 35–40. https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00829164/document (March 12, 2019).

● “[Rapport] Évaluation de la politique de numérisation des données culturelles.”2014, 2015. https://www.modernisation.gouv.fr/laction-publique-se-transforme/en-evaluant-s es-politiques-publiques/espace-dedie/rapport-evaluation-de-la-politique-de-nume risation-des-donnees-culturelles (March 12, 2019).

● Riegl, A. (2016). Le culte moderne des monuments: sa nature et ses origines . (M. Dumont & A. Lochmann, Trans.). Paris, France: Editions Allia.