« II-C-1 » : différence entre les versions

De UDPN wiki
Aller à la navigation Aller à la recherche
Aucun résumé des modifications
(version 2)
Ligne 3 : Ligne 3 :


  {{highlight|<small>Anthony Masure/anthonymasure@gmail.com</small>|beige}}
  {{highlight|<small>Anthony Masure/anthonymasure@gmail.com</small>|beige}}
Anthony Masure & Alexandre Saint-Jevin
Dans son œuvre Herbarium (1985), l’artiste espagnol Joan Fontcuberta créé des plantes fictives réalisées à partir d’objets inanimés (cordes, rallonges électriques, etc.), imitant les codes de la photographie scientifique (cadrage, point de vue, etc1.) et reproduisant plastiquement et graphiquement les classifications naturalistes des êtres vivants (noms latins, etc.). Cette production de vraisemblance par le recours à une esthétique scientifique va se poursuivre dans Fauna (1987), dans lequel l’artiste construit un mythe autour de l’identité d’un zoologiste mystérieusement disparu dans les années 1955 (le Dr. Ameisenhaufen), dont il présente la découverte d’animaux totalement inconnus à ce jour, qui sont en fait des photomontages. Joan Fontcuberta montre que les formes des recherches scientifiques ne sont pas neutres, et qu’il existe bien une esthétique renvoyant à la science et délivrant une impression de véracité voire une valeur de vérité. Cette dimension formelle inclut également les codes liés à l’usage d’illustrations, schémas ou symboles, dont l’étude du point de vue de l’art et du design émerge dans les visual studies ou l’anthropologie graphique de la science (Renon, 2020).
Plus largement, ce contexte de reformulation des sciences depuis des considérations propres aux champs de l’art et du design interroge une dimension de la recherche généralement comprise comme lui étant exogène : celle des formats. Les formats de la recherche (formats administratifs, intermédiaires, de restitution) sont habituellement considérés comme « neutres », dans une absence de prise en compte de leurs dimensions esthétiques, politiques et économiques. Pour comprendre leur importance – ce qui est l’objectif de ce texte – nous pouvons par exemple nous référer aux travaux de l’artiste chinois Virgil Wong, qui jouent de la limite entre vraisemblance et illusion. Le site Web de son œuvre POP! The First Human Male Pregnancy (1999) reprend le format d’un journal d’un laboratoire de recherche privé restituant le quotidien d’une gestation masculine (Ingram-Waters, 2016) : conçu dans l’optique de créer une dynamique de viralité, le site est enrichi en permanence de photographies retouchées à l’allure scientifique venant attester de cette grossesse et témoigner de son évolution, ainsi que de faux articles imitant les codes du journalisme scientifique2.
Les travaux des artistes Joan Fontcuberta et Virgil Wong montrent que la recherche scientifique n’est pas esthétiquement neutre. Dès lors qu’un public (élargi ou non) est capable de l’identifier, celle-ci va conférer aux formats de la recherche une dimension de scientificité provoquant un questionnement et la nécessité de déterminer la véracité de cette vraisemblance. On comprend ainsi que s’opère une sorte d’impensé des questions et enjeux épistémologiques de la représentation des démarches scientifiques, comme si la manière dont on se figure un fait, un phénomène, un concept, etc., n’avait aucun lien avec la manière dont on le pense. La dimension normative propre à la grammaire visuelle et syntaxique de la recherche joue pourtant ainsi grand rôle dans ce qui va être, ou non, considéré comme scientifique.
Cette dimension formelle ne s’arrête pas au registre visuel, car le texte « seul » peut faire office de format. Si le canular scientifique n’est pas nouveau3, un exemple récent a mis en évidence le lien entre l’expression écrite et la perception du degré de scientificité. Dans un article à propos du traitement de la Covid-19 par la chloroquine, un groupe de jeunes chercheurs a voulu montrer la prédominance du format scientifique sur la méthodologie de recherche (Oodendijk et al., 2020). Respectant les grandes lignes de la structure type des revues scientifiques de médecine, ce texte démontre que la prise de chloroquine diminuerait le nombre d’accidents en trottinette électrique. Signé, en plus des « vrais » auteurs, par des pseudonymes tels que Didier Lembrouille, Otter F. Hantome, Nemo Macron (Némo étant le prénom du chien d’Emmanuel Macron) ou Sylvano Trottinetta, cet article de recherche, dont toutes les statistiques sont fausses, est quasi uniquement constitué de phrases obscures et de copier/coller de sources habituellement considérées comme illégitimes scientifiquement (Wikipédia, films les Bronzés font du ski, Dark Knight Returns, etc.). Malgré ces incohérences, l’article a été évalué positivement par trois experts universitaires avec quelques demandes de modifications formelles4, et fut publié en août 2020 dans la célèbre revue Asian Journal of Medecine and Health. De l’aveu du chercheur en philosophie Florian Cova, l’un des auteurs du canular, l’objectif était de réagir à la publication un mois plus tôt dans cette revue d’un article prétendument sérieux et érigé comme preuve de l’efficacité de l’hydroxychloroquine et de l’azithromycine contre la Covid-19. Cette initiative met en évidence le phénomène grandissant des revues de recherche « prédatrices », qui n’ont pour principal but que de récolter des sommes d’argent5 et non pas de contribuer au développement des connaissances.


En plus montrer que les formats en viennent à dominer la recherche scientifique, ces différents exemples attestent que les chercheur·euses, pour être reconnu·es en tant que tel·les, doivent avant tout être, non pas des expert·es d’un champ de recherche ou novateur·trices dans ce dernier, mais des expert·es des formats des revues et conférences scientifiques. Pour mieux comprendre la construction et l’importance des formats de recherche dans les démarches scientifiques, cet article vise ainsi à démontrer que le design, ce champ interdisciplinaire habituellement situé « entre art et industrie », est déjà présent dans les pratiques scientifiques, mais fait l’objet d’un déni car les chercheur·euses le comprennent généralement comme une activité commerciale ou de communication. Autrement dit, cette mauvaise compréhension du design entraîne une difficulté à comprendre l’incidence des formats dans les méthodes de recherche. Le design, ici compris comme un cheminement dans les qualités formelles, structurelles et fonctionnelles des objets (Masure, 2017) montre pourtant que des éléments a priori aussi anodins qu’une police de caractères, qu’une mise en page, etc., ont une longue histoire faite de ruptures, de continuités et de partis pris. Ainsi, les formes et formats des productions scientifiques ne sont pas de simples paramètres extérieurs à la recherche (qui lui seraient préalables), mais ont nécessairement et directement une influence sur la recherche et ses méthodologies. Nous pouvons dès lors nous demander : en quoi le design permet-il de (re)penser les enjeux des formats de la recherche ?


Anthony Masure & Alexandre Saint-Jevin
Pour traiter cette question, nous étudierons tout d’abord les relations entre les notions de forme, format et formatage au prisme du design. Dans un deuxième temps, nous analyserons leurs implications dans le champ des « sciences du patrimoine », objet de l’ouvrage accueillant ce chapitre. Les sciences du patrimoine sont définies par le Ministère de la Culture comme des « recherches [qui] portent sur l’ensemble des domaines patrimoniaux, matériel, immatériel ou numérique. Elles constituent un champ particulier [...], qui [désigne] dans toute leur diversité les disciplines scientifiques sollicitées pour la connaissance, la conservation, la restauration et la transmission du patrimoine » (Ministère de la Culture, 2018). Les métiers du patrimoine, ceux de la conservation à ceux de la médiation en passant par ceux de la restauration, sont étroitement liés à la recherche. Les professionnels du patrimoine, de l'architecture, de l’art et du design, sont de plus en plus impliqués dans la recherche aux côtés des universitaires, depuis la définition des projets jusqu’à la production et à la restitution des résultats. Il s’agira ainsi d’examiner où se situe le design dans les formats de recherche en sciences du patrimoine – la notion de patrimoine pouvant sous-entendre l’idée d’un héritage commun, ce qui ne va donc pas sans poser problème dans le cas des formats. Autrement dit : comment conjuguer la dimension de transmission voire de conservation inhérente à la notion de patrimoine avec l’idée de repenser les formats de la recherche ?
 
==== 1 – Critique de la neutralité scientifique et des « sciences du design » ====
 
===== 1.1 – Le format comme condition de possibilité =====
Avant d’examiner en quoi la notion de format pose problème dans la science, il nous faut tout d’abord définir ce terme. Dérivée de forme, la notion de format (formato) désigne à l’origine les « dimensions du papier », puis en est venue à prendre le sens de « mesure » et de « dimension ». On comprendra ainsi que le format permet de cadrer et d’écarter des formes potentielles (Falguières, 2010). Nous le préférons aux concepts de support et de média, en raison de sa proximité avec le champ du design (de par ses caractéristiques esthétiques et matérielles) et des technologies numériques (qui façonnent voire formatent les modes de pensée et de recherche). La notion de format a fait l’objet de travaux dans le champ des arts visuels (Zerbib, 2015 ; Quintyn 2017), qui montrent que l’expression humaine n’est pas séparable de ce qui l’incarne. Donner une définition de Zerbib. Dans le champ des technologies numériques, les files studies, dérivées des digital studies, s’attachent à penser les enjeux esthétiques et socio-politiques de formats de fichiers comme le .mp3 (Sterne, 2012) ou le .doc (Fuller, 2003). Le format ne donc doit pas être seulement envisagé comme simple véhicule, ensemble de dimensions ou normes techniques : il s’agit de le considérer comme matrice, médiateur, cadre opératoire (Brulé & Masure, 2015), ou « condition de possibilité » (Huyghe, 2015).
 
===== 1.2 – Critique de la neutralité des modèles scientifiques =====
Pour comprendre en quoi la notion de format n’est pas souvent considérée comme un enjeu pour la recherche scientifique, il faut tout d’abord revenir sur la notion de neutralité. Depuis le « positivisme » d’Auguste Comte (1798-1857) et sa volonté d’écarter les « causes premières » des choses (Comte, 1830-1842), la recherche scientifique actuelle tend à s’affirmer comme une unité dans un modèle scientifique neutre : « la » science. Nous savons pourtant que tout système scientifique, en ce qu’il est formel, se construit sur des éléments indémontrables. Au début des années 1930, le mathématicien Kurt Gödel démontre que tout système formel comporte au moins une thèse indémontrable dans ce système. Il prouve ainsi que tout système formel est « incomplet » : c’est le théorème d’incomplétude. Cette mise en doute de la faculté des mathématiques à parvenir à établir une vérité universelle montre que tout système logique comprend un point aveugle, et qui n’est donc pas neutre. Autrement dit : la science ne repose pas uniquement sur des phénomènes scientifiques. Ce paradoxe résonne avec des démarches épistémologiques actuelles, que l’on peut regrouper sous l’égide des science studies, à savoir l’étude des conditions et des pratiques de la science (Pestre, 2006). Par exemple, la psychologie sociale, avec des travaux d’Alex Bavelas à ceux de Michel-Louis Rouquette (Rouquette, 1973), montre que la recherche s’appuie aussi sur des phénomènes psychosociologiques de régulation des relations entre les acteurs. La sociologie des sciences expose que la recherche s’organise selon des règles plus ou moins explicites, des tâches hiérarchisées, des formes d'interaction spécifiques et des rapports de dépendance6 7 8. Les mathématiques, science formelle par excellence, ne sont pas non plus indemnes puisqu’il semblerait qu’une sorte d’histoire de l’art des styles mathématiques serait possible9. Plus largement, les travaux en sociologie des sciences ont montré qu’il existe d’étroites relations entre les conditions et situations matérielles propres à la science et l’élaboration des théories scientifiques. Par exemple, en archéologie et en ethnographie, la médiation technique des matériaux, instruments, outils, etc. participe directement de la construction de connaissances10. Il en va de même, par exemple, dans l’agencement d’informations sur une feuille de papier, dans la façon de disposer des données en diagrammes, dans la manière de présenter un code source informatique11, ou dans l’intonation de la voix d’un·e chercheur·euse. On voit bien ici que dans les sciences, qu’elles soient dites « humaines et sociales » ou « exactes », les notions d’outil, d’instrument voire d’appareil s’intercalent avec celles de forme et de format.
 
Si, comme nous venons de le voir, toutes les sciences sont aux prises avec les limites que pose l’esthétique à la notion de neutralité, qu’en est-il des relations entre des situations de recherche et des artistes et designers ? Plus précisément, si la recherche scientifique institutionnalisée se déroule au sein de « laboratoires », que se passe-t-il quand des acteurs venant de l’« atelier » les intègrent ? Comment les artistes et designers vont-ils se positionner face à la science ?
 
===== 1.3 – Le laboratoire comme opération intellectuelle =====
L’atelier est traditionnellement le lieu où travaillent les artistes. Historiquement, les ateliers sont d’abord confondus avec des endroits comme les échoppes et monastères12. À la Renaissance, le modèle de la commande et l’autonomie du statut d’artiste entraîne un développement urbain des ateliers. L’atelier d’artiste va devenir un lieu non seulement de travail, mais également de formation et d’exposition. Si la dimension collective, alors prépondérante, perdure jusqu’à aujourd’hui dans des lieux de vie fonctionnant par communautés d’intérêts (La Factory à New York, etc.), l’atelier va perdre sa dimension collective et se centrer sur l’activité de travail. La désindustrialisation de l’occident conduit à l’intégration des ateliers dans des « styles de vie », où des usines sont régulièrement reconverties en musées, lieux culturels, etc. (Les Abattoirs, Le 104, Tate Modern, etc.), et où l’architecture de musées reprend des principes industriels (Centre Pompidou, Lafayette Anticipations, musée des beaux-arts d’Appenzell, etc.).
 
On donne généralement comme référence de la sortie de l’atelier les impressionnistes qui, grâce à la l’invention des tubes de peinture, peuvent peindre sur le motif13. Dans l’industrie, les « tableaux téléphoniques » de László Moholy-Nagy mettent en évidence l’incidence de la production en série : l’artiste n’a plus besoin d’atelier pour faire art14. Mais c’est le mouvement du bioart qui va le premier permettre une articulation entre laboratoire et art.  Le bioart (généralement traduit par genetic art en anglais) regroupe l’ensemble des pratiques artistiques s’intéressant aux manipulations génétiques et à la création d’entités vivantes chimériques15. Pour des raisons techniques, les artistes ne peuvent réaliser « seul·es » de telles œuvres. Dans le contexte de son travail sur l’ADN, Joe Davis, en 1950, est habituellement considéré comme le premier artiste à investir un laboratoire biologique. En 1975, Marta de Menezes ouvre un laboratoire d’expérimentations artistiques collaboratives, suivi en 2000 de SymbioticA, le premier laboratoire scientifico-artistique à la University of Western Australia (Perth) à l'initiative de Oron Catts et Ionat Zurr16. S’il s’agissait principalement pour ces artistes de s’approprier les technologies de la biologie comme médium de création artistique, leurs collaborations avec des scientifiques vont progressivement amener ces derniers, de par la mise en évidence de tensions entre art et science, à des questionnements enrichissant leurs propres recherches17. Ainsi, les artistes ne vont pas seulement produire de l’art mais vont, par leur processus heuristique critico-créatif, interroger les sciences dans leur scientificité, notamment en exacerbant l’imaginaire sur lequel elle se fonde et les enjeux de pouvoir qui y sont à l’œuvre18. Ainsi, en Argentine, le BIOLAB de l’université Maimónides de Buenos Aires pense le laboratoire comme un « échange de connaissances entre artistes et scientifiques19 ».
 
L’exemple du bioart est significatif des relations entre le design et des situations de recherche. En effet, les travaux de TC&A (Tissular Cultur & Art) d’Oron Catts et Ionat Zurr, vont être une source d’inspiration du design critique d’Anthony Dunne et Fiona Raby. Dunne explique que les travaux comme Victimless Leather20 (2004), permettant de produire de la viande sans tuer d’animaux par la reproduction cellulaire, ouvrent une remise en question des rapports entre design et sciences, et à un entrelacement entre les recherches en atelier de design et en laboratoire. Inspiré  par TC&A, le projet Dressing the Meat of Tomorrow21 (2006) de James King a pour but de de sortir les IRM (Imagerie par résonance magnétique) du laboratoire pour scanner des animaux et élaborer des gabarits de moules à viande. Contrairement à la science et à l’art, on voit ici que le design vient penser des technologies émergentes dans des situations quotidiennes fictives mais crédibles. Le designer Anthony Dunne note ainsi que « le type de débat engendré par le passage du monde abstrait du laboratoire et de la galerie à un contexte commercial fictif sollicite l’imagination différemment de l’art et de la science22 ».
 
<nowiki>Pour saisir en quoi le laboratoire diffère de l’atelier, le philosophe Pierre-Damien Huyghe propose de comprendre ce concept au regard de l’histoire, en apparence lointaine, du Bauhaus (1919-1933). Il commence par rappeler que laboratoire est étymologiquement proche de « labour » (Huyghe, 2019), à savoir l’opération visant à préparer un champ par du terreau et des semailles. Ainsi, le laboratoire diffère de l’atelier en tant qu’il y est moins question de réalisation que de préparation, que « de la transformation de quelque substance ». Dans un article publié en 1925, l’architecte Walter Gropius, fondateur du Bauhaus, écrit que « les ateliers du Bauhaus sont, dans le fond, des laboratoires » (Gropius, 1923). En situant le design à l’intersection des trois pôles « de la forme, de la technique et de l’économie », Gropius, selon Pierre-Damien Huyghe, et contrairement à l’artiste William Morris partisan d’un retour à l'artisanat (Branzi, 1984 : 15), montre que les machines ne sont pas fatalement le lieu d’une division des tâches, mais qu’il peut au contraire s’y réaliser une « union » du travail « à la condition d’ouvrir des espaces de travail – les laboratoires, les laboratoires-ateliers »  (Huyghe, 2019). À partir de ces éléments d’analyse, Huyghe conceptualise l’atelier non pas comme un lieu physique, mais comme une « opération » : « L’opération de pareil laboratoire […] travaille un champ où l’économie est déjà bien capable de travailler elle-même sans toutefois […] prendre garde à toute la fertilité possible du milieu. » (Huyghe, 2019) </nowiki>
 
Au vu de ces propos, on comprend que l’idée de laboratoire, évidemment bien plus ancienne que la Bauhaus, est transformée par le travail des artistes et des designers. En faisant apparaître des dimensions que la science ne peut voir seule, et qui interrogent la notion même de scientificité (idéalement non soumise à des enjeux de pouvoir, au poids des imaginaires, etc.), les artistes et designers se confrontent aux techniques et technologies dans un autre rapport que de simples « moyens de production ». De même, les designers font surgir dans l’industrie (et donc dans l’usine) des enjeux propres à l’atelier, à savoir un travail avérant les potentialités des machines en mettant à distance les injonctions capitalistes de rentabilité et d’économie (Midal, 2009 : 37). Pour autant, la science passe souvent sous silence les enjeux de ses choix esthétiques et économiques, en les reléguant à des questions subsidiaires (comme s’il y avait une neutralité politique des recherches sur le nucléaire ou sur la conquête spatiale en pleine Guerre froide, ou comme si la construction de systèmes graphiques n’avait pas eu d’influence pour penser la chimie organique de manière formelle), pour construire un mythe de neutralité qu’elle impose à l’art et au design pour les dominer. Qu’en est-il, dès lors, de la place des designers au sein des laboratoires, et plus précisément des laboratoires universitaires ?
 
===== 1.4 – Risque d’un devenir « scientiste » de la recherche en design =====
Le designer, mis en contact avec le laboratoire, va d’abord reproduire les méthodes scientifiques et les transposer dans le champ du design pour aller vers une « science du design ». Afin de comprendre en quoi il est hasardeux de réduire la science à une volonté d’objectivité et de rationalité (Nigel Cross, 200123), on peut par exemple se référer à l’article de Walter Gropius « Existe-t-il une science du design ? [Is there a science of design?] » publié en 1947. Dans cet essai, Gropius ne répond pas par l’affirmative à la question, mais tente de comprendre l’activité de création comme une tension entre le conscient et le subconscient. Selon Gropius, la connaissance du fonctionnement de l’œil est un prérequis indispensable du design. S’il existe, selon lui, des lois objectives de la perception visuelle (une « clé optique »), celles-ci restent à clarifier et ne pourront « jamais devenir une recette ou un substitut de l’art » (Gropius, 1947). L’analyse de Gropius renvoie à une position critique des artistes vis-à-vis des sciences, dans leur dialectique entre le vrai et le faux, initié à la renaissance par l’architecte Leon Battista Alberti dans son De Pictura de 1435, consistant à penser la démarche sensible comme un dépassement de cette dialectique en disant qu’il importe peu à l’artiste de déterminer qu’elle est la part de vérité ou non des théories scientifiques sur les couleurs, si elles n’apportent rien au travail sensible de l’artiste, si elles ne lui apprennent pas comment peindre.
 
<nowiki>Un autre exemple intéressant est celui de l’école d’Ulm (1953-1968), à la base du design dit « industriel », et qu’on pourrait spontanément rattacher à ce que dit Herbert Simon dans son ouvrage Les sciences de l’artificiel (Simon, 1969), où il comprend le design comme une « résolution de problèmes » (problem solving) et plaide pour le développement d’une « science de la conception ». Or l’idée d’un « design comme science » (design science) à Ulm n’est pas placée sous le signe de l’évidence, mais fait au contraire l’objet de nombreuses tensions, débats et controverses. Dans son histoire de la HfG Ulm, le designer Herbert Lindinger note qu’à Ulm, contrairement au Bauhaus, « le designer ne pouvait plus, dans le cadre du processus industriel et esthétique, se considérer comme un artiste, personnage d’un rang supérieur. Il devait se plier à un travail de groupe, incluant les scientifiques, les chercheurs, les commerciaux et les techniciens » (Burkhardt, Eveno, Lindinger, 1988 : 6). Dans ce même texte, Lindinger montre à plusieurs reprises que les rapports design/science, à Ulm, n’ont rien d’évident : « La naissance du ‹ modèle ulmien › portait en gestation la crise suivante : l’hégémonie des sciences sur le design [...] Le revers de la médaille en fut un positivisme scientifique qui se répandit à Ulm à partir de 1958. » Cette difficulté à tenir comme évidente l’association science/design se retrouve dans la chronologie de la HfG Ulm placée en fin d’ouvrage : « 1958 : Science et design cela va-t-il ensemble ? ; 1960 : Science contre design ; 1962 : ‹ Le design c’est plus qu’un ensemble de méthodes analytiques › » (Burkhardt, Eveno, Lindinger, 1988 : 75-76). </nowiki>


Ainsi, pour Ulm, ce qui pose problème dans les rapports design/science n’est pas la science en général, mais les conséquences du positivisme et le paradigme de l’objectivité dans les champs de création, qui vont réduire la démarche de design à une suite de procédés potentiellement réplicables. La science peut bien entendu apporter des connaissances au design (problématiques sociales, écologiques, etc.), mais si Ulm pose que le designer peut être considéré comme un « collaborateur scientifique » (Burkhardt, Eveno, Lindinger, 1988 : 9), c’est car la collaboration entre design et science n’opère pas un effacement des deux pôles (si tout est homogène, alors il ne peut plus y avoir de collaboration). Il nous semble ici qu’il y a un amalgame entre la science positiviste et la rationalité. Il s’agit en effet depuis le Bauhaus d’un travail de conceptualisation de l’art et du design mais qui ne renvoie pas à la même terminologie scientifique que le positivisme. En effet, il s’agit avant-tout d’esthétique et d’une conception de la science très différente de celle des sciences expérimentales et formelles. En 1759, Alexius von Baumgarten, dans son ouvrage Aesthetica, fonde l’esthétique comme science du sensible par opposition à la logique et aux sciences expérimentales naissantes dans l’empirisme de son maître Wolff. Il y explique que, comme la logique produit un savoir par la raison, par parallélisme l’art produit un savoir par un analogon racionis. Ce savoir sensible, bien que théorisable, n’est pas théorique : il ne se constitue que par l’expérience sensible. Comment cette approche sensible s’incarne-t-elle habituellement dans les formats de la recherche scientifique ?


Dans son œuvre ''Herbarium'' (1985), l’artiste espagnol Joan Fontcuberta créé des plantes fictives réalisées à partir d’objets inanimés (cordes, rallonges électriques, etc.), imitant les codes de la photographie scientifique (cadrage, point de vue, etc.) et reproduisant plastiquement et graphiquement les classifications naturalistes des êtres vivants (noms latins, etc.). Cette production de vraisemblance par le recours à une esthétique scientifique va se poursuivre dans ''Fauna'' (1987), dans lequel l’artiste construit un mythe autour de l’identité d’un zoologiste mystérieusement disparu dans les années 1955 (le Dr. Ameisenhaufen), dont il présente la découverte d’animaux totalement inconnus à ce jour, qui sont en fait des photomontages. Joan Fontcuberta vient ainsi interroger la manière dont existe une esthétique de la recherche scientifique, et comment l’imitation de celle-ci peut rendre vraisemblables des créations imaginaires. Il montre par son travail que les formes des recherches scientifiques ne sont pas neutres, et qu’il existe bien une esthétique renvoyant à la science et délivrant une impression de véracité voire une valeur de vérité.
===== 1.5 – Le format comme « allure » de scientificité =====
Les éléments évoqués en introduction de ce texte montraient que les formats en viennent à dominer la recherche scientifique. L’analyse de la place des designers et des artistes au sein des laboratoires nous a conduit à montrer d’une part les limites d’une économie aveugle aux potentialités des techniques, et d’autre part la capacité à faire surgir au sein de la science des dimensions échappant à la scientificité. Pour aller plus loin dans l’étude des liens  entre formats et science, il est intéressant de s’intéresser à à « l’allure24 » que va prendre cette quête de scientificité. De façon ironique, la chercheuse Lysianne Léchot Hirt note dans le premier numéro de la revue Sciences du Design que « l’absence d’illustrations dans la plupart des revues savantes, les mises en pages approximatives des PowerPoints [...], la quasi-inexistence d’expositions de design de recherche, tout témoigne activement du fait que la qualité plastique, formelle et matérielle du design est une variable négligeable de l’équation scientiste » (Léchot-Hirt, 2015). Selon elle, une telle visée « scientiste » confond les « pratiques expérimentales » (Léchot-Hirt, 2020) de la recherche « en » design (recherche-création ou recherche projet) avec la recherche « sur » le design (venant sortir le design et l’extraire de son champ) (Huyghe, 2017). À suivre Lysianne Léchot Hirt, il y aurait donc une contradiction à faire de la recherche en design en traitant les enjeux de formes et de formats comme des éléments exogènes (Blanc et Haute, 2018), qui n’auraient aucune incidence sur les supposés « contenus ». En effet, des éléments en apparence aussi anodins que le choix ou le non choix (« par défaut ») d’une police de caractères comme le Times New Roman dans les publications de recherche (Masure, 2018), d’un logiciel de slides (Frommer, 2010), ou de façon plus générale de formats de fichiers « propriétaires » (sous licences propriétaires) ont des incidences profondes sur les pratiques de recherche – et ce bien au-delà du champ du design.  


Cette dimension formelle de la recherche scientifique, au-delà de la photographie, inclut également les codes liés à l’usage d’illustrations, schémas ou symboles, dont l’étude du point de vue de l’art et du design émerge dans les ''visual studies'' ou l’anthropologie graphique de la science. Plus largement, ce contexte de reformulation des sciences depuis des dimensions anthropologiques, sociologiques, psychiques et esthétiques interroge une dimension de la recherche généralement comprise comme lui étant exogène : celle des formats. En effet, les formats de la recherche (formats administratifs, intermédiaires, de restitution) sont habituellement considérés comme neutres, dans une absence de prise en compte de leurs dimensions esthétiques, politiques et économiques. Il semble que s'opère une sorte d’impensé des questions et enjeux épistémologiques de la représentation des démarches scientifiques, comme si la manière dont on se figure un fait, un phénomène, un concept, etc., n’avait aucun lien avec la manière dont on le pense. La dimension normative propre à la grammaire visuelle et syntaxique de la recherche joue pourtant un grand rôle dans ce qui va être, ou non, considéré comme scientifique.  
Ce déni des formats a des conséquences multiples. Tout d’abord, il consolide l’opposition séculaire entre le fond et la forme, comme si le sens pouvait exister de façon non incarnée, « immaculée ». Il n’est pas ici question de goût ou de préférence individuelle pour tel ou tel format, mais bien d’épistémologie, à savoir de façon d’élaborer les connaissances. De plus, ce déni contribue à écarter la recherche scientifique de la société civile (difficulté à communiquer au-delà des pairs). Enfin, la réduction du design à des registres commerciaux et de communication fait obstacle à une meilleure compréhension des dimensions économiques et politiques des formats de la recherche (Masure et Saint-Jevin, 2018).  


En maîtrisant les codes propres à ces formats et en jouant de la limite entre vraisemblance et illusion, l’artiste chinois Virgil Wong crée une dynamique de viralité en avec son œuvre ''POP! The First Human Male Pregnancy'' (1999) – un site Web se faisant passer pour un journal d’un laboratoire de recherche privé et restituant le quotidien d’une gestation masculine''.'' Le site est enrichi en permanence de photographies retouchées à l’allure scientifique venant attester de cette grossesse et témoigner de son évolution, ainsi que de faux articles imitant les codes du journalisme scientifique. Le travail des artistes Joan Fontcuberta et Virgil Wong montre que la recherche scientifique n’est pas esthétiquement neutre. Dès lors qu’un public (élargi ou non) est capable de l’identifier, celle-ci va conférer aux formats de la recherche une dimension de scientificité provoquant un questionnement et la nécessité de déterminer la véracité de cette vraisemblance.  
==== 2 – Ouvrir les formats de la recherche ====
Pour mieux comprendre l’incidence des formats dans la recherche, nous allons à présent étudier comment les designers peuvent révéler des dimensions formelles, techniques et économiques (pour reprendre les termes de Gropius) impensées par les chercheur·euses. Nous proposons ainsi d’examiner l’idée non pas d’une absence d’esthétique dans la science, car celle-ci est toujours présente, mais d’un « impensé » (Masure, 2018) des formes et formats de la recherche qu’une meilleure compréhension du design par les scientifiques pourrait permettre d’éclairer. Nous proposons pour cela de recourir à une méthodologie de recherche basée sur des notions propres au champ du design (Masure, 2017 ; Saint-Jevin, 2018a ; Saint-Jevin, 2018b) renvoyant non seulement à des concepts, mais aussi et surtout à des expériences sensibles de projets de design et d’œuvres d’art. Comme noté en introduction de cette contribution, par cohérence avec le reste de l’ouvrage, nous concentrerons nos exemples sur l’incidence des technologies numériques dans le champ des « sciences du patrimoine » pour montrer comment s’y jouent les notions de forme, de format et de formatage – les axes de travail énoncés ci-dessous n’ayant pas valeur d’exhaustivité.


Cette dimension formelle ne s’arrête pas aux dimensions visuelles, car le texte « seul » pouvant faire office de format. Si le canular scientifique n’est pas nouveau, un exemple récent met en évidence le lien entre l’expression écrite et la perception du degré de scientificité. Dans un article à propos du traitement de la Covid-19 par la chloroquine, un groupe de jeunes chercheurs a voulu montrer la prédominance du format scientifique sur la méthodologie de recherche. Respectant les grandes lignes de la structure type des revues scientifiques de médecine, ce texte démontre que la prise de chloroquine diminuerait le nombre d’accidents en trottinette électrique. Signé, en plus des « vrais » auteurs, par des pseudonymes tels que Didier Lembrouille, Otter F. Hantome, Nemo Macron (Némo étant le prénom du chien d’Emmanuel Macron) ou Sylvano Trottinetta, cet article de recherche, dont toutes les statistiques sont fausses, est de plus uniquement constitué de phrases obscures et de copier/coller de sources habituellement considérées comme illégitimes scientifiquement (''Wikipédia'', films les ''Bronzés font du ski'', ''Dark Knight Returns'', etc.). L’article a été évalué positivement par trois experts universitaires avec quelques demandes de modifications formelles, et fut publié en août 2020 dans la célèbre revue ''Asian Journal of Medecine and Health''. De l’aveu de Florian Cova (professeur de philosophie à l’Université de Genève), l’un des auteurs du canular, l’objectif était de réagir à la publication un mois plus tôt, dans cette revue, d’un article prétendument sérieux et érigé comme preuve de l’efficacité de l’hydroxychloroquine et de l’azithromycine contre la Covid-19. Cette initiative met en évidence le phénomène grandissant des revues de recherche « prédatrices », qui n’ont pour principal but que de récolter des sommes d’argent et non pas de contribuer au développement des connaissances.  
===== 2.1 – Sortir du « tout » texte =====
Le programme Critical Media Practice25 (CMP), dirigé par Peter Galison et Lucien Castaing-Taylor à Harvard, forme des étudiant·es en sciences26 à travailler la tension entre la réflexion dite universitaire et la réalisation d’éléments graphiques, vidéo, sonores, etc. Il montre que les médias audiovisuels ont une relation au monde spécifique que les systèmes de signes exclusivement verbaux27 ne permettent pas de (re)produire. Cette visée s’ancre dans l’interdisciplinarité pour faire en sorte que la recherche puisse aller au-delà de la sphère académique. Partenaire du programme CMP, la revue en ligne SƎNSATE. A Journal for Experiments in Critical Media Practice28 (2010) repose sur des collaborations entre scientifiques et artistes et designers. Selon Galison, le but de cette initiative est de montrer que les sciences sont prises dans un imaginaire social, de la part des scientifiques mêmes, qui vient cloisonner leurs recherches. D’après lui, cette situation s’ancre dans une séparation entre le savoir pur et le savoir pratique, qui va venir différencier une science « pure » et une science « appliquée » – la deuxième étant encore aujourd'hui déconsidérée (on va par exemple faire travailler des ingénieur·euses « de recherche » sous l’égide d’un·e « vrai·e » chercheur·euse). Même si les relations entre sciences et design sont depuis longtemps fréquemment fécondes dans les « sciences appliquées », les enjeux propres à l’esthétique ne sont pas considérés comme « scientifiques » du fait même d'être considérés comme relevant des sciences appliquées.  


En plus montrer que les formats en viennent à dominer la recherche scientifique, ces différents exemples attestent que les chercheur·euse·s, pour être reconnu·e·s en tant que tel·le·s, doivent avant tout être, non pas des expert·e·s d’un champ de recherche ou novateur dans ce dernier, mais des expert·e·s des formats des revues et conférences scientifiques. Pour mieux comprendre la construction et l’importance des formats de recherche dans les démarches scientifiques, cet article vise ainsi à démontrer que le design, ce champ interdisciplinaire habituellement situé « entre art et industrie », est déjà présent dans les pratiques scientifiques, mais fait l’objet d’un déni car les chercheur·euse·s le comprennent généralement comme une activité commerciale ou de communication. Autrement dit, cette mauvaise compréhension du design entraîne une difficulté à comprendre l’incidence des formats dans les méthodes de recherche. Le design, ici compris comme un cheminement dans les qualités formelles, structurelles et fonctionnelles des objets montre pourtant que des éléments ''a priori'' aussi anodins qu’une police de caractères, qu’une mise en page, etc., ont une longue histoire faite de ruptures, de continuités et de partis pris. Ainsi, les formes et formats des productions scientifiques ne sont pas de simples paramètres extérieurs à la recherche (qui lui seraient préalables), mais ont nécessairement et directement une influence sur la recherche et ses méthodologies. Nous pouvons dès lors nous demander : en quoi le design permet-il de (re)penser les enjeux des formats de la recherche ?


=== '''1 – De la critique de la neutralité scientifique à « la » science du design''' ===


=== '''1.1 – Critique de la neutralité des modèles scientifiques''' ===
Julia Yezbick et Olayami Dabls, Iron Teaching Rocks How to Rust
Pour comprendre en quoi la notion de format n’est pas souvent considérée comme un enjeu pour la recherche scientifique, il faut tout d’abord revenir sur la notion de neutralité dans la science (s'étant historiquement construite dans son opposition à l'art, cf. Thomas Kuhn). En quoi l’idéal d’une science détachée de considérations esthétiques fait-elle problème ?


Depuis le « positivisme » d’Auguste Comte (1798–1857) et sa volonté d’écarter les « causes premières » des choses, la recherche scientifique actuelle tend à s’affirmer comme une unité dans un modèle scientifique neutre : « la » science. Nous savons pourtant que tout système scientifique, en ce qu’il est formel, se construit sur des éléments indémontrables. Au début des années 1930, le mathématicien Kurt Gödel démontre que tout système formel comporte au moins une thèse indémontrable dans ce système. Il prouve ainsi que tout système formel est « incomplet » : c’est le théorème d’incomplétude. Cette mise en doute de la faculté des mathématiques à parvenir à établir une vérité universelle montre que tout système logique comprend un point aveugle, et qui n’est donc pas neutre. Autrement dit : la science ne repose pas uniquement sur des phénomènes scientifiques. Ce paradoxe résonne avec des démarches épistémologiques actuelles. Par exemple, la psychologie sociale, avec des travaux d’Alex Bavelas à ceux de Michel-Louis Rouquette (Rouquette, 1973), montre que la vérité dans la recherche s’appuie ''aussi'' sur des phénomènes psychosociologiques de régulation des relations entre les acteurs. La sociologie des sciences expose que la recherche s’organise selon des règles plus ou moins explicites, des tâches hiérarchisées, des formes d'interaction spécifiques et des rapports de dépendance (Merton, 1973 ; Dubois, 1999 ; Latour, 2007). Les mathématiques, science formelle par excellence, ne sont pas non plus indemnes puisqu’il semblerait qu’une sorte d’histoire de l’art des styles mathématiques serait possible (Cléro, 2009).
(film et objet imprimé),  SƎNSATE, mars 2021


<nowiki>Plus largement, les travaux en sociologie des sciences ont montré qu’il existe d’étroites relations entre les conditions et situations matérielles propres à la science et l’élaboration des théories scientifiques. Par exemple, en archéologie et en ethnographie, la médiation technique des matériaux, instruments, outils, etc. participe directement de la construction de connaissances. Il en va de même, par exemple, dans l’agencement d’informations sur une feuille de papier, dans la façon de disposer des données en diagrammes, dans la manière de présenter un code source informatique, ou dans l’intonation de la voix d’un·e chercheur·euse. On voit bien ici que dans les sciences, qu’elles soient dites « humaines et sociales » ou « exactes », les notions d’outil, d’instrument voire d’appareil s’intercalent avec celles de forme et de format. Comme le montre la chercheuse Anne-Lyse Renon dans le contexte des images scientifiques, l’esthétique est toujours présente, même lorsqu’elle est refoulée. Le cas du cartographe Jacques Bertin (1918–2010) est à ce titre emblématique. Alors qu’il défendait l’idée d’une « sémiologie graphique » (1967), à savoir une grammaire et une syntaxe visuelles consacrant la supériorité de l’œil à assurer une transmission optimale des informations, Bertin reste pris dans des paradoxes entre exactitude et esthétique : « [Bertin] s’en remet à l’œil, ‹ l’œil du peintre ›, celui qui ne pose jamais une touche sans regarder en même temps ce qu’il y a autour. » La prétention du savoir à s’incarner dans des formes universellement valables est donc minée de l’intérieur. </nowiki>


Si, comme nous venons de le voir, toutes les sciences sont aux prises avec les limites que pose l’esthétique à la notion de neutralité, qu’en est-il des relations entre des situations de recherche et des artistes et designers ? Plus précisément, si la recherche scientifique institutionnalisée se déroule au sein de « laboratoires », que se passe-t-il quand des acteurs venant de l’« atelier » les intègrent ? Comment les artistes et designers vont-ils se positionner face à la science ?
Plusieurs items de la revue SƎNSATE peuvent se rattacher aux sciences du patrimoine. Le projet Iron Teaching Rocks How to Rust29 (2021) des artistes Julia Yezbick et de Olayami Dabls, par exemple, aborde la notion de « temps mythologique ». Selon le poète Octavio Paz, le temps mythologique (ou poétique) s’oppose au temps chronologique qui s'écoule malgré les expériences individuelles de nos vies. Les roches et pièces d’horlogerie collectées par Dabls collectées par Olayami Dabls s’inscrivent dans des temporalités qui dépassent de loin l'expérience humaine. Mais, une fois filmées et agencées visuellement par Julia Yezbick sous la forme d’un « livre dans un livre » les agencements textes-images ne répondent plus d’une logique argumentative, les roches de Dabls sont propulsées dans un temps mythologique qui défie la temporalité linéaire propre à la notion de patrimoine.


=== '''1.2 – Le laboratoire comme opération intellectuelle''' ===
===== 2.2 – Construire des réseaux de connaissances =====
L’atelier est traditionnellement le lieu où travaillent les artistes. Historiquement, les ateliers sont d’abord confondus avec des endroits comme les échoppes et monastères. À la Renaissance, le modèle de la commande et l’autonomie du statut d’artiste entraîne un développement urbain des ateliers. L’atelier d’artiste va devenir un lieu non seulement de travail, mais également de formation et d’exposition. Si la dimension collective, alors prépondérante, perdure jusqu’à aujourd’hui dans des lieux de vie fonctionnant par communautés d’intérêts (La Factory à New York, etc.), l’atelier va perdre sa dimension collective et se centrer sur l’activité de travail. La désindustrialisation de l’occident conduit à l’intégration des ateliers dans des « styles de vie », où des usines sont régulièrement reconverties en musées, lieux culturels, etc. (Les Abattoirs, Le 104, Tate Modern, etc.), et où l’architecture de musées reprend des principes industriels (Centre Pompidou, Lafayette Anticipations, musée des beaux-arts d’Appenzell, etc.).
Une autre façon d’échapper aux limites des formats « par défaut » propres aux sciences (articles et conférences) est de considérer les technologies numériques, et plus spécifiquement le Web, non pas sous l’angle de la reproduction (numérisation) mais sous l’angle de la production (programmation). Plus précisément, le Web étant inventé au début des années 1990 par Tim Berners Lee comme une façon d’archiver et de relier des connaissances scientifiques éparses, cette promesse est toujours d’actualité. Se faire « relieur·euses » de ses propres recherches grâce aux technologies Web présente un certain nombre d’intérêts (Masure, 2021) :  


On donne généralement comme référence de la sortie de l’atelier les impressionnistes qui, grâce à la l’invention des tubes de peinture, peuvent peindre sur le motif. Dans l’industrie, les « tableaux téléphoniques » de László Moholy-Nagy mettent en évidence l’incidence de la production en série : l’artiste n’a plus besoin d’atelier pour faire art. Concernant les laboratoires, c’est le mouvement du bioart qui va le premier permettre une articulation. Le bioart regroupe l’ensemble des pratiques artistiques s’intéressant aux manipulations génétiques et à la création d’entités vivantes chimériques. Dans cette définition, Saint-Jevin propose ainsi de synthétiser les différentes conception du ''Bioart'', généralement traduit par ''genetic art'' en anglais, qui ne se réduit pas seulement à l’utilisation des biotechnologies mais englobe la création d’entités vivantes chimériques. Le terme Bioart regroupe ainsi les pratiques de art transgénique, art génétique, art & technologie biologique mais non l’art digital et l’art robotique (comme le terme biotechnologie le laisse entendre dans les écrits théoriques qui est entendu comme art, biologie et technologie). Pour des raisons techniques, les artistes ne peuvent appréhender « seuls » de telles techniques, ce qui nécessite une présence au sein de laboratoires scientifiques. Joe Davis, en 1950, est habituellement considéré comme le premier artiste à investir un laboratoire biologique comme espace de production artistique en raison de son travail sur l’ADN. En 1975, Marta de Menezes ouvre un laboratoire d’expérimentations artistiques collaboratives, suivi en 2000 de SymbioticA, le premier laboratoire scientifico-artistique à la University of Western Australia (Perth) à l'initiative de Oron Catts et Ionat Zurr. S’il s’agissait principalement pour ces artistes d’investir le laboratoire afin de s’approprier les technologies de la biologie comme médium de création artistique, leurs collaborations avec des scientifiques vont progressivement amener ces derniers, de par la mise en évidence de tensions entre art, science et recherche, à des questionnements enrichissant leurs propres recherches. Ainsi, les artistes ne vont pas seulement produire de l’art mais vont, par leur processus heuristique critico-créatif, interroger les sciences dans leur scientificité, notamment en exacerbant l’imaginaire sur lequel elle se fonde et les enjeux de pouvoir qui y sont à l’œuvre. Ainsi, en Argentine, le BIOLAB de l’université Maimónides de Buenos Aires ne pense pas le laboratoire pas sur le modèle scientifique, mais comme un « échange de connaissances entre artistes et scientifiques ».  
– Méthodologique : la vision d’ensemble propre au réseau permet de prendre conscience de cohérences et de bifurcations dans les thématiques, auteur·trices et objets analysés, etc.


L’exemple du bioart est significatif des relations entre le design et des situations de recherche. En effet, les travaux de TC&A (Tissular Cultur & Art) d’Oron Catts et Ionat Zurr, vous être une source d’inspiration du design critique d’Anthony Dunne et Fiona Raby. Dunne explique que les travaux comme ''Victimless Leather'' (2004), permettant de produire de la viande sans tuer d’animaux par la reproduction cellulaire, ouvrent à une remise en question des rapports entre design et sciences, et à un entrelacement entre les recherches en cabinet de design et en laboratoire comme dans le projet ''Dressing the Meat of Tomorrow'' de James King inspiré par TC&A. Le but étant de sortir les IRM (Imagerie par résonance magnétique) du laboratoire pour scanner les animaux et élaborer des gabarits de moules pour viande de laboratoire. Le design vient ainsi, contrairement à la science et à l’art, penser les nouvelles technologies dans des situations quotidiennes fictives mais crédibles. « Le type de débat engendré par le passage du monde abstrait du laboratoire et de la galerie à un contexte commercial fictif sollicite l’imagination différemment de l’art et de la science. » En effet, le terme de « laboratoire » connaît un regain d’intérêt et ne se limite pas à des espaces technologiques propres aux sciences dites « exactes ». On le retrouve à la fois dans les universités (« laboratoires de recherche »), entreprises (« laboratoires d’innovation »), et écoles d’art (« –labs » en tous genres : ''fablabs'', etc.).  
– Esthétique : les documents mis en ligne peuvent être enrichis a posteriori, notamment avec des métadonnées et autres médias que du texte (images, vidéos, etc.).


Avec les révolutions industrielles du XVIII<sup>e</sup> siècle et les débuts de la production en série, on assiste à un découplage entre les lieux de production (ateliers puis usines) et les points de vente (magasins puis grands magasins, marchés puis supermarchés). On situe habituellement l’apparition du design à l’époque que Karl Marx désigne sous le nom de « grande industrie », à savoir l’économie des forces de production et l’instrumentalisation des machines dans un objectif capitaliste. En effet, Marx ne récuse pas en bloc le progrès technique mais dénonce « l’emploi capitaliste des machines ». Cette instrumentalisation des techniques va avoir des conséquences directes sur les modes de vie. Tandis que de nouveaux matériaux comme le verre ou le béton transforment en profondeur l’architecture, les objets produits en série restent, pour des raisons économiques et culturelles, engoncés dans le passé. Le designer Andrea Branzi note ainsi que « le produit industriel se présentait au départ comme un simple objet, imitation morphologique produite pour un utilisateur traditionnel [...] ». De même, l’historienne du design Alexandra Midal fait remarquer que « [les organisateurs des expositions universelles espéraient] que la machine permettrait d’alléger le travail, de multiplier les richesses et d’améliorer la vie de tous, d’apporter la paix et la fraternité entre les nations. [Mais] en plus de substituer au style et à l’ornementation artisanale celui de la machine […], les produits standardisés européens favorisent surtout le passé, l’ostentatoire, le goût bourgeois et l’imitation, telle cette cruche à eau ornementée dont l’anse associe une colonnade et des animaux… »
– Politique : en se servant du Web comme d’une façon d’« appareiller » leurs travaux, les chercheur·euses en patrimoine montrent que d’autres pratiques du Web que celles du divertissement ou de l’économie sont encore possibles.


La question est donc de savoir comment répondre aux enjeux que posent les machines. La première approche est d’ordre nostalgique, et consiste à soutenir le retour à un ancien état technique, auquel Branzi associe les artistes John Ruskin (1819–1900) et William Morris (1834–1896) : « Le retour à l’artisanat était donc à la fois une revalorisation du travail manuel que rabaissait le travail en usine, une défense des valeurs de la culture et une façon de soustraire l’objet de décoration à l’affadissement de la production en série. » La seconde approche est d’ordre moderne et définit le design tel que nous le soutenons ici. Elle comprend la technique non pas dans une visée dominée par l’économie, mais comme un champ de tensions susceptible de faire l’objet de bifurcations. Dans ce contexte, l’apparition du design, au tournant des révolutions industrielles, va permettre de donner des « qualités » (formelles, tactiles, etc.) aux objets utilitaires qui ne soient pas celles d’anciens matériaux. L’artiste et designer László Moholy-Nagy énonce ainsi en 1947, dans son article posthume « Nouvelle méthode d’approche – Le design pour la vie », que le design ne se tient pas dans l’imitation et dans la tradition, mais dans un travail visant à révéler les spécificités de ce qui est déjà là : « Certaine formes, justifiées et valables dans un matériau donné, ne peuvent être transposées de façon satisfaisante dans un autre matériau, même si la fonction de l’objet reste identique. » Il est donc erroné, comme c’est encore souvent le cas aujourd’hui, de réduire le design à des enjeux commerciaux ou à n’y voir qu’une façon de vendre plus. Soutenu ici en tant qu’agent critique, le design est traversé de tensions entre l’économie de marché et la recherche de dimensions échappant à la rentabilité et à l’utilité. Ainsi, le design va interroger la façon dont le capital se présente de façon neutre et universelle. S’inquiétant d’un certain développement urbain, l’architecte et designer Walter Gropius (1869–1944), fondateur du Bauhaus met en évidence les relations entre démocratie et formes de vie : « Une fois qu’il apparaîtra qu’un bon ‹ ''business'' › n’est pas nécessairement identique à une bonne façon de vivre, cette attitude pourra devenir caduque. » Même si le design s’est en grande partie accommodé de logiques capitalistes, il montre que le modèle dominant de l’industrie n’en épuise pas toutes les facettes. En effet, l’incursion de designers dans l’usine va ouvrir l’usine à de nouvelles approches. Grâce au design, l’industrie et l’usine ne sont plus seulement une chaîne de montage homogène et sans heurts, mais un lieu où s’inventent des modes de vie à même de faire faire aux machines ce qu’elles ont de meilleur.
Alors que beaucoup d’interfaces de projets en humanités numériques se désintéressent des enjeux formels liés à la consultation des documents (ce qui est d’autant plus paradoxal dans les champs du patrimoine relatifs à l’art), d’autres, au contraire, associent des compétences de design graphique et de design d’interaction pour élaborer des réseaux sémantiques consultables sur le Web. On peut par exemple penser au projet Mapping the Republic of Letters30 (Stanford University, dir. Paula Findlen et Cheryl Smeall, 2013), qui inventorie des réseaux intellectuels allant de l’époque d’Erasmus à celle de Franklin pour étudier leur portée et fonctionnement. La particularité de ce projet est de recourir à des procédés de visualisation interactifs (conçus par les designers Giorgio Caviglia, Valerio Pellegrini et Azzurra Pini) pour étudier « par la vue » ces enjeux. L’interface du projet échappe à l’impasse  des codes visuels « par défaut » de logiciels de visualisation comme Gephi, mais fait sens par rapport à l’époque étudiée.  


<nowiki>Pour saisir en quoi le laboratoire diffère de l’atelier, le philosophe Pierre-Damien Huyghe propose de comprendre ce concept au regard de l’histoire, en apparence lointaine, du Bauhaus. Il commence par rappeler que laboratoire est étymologiquement proche de « labour », à savoir l’opération visant à préparer un champ par du terreau et des semailles. Ainsi, le laboratoire diffère de l’atelier en tant qu’il y est moins question de réalisation que de préparation, que « de la transformation de quelque substance ». Dans un article publié en 1925, Walter Gropius écrit que « les ateliers du Bauhaus sont, dans le fond, des laboratoires ». En situant le design à l’intersection des trois pôles « de la forme, de la technique et de l’économie », Gropius, selon Pierre-Damien Huyghe, et contrairement à William Morris, montre que les machines ne sont pas fatalement le lieu d’une division des tâches, mais qu’il peut au contraire s’y réaliser une « union » du travail « à la condition d’ouvrir des espaces de travail – les laboratoires, les laboratoires-ateliers ». À partir de ces éléments d’analyse, Huyghe conceptualise l’atelier non pas comme un lieu physique, mais comme une « opération » : « L’opération de pareil laboratoire […] travaille un champ où l’économie est déjà bien capable de travailler elle-même sans toutefois […] prendre garde à toute la fertilité possible du milieu. » </nowiki>
Mapping the Republic of Letters, 2013. Source


Au vu de ces propos, on comprend que l’idée de laboratoire, évidemment bien plus ancienne que lea Bauhaus, est transformée par le travail des artistes et des designers. En faisant apparaître des dimensions que la science ne peut voir seule, et qui interrogent la notion même de scientificité (idéalement non soumise à des enjeux de pouvoir, au poids des imaginaires, etc.), les artistes se confrontent aux techniques et technologies dans un autre rapport que de simples « moyens de production ». De même, les designers font surgir dans l’industrie (et donc dans l’usine) des enjeux propres à l’atelier, à savoir un travail avérant les potentialités des machines en mettant à distance les injonctions capitalistes de rentabilité et d’économie. Pour autant, la science va passer sous silence ses choix esthétiques et économiques, en les reléguant à des questions subsidiaires (comme s’il y avait une neutralité politique des recherches sur le nucléaire ou la conquête spatiale en pleine Guerre froide, ou comme si la construction de systèmes graphiques n’avait pas eu d’influence pour penser la chimie organique de manière formelle), pour construire un mythe de neutralité qu’elle impose à l’art et au design pour les dominer. Qu’en est-il, dès lors, de la place des designers au sein des laboratoires, et plus précisément des laboratoires universitaires ?
Un autre exemple de réseaux d’information dans le domaine du patrimoine faisant appel à des compétences de design est le projet Otletosphère (projet ANR « HyperOtlet », dir. Bertrand Müller, 2017-2021), qui propose une cartographie relationnelle31 des influences du documentaliste Paul Otlet, et dont le code source a été placé sous licence libre32. Une attention particulière a été portée à la hiérarchie de l’information aux effets de zoom et d’animation.


<s>La manière des artistes de se confronter aux techniques et technologies dans un autre rapport que de simples « moyens de production » interroge la limite entre art et design. Les artistes par leur rapport à la technique, aux objets et protocoles vont se rapprocher du travail du designer avec l’industrie, sauf qu’il ne s’agit pas ici d’industrie mais de laboratoire.</s>
Source


=== '''1.3 – Devenir « scientiste » de la recherche en design''' ===
Dans ces deux exemples, l’interaction joue comme un mode de compréhension et d’argumentation qui ne peut pas être remplacé par du texte. Le processus visant à faire coexister visuellement divers éléments n’est pas compris comme en dehors de la recherche (une restitution), mais recoupe les trois strates évoquées plus haut : méthodologique, esthétique, politique.
Les éléments évoqués précédemment montrent que les formats en viennent à dominer la recherche scientifique. L’analyse de la place des designers au seins des usines et des artistes au sein des laboratoires nous a conduit à montrer d’une part  la capacité à faire surgir au sein de la science des dimensions échappant à la scientificité, et d’autre part les limites d’une économie aveugle aux potentialités des techniques. Il est donc nécessaire d’interroger la conception de la science et des rapports entre design et cette conception dans la recherche francophone en design se définissant sous l’égide de la science, ainsi que  les dimensions non scientifiques engendrées par cette contextualisation.  
<br />


Il s’agit ici de déconstruire la notion de sciences du design pour révéler les complexités sous-jacente de la relation entre sciences et design. Le designer, mis en contact avec le laboratoire, va d’abord reproduire les méthodes scientifiques et les transposer dans le champ du design pour aller vers une « science du design ». Si de rares thèses soutenues à partir des années 1990 peuvent être rattachées au champ du design, il faut attendre le début des années 2000 pour assister à une structuration institutionnelle au sein des universités françaises. En France et en Suisse, suite au Processus de Bologne (1999), les écoles d’art et d’arts appliqués ont dû répondre aux exigences des autorités de tutelle en matière de recherche. Le risque est alors de « substituer aux artistes-chercheurs des professeurs au profil essentiellement académique » (Greff, Léchot Hirt, Sutermeister, 2015). Pourtant, en 2015, le lancement de la revue francophone ''Sciences du Design'', dirigée par Stéphane Vial, marque la volonté d’inscrire et de légitimer la recherche en design sous l’égide des sciences, ce qui pose question à divers titres.  Cette volonté est éclairée par le texte du philosophe Stéphane Vial, dirigeant cette revue, qui est presque un manifeste pour un devenir que nous qualifierions de scientiste du design. Dans cet article,
===== 2.3 – Incidence typographique sur la recherche =====
Le dernier axe de travail que nous souhaitons développer dans le cadre de cette contribution est en quelque sorte le revers de celui consistant à investir d’autres médias que le texte pour décloisonner les images scientifiques. Il est en effet possible de dépasser la séculaire opposition forme/contenu si l’on considère le texte au prisme du design, et plus précisément du design typographique. Ce dernier, qui n’a essentiellement à faire qu’à un ensemble des signes déjà existants


L’article de Vial pose tout d’abord que le mouvement De Stijl et Le Corbusier « font souffler un vent de rigueur scientifique dans la manière de faire du design », en référence au chercheur Nigel Cross pour qui ces derniers manifestent « une volonté de produire des œuvres d’art et de design fondées sur l’objectivité et la rationalité, c’est-à-dire sur les valeurs de la science ». Or réduire la science à une volonté d’objectivité et de rationalité est pour le moins hasardeux, surtout lorsque Le Corbusier lui-même assume, premièrement la dimension avant-tout politique de l’architecture par un amalgame entre économique et pratique, deuxièmement par sa pratique de la peinture et de la sculpture, que l’esthétique déborde nécessairement sur les « machines à habiter ». Si, selon Le Corbusier, « l’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière », alors une science de l’objectivité et de la rationalité ne permet pas de comprendre l’architecture. De plus, laJuste après Cross, Vial fait référence à l’article de Walter Gropius « Existe-t-il une science du design ? [''Is there a science of design?''] » (1947). Pourtant, dans cet essai, Gropius ne répond pas par l’affirmative à la question, mais tente de comprendre l’activité de création comme une tension entre le conscient et le subconscient. Selon Gropius, la connaissance du fonctionnement de l’œil est un prérequis indispensable du design. S’il existe, selon lui, des lois objectives de la perception visuelle (une « clé optique »), celles-ci restent à clarifier et ne pourront « jamais devenir une recette ou un substitut de l’art ». Ici, la position de Gropius renvoie à une position critique des artistes vis-à-vis des sciences, dans leur la dialectique entre le vrai et le faux dans les sciences du XIXe siècle, initié à la renaissance par l’architecte Leon Battista Alberti dans son ''De pictura'' de 1435, consistant à penser la démarche sensible comme un dépassement de cette dialectique en disant qu’il importe peu à l’artiste de déterminer qu’elle est la part de vérité ou non des théories scientifiques sur les couleurs, si elles n’apportent rien au travail sensible de l’artiste, si elles ne lui apprennent pas comment peindre.
Mentionnons également le travail mené à l’Atelier national de recherche en typographie (ANRT Nancy) sous la direction de Thomas Huot-Marchand, des étudiants en dessin de caractères typographiques se confrontent à des contextes tels que les premières notations du chant, la cartographie, les hiéroglyphes, les inscriptions monétaires, la reconnaissance de caractères, etc.
<br />


Toujours selon ce texte ce seraitC’est avec l’école d’Ulm que, selon Stéphane Vial, l’idée d’une mise en système logique de la conception se feraitait jour. Selon lui, Ulm s’inscrirait dans la même vision que celle de Herbert Simon qui, dans son ouvrage ''Les sciences de l’artificiel'', envisage le design comme une « résolution de problèmes (''problem solving'') et plaide pour le développement d’une ‹ science de la conception › » IciLà encore, la lecture des textes écrits par les protagonistes de l’école d’Ulm est intéressante. En effet, la vision du « design comme science » (''design science'') » (Vial) n’est pas, à Ulm, placée sous le signe de l’évidence mais fait, au contraire, l’objet de nombreuses tensions, débats et controverses. Dans son histoire de la HfG Ulm placée en introduction d’un recueil de textes historiques édité par le Centre Pompidou, le designer Herbert Lindinger note qu’à Ulm, contrairement au Bauhaus, « le designer ne pouvait plus, dans le cadre du processus industriel et esthétique, se considérer comme un artiste, personnage d’un rang supérieur. Il devait se plier à un travail de groupe, incluant les scientifiques, les chercheurs, les commerciaux et les techniciens ». Pourtant, dans ce même texte, Lindinger montre à plusieurs reprises que les rapports design/science, à Ulm, n’ont rien d’évident : « la naissance du ‹ modèle ulmien › portait en gestation la crise suivante : l’hégémonie des sciences sur le design. » Il explique d’ailleurs que cela a provoqué  un déséquilibre entre designers et scientifiques à Ulm, au profit de ces derniers, l’enseignement du design devenant une affaire de science et non plus de design  :
==== Conclusion : vers un design des sciences ====
Ces quelques propositions ont pour objectif d’inciter les chercheurs en humanités numériques à s’intéresser davantage, au-delà du design, à des champs connexes tels que les études visuelles, les media & software studies, ou encore l’archéologie des médias. Une telle visée invite également les designers à envisager d’autres contextes de travail que ceux dans lesquels, au risque d’une saturation de l’offre, ils s’inscrivent habituellement. Les humanités numériques pourraient alors devenir un laboratoire critique des mutations de la culture au contact des technologies numériques.


« La quatrième phase [L’euphorie planificatrice] dura environ des années 1958 à 1962. On avait à cette époque-là reconnu qu’on devait davantage intégrer dans le programme sciences humaines, ergonomie et sciences opérationnelles comme la méthodologie de la planification et la technologie industrielle. Mais dès ce moment-là, le problème de la place qu'on devait leur accorder par rapport aux matières du design se posa avec acuité. Son actualité en fut d’autant plus grande qu’un déséquilibre soudain se fit jour dans la direction de l'École au profit des scientifiques et au détriment des designers. Primauté revint à des scientifiques comme le mathématicien et théoricien de la planification, Horst Rittel, ou au spécialiste de sociologie industrielle, Hanno Kesting.
Proposer d’aller vers un design des sciences mais en sortant des rapports hiérarchisant entre les disciplines, au sens de la diagonalisation de Deleuze et Guattari, puisque celle-ci n’annule pas les sciences du design.  


Cette inversion du rapport de forces donna lieu à de réels approfondissements théoriques. On s’attacha à fonder scientifiquement le processus du projet. C'est ainsi que l’Anglais Bruce Archer, un professeur invité, formula en ce temps-là une nouvelle méthode du projet dont la pratique et l’élaboration étaient à la HfG à l'état d’ébauche. Le revers de la médaille en fut un positivisme scientifique qui se répandit à Ulm à partir de 1958. »    
La dimension critico-créative  que le design apporte aux sciences n’annule pas la dimension critico-discursive que les sciences apportent au design.  


Cette difficulté à tenir comme évidente l’association science/design se retrouve dans la chronologie de la HfG Ulm placée en fin d’ouvrage : « 1958 : Science et design cela va-t-il ensemble ? ; 1960 : Science contre design ; 1962 : ‹ Le design c’est plus qu'un ensemble de méthodes analytiques ›  ». Ainsi, pour Ulm, ce qui pose problème dans les rapports design/science n’est pas la science en général, mais les conséquences du positivisme et le paradigme de l’objectivité dans les champs de création, qui vont réduire la démarche de design à une suite de procédés potentiellement réplicables. La science peut bien entendu apporter des connaissances au design (problématiques sociales, écologiques, etc.), mais si Ulm pose que le designer peut être considéré comme un « collaborateur scientifique », c’est car la collaboration entre design et science n’opère pas un effacement d’un des deux pôles (si tout est homogène, alors il ne peut plus y avoir de collaboration).  
[à développer] Par le déni de la dimension esthétique de la recherche, les chercheurs pensent se protéger d’une capitalisation de la recherche et de sa spéculation financière, ce qui au contraire les rends par leur ignorance des enjeux esthétiques de leur recherche d’autant plus pris dans ces problématiques et visibles par la prédation du commerce de la recherche, comme nous l’avons expliqué dans une précédente recherche (Masure & Saint-Jevin, 2018).  


Il nous semble ici qu’il y a un amalgame entre la science positiviste et la rationalité. Il s’agit en effet depuis le Bauhaus d’un travail de conceptualisation de l’art et du design mais qui ne renvoie pas à la même terminologie scientifique que le positivisme. En effet, il s’agit avant-tout d’esthétique et d’une conception de la science très différente de celle des sciences expérimentales et formelles. En 1759, Alexius von Baumgarten écrira son ouvrage ''Aesthetica'', qui est la science du sensible, par opposition à la logique et aux sciences expérimentales naissantes dans l’empirisme de son maître Wolff. Il y explique que, comme la logique produit un savoir par la raison, par parallélisme l’art produit un savoir par un ''analogon racionis''. Ce savoir est ainsi sensible, bien que théorisable, il n’est pas théorique : il ne se constitue que par l’expérience sensible.  
sûrement leur manque-t-il d’atteindre au niveau de ce que Sullivan appelait une « véritable expression », soit une qualité excédant le niveau de la seule réponse à un besoin et ne pouvant venir que de « l’addition d’une certaine qualité et quantité de sentiment ».  


Le texte de Vial se conclut avec Nigel Cross, sur...


C’est ce qui a inspiré, dans les années 1990, une série de travaux et colloques sur la pensée-design (''design thinking research''), un nouveau courant de recherches incarné notamment par Nigel Cross. Ce nouveau courant rejette le modèle du « design comme science » (''design science''), mais maintient l’idée que le design peut faire l’objet de recherches scientifiques. Il défend plutôt le modèle d’une « science du design » (''science of design''), considéré comme un ensemble de disciplines portant sur « l’étude des principes, des pratiques et des procédés de design » dans le but de comprendre « la manière dont les designers pensent et travaillent » (Cross, 2001, p. 53).
<nowiki>http://www.isdat.fr/programmation/re-former-le-supermarche/</nowiki>


Le domaine des sciences du design ainsi défini s’inscrit dans la tradition de la ''science of design'' (et non de la ''design science''), mais se distingue, d’un côté, des sciences de l’architecture et de l’ingénierie et, de l’autre, des sciences de l’art et de la création, au nom de l’originalité épistémologique du design, considéré comme objet de connaissance en lui-même (''design on its own''). Par l’usage du pluriel, les « sciences du design » affirment leur attachement et leur rattachement à la tradition universitaire francophone des disciplines interdisciplinaires (sciences de gestion, sciences du langage, sciences de l’éducation, sciences de l’information et de la communication, sciences de l’art…). Elles constituent, au sens que Michel Foucault donnait à ce mot, une nouvelle région de l’''épistémè''.
<nowiki>http://www.isdat.fr/content/uploads/2018/10/PROGRAMME_JE-Re-former-le-supermarche.pdf</nowiki>


Vial : « Les sciences du design ont pour objet l’acte de design, c’est-à-dire l’acte du projet en régime de conception et en régime de réception. »  
<nowiki>https://www.arthurperret.fr/impense-des-formats-reflexion-autour-du-pdf.html</nowiki>


« Comprendre la manière dont les designers pensent et travaillent », est-ce le propre de la recherche ou de la science ? Pour quelles raisons il y a-t-il besoin de penser le design comme une « discipline », sous-entendu comme une « discipline scientifique » ? Notre hypothèse est que cette entreprise de légitimation aura permis à des personnes extérieures aux champs de l’art et du design de rejeter le lien du design à l’esthétique, et donc de conceptualiser son expérience, sa pratique. Cette visée est avérée dans le texte de Vial quiand il dénonce, dans le champ universitaire français, le « biais d’approches principalement spéculatives [...] esthéticiennes et centrées-art [défendues par Pierre-Damien Huyghe] ». En effet, sauf à faire le jeu d’un certain positivisme ulmien ou à considérer que Walter Gropius n’appartient pas au champ du design (ou à l’apport de connaissances au champ du design), on ne peut que difficilement rejeter l’art quand on parle de design, même si les deux ne sauraient être confondus. Sur un plan institutionnel, il s’agit par là de montrer que le détour par l’esthétique ne constitue pas une démarche scientifique, ce qui permet à Stéphane Vial de poser comme « vraies » bases de la recherche en design francophones des initiatives auxquelles il est directement rattaché : « Aujourd’hui, avec les trois piliers que sont les ''Ateliers de la Recherche en Design'', la liste de diffusion ''Recherche-Design'' et la revue ''Sciences du Design'', la communauté francophone de recherche en design, dotée de tous les instruments nécessaires à l’animation d’un champ de recherche scientifique, tourne une page de son histoire. » On comprendra ici que la défense de la recherche en design au nom des « sciences du design » a davantage pour but de légitimer l’auteur de l’article que le champ du design. On pourra ainsi méditer la phrase suivante, venant directement après la mention du ''Que sais-je ? Le Design'' (2015) rédigé par Stéphane Vial : « Le champ de la recherche francophone en design est désormais pleinement constitué. » Comment ne pas interroger cette phrase retraçant des faits de 2015 venant affirmer que le design se constituait comme discipline académique, universitaire,  
Bibliographie


Enfin, et c’est sans doute le point le plus problématique, le terme de « science » n’est pas défini dans l’article, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations : une multiplicité d’acteurs peut se projeter dans le mot « science », qui va dès lors prendre une valeur incantatoire et faire écran à d’autres modes de connaissance. À quel singulier se réfèrent « les » sciences ? Est-il pertinent de recourir au concept de science pour mieux « comprendre la manière dont les designers pensent et travaillent » ? À quoi sert cette visée ? Est-ce une façon de faire comprendre le design à l’attention d’un public « non designer »  (auquel cas la détour par la science peut être interrogé), ou est-ce une façon d’améliorer les productions du design ? Transition à affiner
BLANC, Julie ; HAUTE, Lucile, 2018. « Publier la recherche en design : (hors-)normes, (contre-)formats, (anti-)standards ». Réel-Virtuel, no 6, « Les normes du numérique », <nowiki>http://www.reel-virtuel.com/numeros/numero6/sentinelles/publier-recherche-design</nowiki>


BRANZI, Andrea, 1985 [1984]. Le design italien (Casa Calda), trad. de l’italien par Françoise Brun. Paris, L’Équerre.


Les éléments évoqués en introduction de cet article montraient que les formats en viennent à dominer la recherche scientifique. L’analyse de la place des designers au seins des usines et des artistes au sein des laboratoires nous a conduit à montrer d’une part les limites d’une économie aveugle aux potentialités des techniques, et d’autre part la capacité à faire surgir au sein de la science des dimensions échappant à la scientificité. Il est donc problématique de construire la recherche francophone en design sous l’égide de la science sans interroger ce terme et les dimensions non scientifiques engendrées par cette contextualisation.  
BRULÉ, Emeline ; MASURE, Anthony, 2015. « Le design de la recherche : normes et déplacements du doctorat en design », Paris, Puf, Sciences du Design, no 1 : 58–67, <nowiki>https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2015-1-page-58.htm</nowiki>


L’une d’entre elles tient à « l’allure » que va prendre cette quête de scientificité. De façon ironique, la chercheuse Lysianne Léchot Hirt note dans le premier numéro de la revue ''Sciences du Design'' que « l’absence d’illustrations dans la plupart des revues savantes, les mises en pages approximatives des ''PowerPoints'' [...], la quasi-inexistence d’expositions de design de recherche, tout témoigne activement du fait que la qualité plastique, formelle et matérielle du design est une variable négligeable de l’équation scientiste ». Selon elle, une telle visée « scientiste » confond les « pratiques expérimentales » de la recherche « en » design (recherche-création ou recherche projet) avec la recherche « sur » le design (venant sortir le design et l’extraire de son champ). À suivre Lysianne Léchot Hirt, il y aurait donc une contradiction à faire de la recherche en design en traitant les enjeux de formes et de formats comme des éléments exogènes, qui n’auraient aucune incidence sur les supposés « contenus », comme s’il était possible d'appréhender le design depuis de façon neutre et non située. De plus, les formes matérielles de la recherche (les formats) ne sont pas seulement porteuses de sens pour le design, mais ont directement une incidence sur les pratiques et les politiques de recherche. Si l’on constate que l’université est traversée d’enjeux capitalistes, alors le design pourrait œuvrer à les mettre en évidence voire à les renverser. D’autre part, et c’est ce qui nous intéresse plus particulièrement dans le cadre de cet article, les designers vont venir révéler des dimensions formelles, techniques et économiques (pour reprendre les termes de Gropius) impensées par les chercheur·euse·s d’autres champs.  
BURKHARDT, François ; EVENO, Claude ; LINDINGER Herbert (dir.), 1988. L’école d’Ulm : textes et manifestes (ouvrage publié à l’occasion de l’exposition « L’École d’Ulm : design, architecture, communication visuelle » du 24 février au 23 mai 1988). Paris, Centre Georges Pompidou / CCI.


=== '''2 – L’impensé du design dans la recherche scientifique''' ===
COMTE, Auguste, 1989 [1830–1842]. Cours de philosophie positive. Première et Deuxième leçons. Paris, Nathan, coll. « Les Intégrales de Philo ».
Nous proposons d’examiner l’idée non pas d’une absence d’esthétique, car celle-ci est toujours présente, mais d’un « impensé » des formes et formats de la recherche qu’une meilleure compréhension du design par les scientifiques pourrait permettre d’éclairer. En effet, des éléments en apparence aussi anodins que le choix ou le non choix (« par défaut ») d’une police de caractères comme le ''Times New Roman'' dans les publications de recherche, d’un logiciel de ''slides'' (Frommer, 2010), ou de façon plus générale de formats de fichiers propriétaires a des conséquences multiples. Il consolide l’opposition séculaire entre le fond et la forme, comme si le sens pouvait exister de façon non incarnée, « immaculée ». De plus, il contribue à écarter la recherche scientifique de la société civile (difficulté à communiquer au-delà des pairs). Enfin, l’impensé des enjeux de réduction du design à des registres commerciaux et de communication fait obstacle à une meilleure compréhension des dimensions économiques et politiques des formats de la recherche – soit donc la prise en compte du « design administratif » (Masure & Saint-Jevin, 2018). En effet, les dispositifs administratifs de financement (formulaires, etc.) sont fréquemment considérés par les chercheur·euse·s comme un « en-dehors » de la recherche, alors qu’ils ont pourtant une grande incidence non seulement sur le temps de travail, donc sur l’organisation du travail, mais aussi sur les méthodologies et résultats de la recherche scientifique. Pour analyser cela, nous proposons de reprendre la méthodologie de la recherche en design développée par Saint-Jevin (Saint-Jevin, 2018a) et Masure (Masure, 2017 ; Saint-Jevin, 2018b) consistant à structurer sa pensée sur des notions du design, renvoyant non pas seulement à des concepts mais à des expériences sensibles de projets, d'œuvres et de dimensions de design et d’arts plastiques : la forme, le format et le formatage.


=== '''2.1 – Forme''' ===
CROSS Nigel, 2001. « Designerly ways of knowing: design discipline versus design science ». Design Issues, vol. 17, no 3.
La notion de forme ne doit pas être comprise comme un supplément venant enrichir après coup un propos préalable. Dans le champ de l’esthétique, la notion de forme est tout d’abord la figure constituée dans l’espace (vécu ou de la représentation ou suggéré) par les contours de l’objet pour l’ensemble de sa surface (dans sa bi- ou tridimensionnalité) (Souriau, 1990), c’est aussi bien l’apparence immédiate que le schème au sens kantien de la représentation minimale permettant de différencier une chose d’une autre (Kant, 1781). Comme l’ont montré les recherches en psychophysiologie sur la ''Gestalt'' la forme n’existe pas en soi, c’est une construction psycho-neuro-perceptive, se constituant par l’opposition d’une figure et d’un fond comme le montre le vase de Rubin (Rubin, 1915 ; Koffka, 1922). La forme n’est pas seulement un matériau sensoriel pré-donné, c’est un phénomène de délimitation et de catégorisation (Seron, 2012).  


En design, la définition de la forme depuis l’esthétique va faire l’objet de nombreux travaux. Outre ceux de Walter Gropius évoqués précédemment, (Gropius, 1947), le cas de Max Bill mérite d’être évoqué. Selon lui, toute forme donnée à des objets utilitaires ne saurait être équivalente ou interchangeable. Il existerait ainsi une « bonne forme » (''Gute Form''), du nom de l’exposition itinérante qu’il organise à partir de 1949. Celle-ci se composait d’une série d’objets industriels, anonymes ou non, accompagnés
FALGUIÈRES, Patricia, 2010. « L’empire des normes », Bordeaux, Rosa B, <nowiki>http://www.rosab.net/format-standard</nowiki>


de 80 panneaux didactiques jouant sur des effets d’échelle et de montage et comprenant des références issues de divers domaines comme la nature, la science, l’art ou la technique : « Par bonne forme nous entendons la forme d’un produit développée à partir de ses conditions techniques et fonctionnelles, qui soit à la fois belle et en pleine adéquation avec son utilisation (Bill, 1949). » Le « bon design » (''good design''), que défend Bill, articule donc l’esthétique à des valeurs morales. Il s’agit pour lui de situer la beauté comme une fonction à laquelle la production industrielle doit répondre : « La production de biens de grande consommation doit être conçue de manière à ce que non seulement une certaine beauté émane de leur fonction, mais que cette beauté devienne elle-même une fonction. » On retrouve cette visée dans les travaux des designers Jasper Morrison et Naoto Fukasawa, pour qui
FULLER, Matthew, 2003. Behind the Blip. Essays on the Culture of Software. New York, Autonomedia.


<nowiki>;</nowiki>  ; Sterling 2005 ; Morrison & Fukasawa, 2007 ; Huyghe 2013),  
FROMMER, Franck, 2010. La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide. Paris, La Découverte.


Sterling, 2005, p. 62
GROPIUS Walter, 1956 [1947], « Is there a science of design? », in : Scope of total architecture. Londres, Allen.  


Designers mine raw bits of tomorrow. They shape them for the present day. Designers act as gatekeepers between status quo objects and objects from the time to come.  
GROPIUS Walter, 1995 [1923]. « Principes de production du Bauhaus », trad. par Dominique Petit, in : Walter Gropius, Architecture et société. Saint-André-de-Roquepertuis, Linteau, 1995.


Contrairement aux arts plastiques où l’informe est une notion largement théorisée (Krauss & Bois, 1996 ; Bailly, 2013), et bien que cela semble paradoxal, dans le design il existerait ainsi des objets aformes, pas tout à fait formés, dont les techniques de production restent à « authentifier » et dont les formes sont à « découvrir » (Huyghe, 2014).  
HUYGHE, Pierre-Damien, 2006. Éloge de l'aspect. Éléments d’analyse critique et paradoxale de l'industrie comme divertissement. Paris, Mix.


Autrement dit les formes de la recherche ne sont pas des matériaux sensoriels pré-donnés mais apparaissent comme une immédiateté autonome, alors qu’elles sont prises dans les rets du sens, pour cette raison elles apparaissent dans la recherche scientifique comme ne devant pas être nommées ou pensées. Ainsi, la recherche scientifique se sont constitués comme des objets aformes.  
HUYGHE, PIERRE-DAMIEN, 2012. Le cinéma Avant Après, Grenoble, De l’Incidence.


Andrea Branzi, « La qualité formelle du monde », dans : Thierry Grillet, Marie-Laure Jousset (dir.), Ettore Sottsass, catalogue d’exposition, Paris, Centre Pompidou, 1994
HUYGHE, PIERRE-DAMIEN, 2015. « Le format comme condition de possibilité ». Conférence donnée aux 63e Rencontres de Lure (texte non publié), <nowiki>https://delure.org/les-rencontres/rencontres-precedentes/rencontres-2015</nowiki>


<nowiki>https://drive.google.com/drive/u/0/folders/1x9gqtgJmqfUCWbmBsJVcgq4-q0tZHz_y</nowiki>  
HUYGHE, Pierre-Damien, 2017. Contretemps. De la recherche et de ses enjeux : arts, architecture, design. Paris, B42.


=== '''2.2 – Format''' ===
HUYGHE, Pierre-Damien, 2019. « Une certaine idée de laboratoire ». Toulouse, Ensa, colloque « Les 100 ans du Bauhaus, influences et enseignements », <nowiki>https://www.canal-u.tv/video/ensa_de_toulouse/une_certaine_idee_de_laboratoire_pierre_damien_huyghe_philosophe.55737</nowiki>
Dans le contexte de cette requête, notre propos consistera moins à préciser les implications de l’esthétique dans le champ de la recherche en design qu’à examiner de façon croisée les formes de la recherche en design, et comment elles révèlent les impensés des formats scientifiques. Dérivée de forme, la notion de format (''formato'') désigne à l’origine les « dimensions du papier », puis en est venue à prendre le sens de « mesure » et de « dimension ». On comprendra ainsi que le format permet de cadrer et d’écarter des formes potentielles (Falguières, 2010). Nous le préférons aux concepts de support et de média, en raison de sa proximité avec le champ du design (de par ses caractéristiques esthétiques et matérielles) et des technologies numériques (qui façonnent, voire formatent les modes de pensée et de recherche). La notion de format a fait l’objet de travaux dans le champ des arts visuels (Zerbib, 2015 ; Quintyn 2017), qui montrent que l’expression humaine n’est pas séparable de ce qui l’incarne. Dans le champ des technologies numériques, les ''files studies'', dérivées des ''digital studies'', s’attachent à penser les enjeux esthétiques et socio-politiques de formats de fichiers comme le .mp3 (Sterne, 2012) ou le .doc (Fuller, 2003). Le format ne donc doit donc pas être seulement envisagé comme simple véhicule, ensemble de dimensions ou normes techniques : il s’agit de le considérer comme matrice, médiateur, cadre opératoire (Brulé & Masure, 2015), ou « condition de possibilité » (Huyghe, 2015).  


Robin de Mourat, Donato Ricci, Bruno Latour, « How Does a Format Make a Public? », dans : Martin Paul Eve, Jonathan Gray (dir.), ''Reassembling Scholarly Communications: Histories, Infrastructures, and Global Politics of Open Access'', Cambridge, The MIT Press, 2020,  
INGRAM-WATERS, Mary, 2016. « Gender, sexuality, and technology in male pregnancy: An analysis of Lee Mingwei and Virgil Wong’s installation, POP! The First Human Male Pregnancy ». Sexualities, vol. 19, no 1–2 : 138–155, <nowiki>https://doi.org/10.1177/1363460715583601</nowiki>


<nowiki>https://direct.mit.edu/books/book/4933/chapter/625159/How-Does-a-Format-Make-a-Public</nowiki>  
LÉCHOT HIRT, Lysianne, 2015. « Recherche-création en design à plein régime : un constat, un manifeste, un programme ». Sciences du Design, no 1, 2015 : 37–44, <nowiki>https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2015-1-page-37.htm#no2</nowiki>


Ces modélisations constituent ce qui est de la recherche : les formats de la science deviennent la science, et dès lors limitent la recherche en tant qu’ils l’empêchent d’être vive, débordante, questionnante. Il n’est pas ici question de goût (simplement comme une question de mode) ou de préférence individuelle pour tel ou tel format, mais bien d’épistémologie, à savoir de façon d’élaborer les connaissances. Le problème est que les normes des formats sont trop peu pensées alors qu’elles deviennent valeur de scientificité et de vérité. Certaines disciplines des sciences humaines, par exemple la psychologie (Althaus, 2019), commencent ainsi à prendre conscience, à travers les problèmes de l’édition scientifique vis-à-vis de la « culture libre » (Masure & Saint-Jevin, 2018), des enjeux du design pour leur discipline – au sens où le design peut être pensé comme l’occasion d’une mise en tension d’enjeux capitalistes et industriels. Si les formats de recherche peuvent être reliés aux nombreuses études à propos de la matérialité de la science et de ses instruments (Latour, 2007), ces derniers sont trop souvent, dans l’esprit commun, limités à l’activité de publication, soit donc à la communication de recherches qui leurs sont préalables.  
LÉCHOT HIRT, Lysianne, 2010. Recherche-création en design. Modèles pour une pratique expérimentale. Genève, MetisPresses, 2010.  


<nowiki>https://these.nicolassauret.net/</nowiki>
MASURE, Anthony, 2017. Design et humanités numériques, Paris, B42, coll. « Esthétique des données ».


=== '''2.3 – Formatage''' ===
MASURE, Anthony, 2018. « À défaut d’esthétique : plaidoyer pour un design graphique des publications de recherche ». Paris, Puf, Sciences du Design, no 8, « Éditions numériques » :  67–78, <nowiki>http://www.anthonymasure.com/articles/2018-11-defaut-esthetique</nowiki>
La combinaison d’actions de normalisation économique et politique à l’échelle européenne (Processus de Bologne, indicateurs de performance des chercheur·euse·s et des unités de recherche, etc.) a progressivement homogénéisé voire formaté les modes de recherche : critères souvent pensés depuis les sciences dites exactes, normes et mises en page des thèses et des revues, hégémonie du ''peer review'', longueur minimum et maximum des articles, nombre et types de citations, durée des conférences, usage de formats de fichiers propriétaires (suite Office), etc., au point où une confusion s’installe entre la recherche scientifique et ses apparences formelles (Gozlan, 2019).  


Or les formulaires administratifs – cet « infra-ordinaire » de la recherche (Lefebvre, 2013) – sont porteurs d’un ensemble de connotations et de normes plus ou moins implicites. Pourtant, en raison de leur imaginaire négatif, voire de « torture », ces derniers n’ont que peu fait l’objet de recherches, comme s’ils représentaient un en-dehors de la science. Les dossiers administratifs, « prépensés » dans un certain schéma, obligent souvent les chercheur·euse·s à entrer dans des cadres qui ne sont pas les leurs, que cela soit sur le plan éthique ou scientifique. De plus, les formulaires sont conçus pour faciliter le travail administratif des « intermédiaires », et non celui des requérant·e·s et des évaluateur·rice·s, qui n’ont parfois pas d’aide structurelle (secrétariat). Une « dette administrative » (par analogie avec la notion de « dette technique » mise en évidence par Ward Cunningham en 1992) s’installe, qui peut engendrer de la surcharge mentale, du stress, des phénomènes dépressifs, voire des ''burn out'' (Gundermann & Lynch, 2018 ; Estryn-Béhar & al., 2011 ; Holleman & ''al.'', 2015 ; Bazex, 2011).  
MASURE, Anthony ; SAINT-JEVIN, Alexandre, 2018. « Recherche et culture libre : approche critique de la science à un million de dollars », Réel-Virtuel, no 6, « Les normes du numérique », <nowiki>http://www.reel-virtuel.com/numeros/numero6/utilite/recherche-culture-libre</nowiki>


<nowiki>https://www.theguardian.com/politics/2020/oct/05/how-excel-may-have-caused-loss-of-16000-covid-tests-in-england</nowiki>  
MASURE, Anthony, 2021. « Faire savoir & savoir-faire : le design de la recherche comme opération réticulaire ? » (communication à la journée d’étude « Reticulum #3 – Faire savoir et pouvoir faire », dir. Florian Harmand & Arthur Perret). Université Bordeaux Montaigne, <nowiki>https://www.anthonymasure.com/conferences/2021-02-savoir-faire-faire-savoir-bordeaux</nowiki>  


=== '''3 – Ouvrir les formats de la recherche''' ===
MIDAL, Alexandra, 2009. Design. Introduction à l’histoire d’une discipline. Paris, Pocket.
J'ai juste une question concernant le déroulé de votre texte : pensez-vous pouvoir aborder plus spécifiquement à l'intérieur de votre chapitre les relations entre design et sciences du patrimoine?


Tous les métiers du patrimoine, de ceux de la conservation à ceux de la médiation en passant par ceux de la restauration, sont très étroitement liés à la recherche, indispensable à l’élaboration des politiques et des projets. Aussi, les professionnels du patrimoine, de l'architecture et parfois les artistes (et designers) sont de plus en plus impliqués dans la recherche aux côtés des chercheurs académiques depuis la définition des sujets jusqu’à l’application comme à la restitution des résultats. L’implication des professionnels (du patrimoine mais aussi d'autres disciplines ou domaines comme le design), dans la recherche et l’apport de cette dernière à l’exercice de leurs métiers rend possible une construction conjointe, révèle des perspectives d’évolution des sciences du patrimoine au regard des métiers, dans une réelle continuité entre recherche fondamentale et recherche appliquée.
MINISTÈRE DE LA CULTURE, 2018. « Construire ensemble les sciences du patrimoine » (journées professionnelles des patrimoines, Paris, 21 et 22 juin 2018). <nowiki>https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Connaissance-des-patrimoines/Thematiques-de-recherche/Patrimoine-et-societe/Construire-ensemble-les-sciences-du-patrimoine</nowiki>  


"Ces recherches portent sur l’ensemble des domaines patrimoniaux, matériel, immatériel ou numérique. Elles constituent un champ particulier, celui des « sciences du patrimoine », qui désignent dans toute leur diversité les disciplines scientifiques sollicitées pour la connaissance, la conservation, la restauration et la transmission du patrimoine. Elles associent sciences humaines et sociales, telles que l’archéologie, l’histoire, l’histoire de l’art, l’anthropologie, la sociologie, la géographie, le droit ou la pédagogie ; sciences expérimentales, telles que la physique la chimie ou la biologie, auxquelles sont venues s’ajouter les sciences du numérique." (source: Ministère de la culture)
OODENDIJK, Willard ; REBEAUD, Mathieu ; ROCHOY, Michaël ; RUGGERI, Valentin ; COVA, Florian ; LEMBROUILLE, Didier ; TROTTINETTA, Sylvano ; HANTOME, Otter F. ; MACRON, Nemo ; JAVANICA, Manis, 2020. « SARS-CoV-2 was Unexpectedly Deadlier than Push-scooters: Could Hydroxychloroquine be the Unique Solution? ». Asian Journal of Medicine and Health, vol. 18, no 9 : 14-21, <nowiki>https://www.journalajmah.com/index.php/AJMAH/article/view/30232</nowiki>


Liste d’exemples pris dans différents champs scientifiques : chaque exemple est associé à une direction de travail
PESTRE, Dominique, 2006. Introduction aux Science studies. Paris, La Découverte, coll. « Repères ».


Beaucoup d’interfaces de projets en humanités numériques se désintéressent des enjeux formels liés à la consultation des documents, ce qui est d’autant plus paradoxal dans l’exemple de documents relatifs à l’histoire de l’art. Jusqu’où cette illusion de neutralité est-elle tenable voire souhaitable ? Est-ce une fatalité que les archives en ligne présentent majoritairement des cadres homogènes ? Quid, sur un autre plan, des relations entre les interfaces de saisie des corpus et la capacité à projeter des modes de consultation ?
QUINTYN, Olivier, 2017. Implémentations / Implantations. Pragmatisme et théorie critique : essais sur l’art et la philosophie de l’art. Paris, Questions théoriques.


Le projet ''Critical Media Practice'' à Harvard de Peter Galison et Lucien Castaing-Taylor forme les étudiants en sciences à travailler la tension entre la réflexion dite universitaire et la réalisation graphique, films numériques, d’audio, etc.. Le journal en ligne SƎNSATE repose sur la collaboration d’un scientifique et d’une designer. D’après Galison, le but de ces recherches est de montrer que les sciences sont prises dans un imaginaire sociale, de la part des scientifiques mêmes qui vient cloisonner leur recherches. D’après lui, elle s’origine dans une séparation entre le savoir pur et le savoir pratique, qui va venir différencier une science pure et une science appliquée, la deuxième étant déconsidérée, et cela se voit particulièrement dans la place de l’ingénierie en France à travers la dépréciation de la figure de l’ingénieur par rapport à celle du chercheur. Or les relations entre sciences et design sont depuis toujours particulièrment travaillée en ingénierie et dans les sciences appliquées mais de ce fait même d’être considérée comme relevant des sciences appliquées ces questions du champ esthétique ne sont pas considérées comme ayant des enjeux scientifiques.  
RENON, Anne-Lyse. 2020. Design et sciences. Saint-Denis, PUV.


=== '''3.1 ???????''' ===
ROUQUETTE, Michel-Louis, 1973. « La pensée sociale », in : Serge Moscovici (dir.), Introduction à la psychologie sociale. Paris, Larousse.
Citons pour exemple les travaux de Giorgio Caviglia (projet Mapping the Republic of Letters, Stanford) ou de Donato Ricci (Enquête sur les modes d’existence, Sciences Po).  


<nowiki>http://feralatlas.org/#</nowiki>  
SAINT-JEVIN, Alexandre, 2018a. « Essai pour une méthode d'analyse plastique du vidéoludique », Conserveries mémorielles, no 23, <nowiki>http://journals.openedition.org/cm/3213</nowiki>  


=== '''3.2 L’iconographie numérique pour décloisonner les formes de la recherche''' ===
SAINT-JEVIN, Alexandre, 2018b, « Sur la trace de l’humain dans les objets de design », Non Fiction, <nowiki>https://www.nonfiction.fr/article-9264-sur-la-trace-de-lhumain-dans-les-objets-de-design.htm</nowiki>
Sur d’autres plans, des designers comme LUST, Antony Kolber, l’histoire du net art ou celle des jeux vidéos sont par exemple des sources d’inspiration pouvant intéresser les chercheurs en humanités numériques.  


=== '''3.3 Incidence typographique sur la recherche''' ===
SIMON Herbert, 2004 [1969]. Les sciences de l’artificiel, trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean-Louis Le Moigne. Paris, Folio.
Mentionnons également le travail mené à l’Atelier national de recherche en typographie (ANRT Nancy) sous la direction de Thomas Huot-Marchand, où des étudiants en dessin de caractères typographiques se confrontent à des contextes tels que les premières notations du chant, la cartographie, les hiéroglyphes, les inscriptions monétaires, la reconnaissance de caractères, etc.


== '''Conclusion : vers un design des sciences''' ==
STERNE, Jonathan, 2018 [2012]. MP3. Économie politique de la compression, trad. de l’anglais par Maxime Boidy. Paris, Philharmonie.
Proposer d’aller vers un design des sciences mais en sortant des rapports hiérarchisant entre les disciplines, au sens de la diagonalisation de Deleuze et Guattari, puisque celle-ci n’annule pas les sciences du design.  


La dimension critico-créative  que le design apporte aux sciences n’annule pas la dimension critico-discursive que les sciences apportent au design.  
ZERBIB, David (dir.), 2015. In octavo. Des formats de l’art, Annecy, ESAAA.


[à développer] Par le déni de la dimension esthétique de la recherche, les chercheurs pensent se protéger d’une capitalisation de la recherche et de sa spéculation financière, ce qui au contraire les rends par leur ignorance des enjeux esthétiques de leur recherche d’autant plus pris dans ces problématiques et visibles par la prédation du commerce de la recherche, comme nous l’avons expliqué dans une précédente recherche (Masure & Saint-Jevin, 2018).


//
Robin de Mourat, Donato Ricci, Bruno Latour, « How Does a Format Make a Public? », dans : Martin Paul Eve, Jonathan Gray (dir.), Reassembling Scholarly Communications: Histories, Infrastructures, and Global Politics of Open Access, Cambridge, The MIT Press, 2020,


sûrement leur manque-t-il d’atteindre au niveau de ce que Sullivan appelait une « véritable expression », soit une qualité excédant le niveau de la seule réponse à un besoin et ne pouvant venir que de « l’addition d’une certaine qualité et quantité de sentiment ». Q
<nowiki>https://direct.mit.edu/books/book/4933/chapter/625159/How-Does-a-Format-Make-a-Public</nowiki>


<nowiki>http://www.isdat.fr/programmation/re-former-le-supermarche/</nowiki>
Andrea Branzi, « La qualité formelle du monde », dans : Thierry Grillet, Marie-Laure Jousset (dir.), Ettore Sottsass, catalogue d’exposition, Paris, Centre Pompidou, 1994


<nowiki>http://www.isdat.fr/content/uploads/2018/10/PROGRAMME_JE-Re-former-le-supermarche.pdf</nowiki>  
<nowiki>https://drive.google.com/drive/u/0/folders/1x9gqtgJmqfUCWbmBsJVcgq4-q0tZHz_y</nowiki>  




<nowiki>------</nowiki>
<nowiki>------</nowiki>


Proposition iniitale
Proposition initiale





Version du 22 mars 2021 à 17:00

C - Design et esthétique des patrimoines numérisés

1. Formes, formats, formatage : vers un design des sciences ?

Anthony Masure/anthonymasure@gmail.com

Anthony Masure & Alexandre Saint-Jevin


Dans son œuvre Herbarium (1985), l’artiste espagnol Joan Fontcuberta créé des plantes fictives réalisées à partir d’objets inanimés (cordes, rallonges électriques, etc.), imitant les codes de la photographie scientifique (cadrage, point de vue, etc1.) et reproduisant plastiquement et graphiquement les classifications naturalistes des êtres vivants (noms latins, etc.). Cette production de vraisemblance par le recours à une esthétique scientifique va se poursuivre dans Fauna (1987), dans lequel l’artiste construit un mythe autour de l’identité d’un zoologiste mystérieusement disparu dans les années 1955 (le Dr. Ameisenhaufen), dont il présente la découverte d’animaux totalement inconnus à ce jour, qui sont en fait des photomontages. Joan Fontcuberta montre que les formes des recherches scientifiques ne sont pas neutres, et qu’il existe bien une esthétique renvoyant à la science et délivrant une impression de véracité voire une valeur de vérité. Cette dimension formelle inclut également les codes liés à l’usage d’illustrations, schémas ou symboles, dont l’étude du point de vue de l’art et du design émerge dans les visual studies ou l’anthropologie graphique de la science (Renon, 2020).

Plus largement, ce contexte de reformulation des sciences depuis des considérations propres aux champs de l’art et du design interroge une dimension de la recherche généralement comprise comme lui étant exogène : celle des formats. Les formats de la recherche (formats administratifs, intermédiaires, de restitution) sont habituellement considérés comme « neutres », dans une absence de prise en compte de leurs dimensions esthétiques, politiques et économiques. Pour comprendre leur importance – ce qui est l’objectif de ce texte – nous pouvons par exemple nous référer aux travaux de l’artiste chinois Virgil Wong, qui jouent de la limite entre vraisemblance et illusion. Le site Web de son œuvre POP! The First Human Male Pregnancy (1999) reprend le format d’un journal d’un laboratoire de recherche privé restituant le quotidien d’une gestation masculine (Ingram-Waters, 2016) : conçu dans l’optique de créer une dynamique de viralité, le site est enrichi en permanence de photographies retouchées à l’allure scientifique venant attester de cette grossesse et témoigner de son évolution, ainsi que de faux articles imitant les codes du journalisme scientifique2.

Les travaux des artistes Joan Fontcuberta et Virgil Wong montrent que la recherche scientifique n’est pas esthétiquement neutre. Dès lors qu’un public (élargi ou non) est capable de l’identifier, celle-ci va conférer aux formats de la recherche une dimension de scientificité provoquant un questionnement et la nécessité de déterminer la véracité de cette vraisemblance. On comprend ainsi que s’opère une sorte d’impensé des questions et enjeux épistémologiques de la représentation des démarches scientifiques, comme si la manière dont on se figure un fait, un phénomène, un concept, etc., n’avait aucun lien avec la manière dont on le pense. La dimension normative propre à la grammaire visuelle et syntaxique de la recherche joue pourtant ainsi grand rôle dans ce qui va être, ou non, considéré comme scientifique.

Cette dimension formelle ne s’arrête pas au registre visuel, car le texte « seul » peut faire office de format. Si le canular scientifique n’est pas nouveau3, un exemple récent a mis en évidence le lien entre l’expression écrite et la perception du degré de scientificité. Dans un article à propos du traitement de la Covid-19 par la chloroquine, un groupe de jeunes chercheurs a voulu montrer la prédominance du format scientifique sur la méthodologie de recherche (Oodendijk et al., 2020). Respectant les grandes lignes de la structure type des revues scientifiques de médecine, ce texte démontre que la prise de chloroquine diminuerait le nombre d’accidents en trottinette électrique. Signé, en plus des « vrais » auteurs, par des pseudonymes tels que Didier Lembrouille, Otter F. Hantome, Nemo Macron (Némo étant le prénom du chien d’Emmanuel Macron) ou Sylvano Trottinetta, cet article de recherche, dont toutes les statistiques sont fausses, est quasi uniquement constitué de phrases obscures et de copier/coller de sources habituellement considérées comme illégitimes scientifiquement (Wikipédia, films les Bronzés font du ski, Dark Knight Returns, etc.). Malgré ces incohérences, l’article a été évalué positivement par trois experts universitaires avec quelques demandes de modifications formelles4, et fut publié en août 2020 dans la célèbre revue Asian Journal of Medecine and Health. De l’aveu du chercheur en philosophie Florian Cova, l’un des auteurs du canular, l’objectif était de réagir à la publication un mois plus tôt dans cette revue d’un article prétendument sérieux et érigé comme preuve de l’efficacité de l’hydroxychloroquine et de l’azithromycine contre la Covid-19. Cette initiative met en évidence le phénomène grandissant des revues de recherche « prédatrices », qui n’ont pour principal but que de récolter des sommes d’argent5 et non pas de contribuer au développement des connaissances.

En plus montrer que les formats en viennent à dominer la recherche scientifique, ces différents exemples attestent que les chercheur·euses, pour être reconnu·es en tant que tel·les, doivent avant tout être, non pas des expert·es d’un champ de recherche ou novateur·trices dans ce dernier, mais des expert·es des formats des revues et conférences scientifiques. Pour mieux comprendre la construction et l’importance des formats de recherche dans les démarches scientifiques, cet article vise ainsi à démontrer que le design, ce champ interdisciplinaire habituellement situé « entre art et industrie », est déjà présent dans les pratiques scientifiques, mais fait l’objet d’un déni car les chercheur·euses le comprennent généralement comme une activité commerciale ou de communication. Autrement dit, cette mauvaise compréhension du design entraîne une difficulté à comprendre l’incidence des formats dans les méthodes de recherche. Le design, ici compris comme un cheminement dans les qualités formelles, structurelles et fonctionnelles des objets (Masure, 2017) montre pourtant que des éléments a priori aussi anodins qu’une police de caractères, qu’une mise en page, etc., ont une longue histoire faite de ruptures, de continuités et de partis pris. Ainsi, les formes et formats des productions scientifiques ne sont pas de simples paramètres extérieurs à la recherche (qui lui seraient préalables), mais ont nécessairement et directement une influence sur la recherche et ses méthodologies. Nous pouvons dès lors nous demander : en quoi le design permet-il de (re)penser les enjeux des formats de la recherche ?

Pour traiter cette question, nous étudierons tout d’abord les relations entre les notions de forme, format et formatage au prisme du design. Dans un deuxième temps, nous analyserons leurs implications dans le champ des « sciences du patrimoine », objet de l’ouvrage accueillant ce chapitre. Les sciences du patrimoine sont définies par le Ministère de la Culture comme des « recherches [qui] portent sur l’ensemble des domaines patrimoniaux, matériel, immatériel ou numérique. Elles constituent un champ particulier [...], qui [désigne] dans toute leur diversité les disciplines scientifiques sollicitées pour la connaissance, la conservation, la restauration et la transmission du patrimoine » (Ministère de la Culture, 2018). Les métiers du patrimoine, ceux de la conservation à ceux de la médiation en passant par ceux de la restauration, sont étroitement liés à la recherche. Les professionnels du patrimoine, de l'architecture, de l’art et du design, sont de plus en plus impliqués dans la recherche aux côtés des universitaires, depuis la définition des projets jusqu’à la production et à la restitution des résultats. Il s’agira ainsi d’examiner où se situe le design dans les formats de recherche en sciences du patrimoine – la notion de patrimoine pouvant sous-entendre l’idée d’un héritage commun, ce qui ne va donc pas sans poser problème dans le cas des formats. Autrement dit : comment conjuguer la dimension de transmission voire de conservation inhérente à la notion de patrimoine avec l’idée de repenser les formats de la recherche ?

1 – Critique de la neutralité scientifique et des « sciences du design »

1.1 – Le format comme condition de possibilité

Avant d’examiner en quoi la notion de format pose problème dans la science, il nous faut tout d’abord définir ce terme. Dérivée de forme, la notion de format (formato) désigne à l’origine les « dimensions du papier », puis en est venue à prendre le sens de « mesure » et de « dimension ». On comprendra ainsi que le format permet de cadrer et d’écarter des formes potentielles (Falguières, 2010). Nous le préférons aux concepts de support et de média, en raison de sa proximité avec le champ du design (de par ses caractéristiques esthétiques et matérielles) et des technologies numériques (qui façonnent voire formatent les modes de pensée et de recherche). La notion de format a fait l’objet de travaux dans le champ des arts visuels (Zerbib, 2015 ; Quintyn 2017), qui montrent que l’expression humaine n’est pas séparable de ce qui l’incarne. Donner une définition de Zerbib. Dans le champ des technologies numériques, les files studies, dérivées des digital studies, s’attachent à penser les enjeux esthétiques et socio-politiques de formats de fichiers comme le .mp3 (Sterne, 2012) ou le .doc (Fuller, 2003). Le format ne donc doit pas être seulement envisagé comme simple véhicule, ensemble de dimensions ou normes techniques : il s’agit de le considérer comme matrice, médiateur, cadre opératoire (Brulé & Masure, 2015), ou « condition de possibilité » (Huyghe, 2015).

1.2 – Critique de la neutralité des modèles scientifiques

Pour comprendre en quoi la notion de format n’est pas souvent considérée comme un enjeu pour la recherche scientifique, il faut tout d’abord revenir sur la notion de neutralité. Depuis le « positivisme » d’Auguste Comte (1798-1857) et sa volonté d’écarter les « causes premières » des choses (Comte, 1830-1842), la recherche scientifique actuelle tend à s’affirmer comme une unité dans un modèle scientifique neutre : « la » science. Nous savons pourtant que tout système scientifique, en ce qu’il est formel, se construit sur des éléments indémontrables. Au début des années 1930, le mathématicien Kurt Gödel démontre que tout système formel comporte au moins une thèse indémontrable dans ce système. Il prouve ainsi que tout système formel est « incomplet » : c’est le théorème d’incomplétude. Cette mise en doute de la faculté des mathématiques à parvenir à établir une vérité universelle montre que tout système logique comprend un point aveugle, et qui n’est donc pas neutre. Autrement dit : la science ne repose pas uniquement sur des phénomènes scientifiques. Ce paradoxe résonne avec des démarches épistémologiques actuelles, que l’on peut regrouper sous l’égide des science studies, à savoir l’étude des conditions et des pratiques de la science (Pestre, 2006). Par exemple, la psychologie sociale, avec des travaux d’Alex Bavelas à ceux de Michel-Louis Rouquette (Rouquette, 1973), montre que la recherche s’appuie aussi sur des phénomènes psychosociologiques de régulation des relations entre les acteurs. La sociologie des sciences expose que la recherche s’organise selon des règles plus ou moins explicites, des tâches hiérarchisées, des formes d'interaction spécifiques et des rapports de dépendance6 7 8. Les mathématiques, science formelle par excellence, ne sont pas non plus indemnes puisqu’il semblerait qu’une sorte d’histoire de l’art des styles mathématiques serait possible9. Plus largement, les travaux en sociologie des sciences ont montré qu’il existe d’étroites relations entre les conditions et situations matérielles propres à la science et l’élaboration des théories scientifiques. Par exemple, en archéologie et en ethnographie, la médiation technique des matériaux, instruments, outils, etc. participe directement de la construction de connaissances10. Il en va de même, par exemple, dans l’agencement d’informations sur une feuille de papier, dans la façon de disposer des données en diagrammes, dans la manière de présenter un code source informatique11, ou dans l’intonation de la voix d’un·e chercheur·euse. On voit bien ici que dans les sciences, qu’elles soient dites « humaines et sociales » ou « exactes », les notions d’outil, d’instrument voire d’appareil s’intercalent avec celles de forme et de format.

Si, comme nous venons de le voir, toutes les sciences sont aux prises avec les limites que pose l’esthétique à la notion de neutralité, qu’en est-il des relations entre des situations de recherche et des artistes et designers ? Plus précisément, si la recherche scientifique institutionnalisée se déroule au sein de « laboratoires », que se passe-t-il quand des acteurs venant de l’« atelier » les intègrent ? Comment les artistes et designers vont-ils se positionner face à la science ?

1.3 – Le laboratoire comme opération intellectuelle

L’atelier est traditionnellement le lieu où travaillent les artistes. Historiquement, les ateliers sont d’abord confondus avec des endroits comme les échoppes et monastères12. À la Renaissance, le modèle de la commande et l’autonomie du statut d’artiste entraîne un développement urbain des ateliers. L’atelier d’artiste va devenir un lieu non seulement de travail, mais également de formation et d’exposition. Si la dimension collective, alors prépondérante, perdure jusqu’à aujourd’hui dans des lieux de vie fonctionnant par communautés d’intérêts (La Factory à New York, etc.), l’atelier va perdre sa dimension collective et se centrer sur l’activité de travail. La désindustrialisation de l’occident conduit à l’intégration des ateliers dans des « styles de vie », où des usines sont régulièrement reconverties en musées, lieux culturels, etc. (Les Abattoirs, Le 104, Tate Modern, etc.), et où l’architecture de musées reprend des principes industriels (Centre Pompidou, Lafayette Anticipations, musée des beaux-arts d’Appenzell, etc.).

On donne généralement comme référence de la sortie de l’atelier les impressionnistes qui, grâce à la l’invention des tubes de peinture, peuvent peindre sur le motif13. Dans l’industrie, les « tableaux téléphoniques » de László Moholy-Nagy mettent en évidence l’incidence de la production en série : l’artiste n’a plus besoin d’atelier pour faire art14. Mais c’est le mouvement du bioart qui va le premier permettre une articulation entre laboratoire et art.  Le bioart (généralement traduit par genetic art en anglais) regroupe l’ensemble des pratiques artistiques s’intéressant aux manipulations génétiques et à la création d’entités vivantes chimériques15. Pour des raisons techniques, les artistes ne peuvent réaliser « seul·es » de telles œuvres. Dans le contexte de son travail sur l’ADN, Joe Davis, en 1950, est habituellement considéré comme le premier artiste à investir un laboratoire biologique. En 1975, Marta de Menezes ouvre un laboratoire d’expérimentations artistiques collaboratives, suivi en 2000 de SymbioticA, le premier laboratoire scientifico-artistique à la University of Western Australia (Perth) à l'initiative de Oron Catts et Ionat Zurr16. S’il s’agissait principalement pour ces artistes de s’approprier les technologies de la biologie comme médium de création artistique, leurs collaborations avec des scientifiques vont progressivement amener ces derniers, de par la mise en évidence de tensions entre art et science, à des questionnements enrichissant leurs propres recherches17. Ainsi, les artistes ne vont pas seulement produire de l’art mais vont, par leur processus heuristique critico-créatif, interroger les sciences dans leur scientificité, notamment en exacerbant l’imaginaire sur lequel elle se fonde et les enjeux de pouvoir qui y sont à l’œuvre18. Ainsi, en Argentine, le BIOLAB de l’université Maimónides de Buenos Aires pense le laboratoire comme un « échange de connaissances entre artistes et scientifiques19 ».

L’exemple du bioart est significatif des relations entre le design et des situations de recherche. En effet, les travaux de TC&A (Tissular Cultur & Art) d’Oron Catts et Ionat Zurr, vont être une source d’inspiration du design critique d’Anthony Dunne et Fiona Raby. Dunne explique que les travaux comme Victimless Leather20 (2004), permettant de produire de la viande sans tuer d’animaux par la reproduction cellulaire, ouvrent une remise en question des rapports entre design et sciences, et à un entrelacement entre les recherches en atelier de design et en laboratoire. Inspiré  par TC&A, le projet Dressing the Meat of Tomorrow21 (2006) de James King a pour but de de sortir les IRM (Imagerie par résonance magnétique) du laboratoire pour scanner des animaux et élaborer des gabarits de moules à viande. Contrairement à la science et à l’art, on voit ici que le design vient penser des technologies émergentes dans des situations quotidiennes fictives mais crédibles. Le designer Anthony Dunne note ainsi que « le type de débat engendré par le passage du monde abstrait du laboratoire et de la galerie à un contexte commercial fictif sollicite l’imagination différemment de l’art et de la science22 ».

Pour saisir en quoi le laboratoire diffère de l’atelier, le philosophe Pierre-Damien Huyghe propose de comprendre ce concept au regard de l’histoire, en apparence lointaine, du Bauhaus (1919-1933). Il commence par rappeler que laboratoire est étymologiquement proche de « labour » (Huyghe, 2019), à savoir l’opération visant à préparer un champ par du terreau et des semailles. Ainsi, le laboratoire diffère de l’atelier en tant qu’il y est moins question de réalisation que de préparation, que « de la transformation de quelque substance ». Dans un article publié en 1925, l’architecte Walter Gropius, fondateur du Bauhaus, écrit que « les ateliers du Bauhaus sont, dans le fond, des laboratoires » (Gropius, 1923). En situant le design à l’intersection des trois pôles « de la forme, de la technique et de l’économie », Gropius, selon Pierre-Damien Huyghe, et contrairement à l’artiste William Morris partisan d’un retour à l'artisanat (Branzi, 1984 : 15), montre que les machines ne sont pas fatalement le lieu d’une division des tâches, mais qu’il peut au contraire s’y réaliser une « union » du travail « à la condition d’ouvrir des espaces de travail – les laboratoires, les laboratoires-ateliers »  (Huyghe, 2019). À partir de ces éléments d’analyse, Huyghe conceptualise l’atelier non pas comme un lieu physique, mais comme une « opération » : « L’opération de pareil laboratoire […] travaille un champ où l’économie est déjà bien capable de travailler elle-même sans toutefois […] prendre garde à toute la fertilité possible du milieu. » (Huyghe, 2019)

Au vu de ces propos, on comprend que l’idée de laboratoire, évidemment bien plus ancienne que la Bauhaus, est transformée par le travail des artistes et des designers. En faisant apparaître des dimensions que la science ne peut voir seule, et qui interrogent la notion même de scientificité (idéalement non soumise à des enjeux de pouvoir, au poids des imaginaires, etc.), les artistes et designers se confrontent aux techniques et technologies dans un autre rapport que de simples « moyens de production ». De même, les designers font surgir dans l’industrie (et donc dans l’usine) des enjeux propres à l’atelier, à savoir un travail avérant les potentialités des machines en mettant à distance les injonctions capitalistes de rentabilité et d’économie (Midal, 2009 : 37). Pour autant, la science passe souvent sous silence les enjeux de ses choix esthétiques et économiques, en les reléguant à des questions subsidiaires (comme s’il y avait une neutralité politique des recherches sur le nucléaire ou sur la conquête spatiale en pleine Guerre froide, ou comme si la construction de systèmes graphiques n’avait pas eu d’influence pour penser la chimie organique de manière formelle), pour construire un mythe de neutralité qu’elle impose à l’art et au design pour les dominer. Qu’en est-il, dès lors, de la place des designers au sein des laboratoires, et plus précisément des laboratoires universitaires ?

1.4 – Risque d’un devenir « scientiste » de la recherche en design

Le designer, mis en contact avec le laboratoire, va d’abord reproduire les méthodes scientifiques et les transposer dans le champ du design pour aller vers une « science du design ». Afin de comprendre en quoi il est hasardeux de réduire la science à une volonté d’objectivité et de rationalité (Nigel Cross, 200123), on peut par exemple se référer à l’article de Walter Gropius « Existe-t-il une science du design ? [Is there a science of design?] » publié en 1947. Dans cet essai, Gropius ne répond pas par l’affirmative à la question, mais tente de comprendre l’activité de création comme une tension entre le conscient et le subconscient. Selon Gropius, la connaissance du fonctionnement de l’œil est un prérequis indispensable du design. S’il existe, selon lui, des lois objectives de la perception visuelle (une « clé optique »), celles-ci restent à clarifier et ne pourront « jamais devenir une recette ou un substitut de l’art » (Gropius, 1947). L’analyse de Gropius renvoie à une position critique des artistes vis-à-vis des sciences, dans leur dialectique entre le vrai et le faux, initié à la renaissance par l’architecte Leon Battista Alberti dans son De Pictura de 1435, consistant à penser la démarche sensible comme un dépassement de cette dialectique en disant qu’il importe peu à l’artiste de déterminer qu’elle est la part de vérité ou non des théories scientifiques sur les couleurs, si elles n’apportent rien au travail sensible de l’artiste, si elles ne lui apprennent pas comment peindre.

Un autre exemple intéressant est celui de l’école d’Ulm (1953-1968), à la base du design dit « industriel », et qu’on pourrait spontanément rattacher à ce que dit Herbert Simon dans son ouvrage Les sciences de l’artificiel (Simon, 1969), où il comprend le design comme une « résolution de problèmes » (problem solving) et plaide pour le développement d’une « science de la conception ». Or l’idée d’un « design comme science » (design science) à Ulm n’est pas placée sous le signe de l’évidence, mais fait au contraire l’objet de nombreuses tensions, débats et controverses. Dans son histoire de la HfG Ulm, le designer Herbert Lindinger note qu’à Ulm, contrairement au Bauhaus, « le designer ne pouvait plus, dans le cadre du processus industriel et esthétique, se considérer comme un artiste, personnage d’un rang supérieur. Il devait se plier à un travail de groupe, incluant les scientifiques, les chercheurs, les commerciaux et les techniciens » (Burkhardt, Eveno, Lindinger, 1988 : 6). Dans ce même texte, Lindinger montre à plusieurs reprises que les rapports design/science, à Ulm, n’ont rien d’évident : « La naissance du ‹ modèle ulmien › portait en gestation la crise suivante : l’hégémonie des sciences sur le design [...] Le revers de la médaille en fut un positivisme scientifique qui se répandit à Ulm à partir de 1958. » Cette difficulté à tenir comme évidente l’association science/design se retrouve dans la chronologie de la HfG Ulm placée en fin d’ouvrage : « 1958 : Science et design cela va-t-il ensemble ? ; 1960 : Science contre design ; 1962 : ‹ Le design c’est plus qu’un ensemble de méthodes analytiques › » (Burkhardt, Eveno, Lindinger, 1988 : 75-76).

Ainsi, pour Ulm, ce qui pose problème dans les rapports design/science n’est pas la science en général, mais les conséquences du positivisme et le paradigme de l’objectivité dans les champs de création, qui vont réduire la démarche de design à une suite de procédés potentiellement réplicables. La science peut bien entendu apporter des connaissances au design (problématiques sociales, écologiques, etc.), mais si Ulm pose que le designer peut être considéré comme un « collaborateur scientifique » (Burkhardt, Eveno, Lindinger, 1988 : 9), c’est car la collaboration entre design et science n’opère pas un effacement des deux pôles (si tout est homogène, alors il ne peut plus y avoir de collaboration). Il nous semble ici qu’il y a un amalgame entre la science positiviste et la rationalité. Il s’agit en effet depuis le Bauhaus d’un travail de conceptualisation de l’art et du design mais qui ne renvoie pas à la même terminologie scientifique que le positivisme. En effet, il s’agit avant-tout d’esthétique et d’une conception de la science très différente de celle des sciences expérimentales et formelles. En 1759, Alexius von Baumgarten, dans son ouvrage Aesthetica, fonde l’esthétique comme science du sensible par opposition à la logique et aux sciences expérimentales naissantes dans l’empirisme de son maître Wolff. Il y explique que, comme la logique produit un savoir par la raison, par parallélisme l’art produit un savoir par un analogon racionis. Ce savoir sensible, bien que théorisable, n’est pas théorique : il ne se constitue que par l’expérience sensible. Comment cette approche sensible s’incarne-t-elle habituellement dans les formats de la recherche scientifique ?

1.5 – Le format comme « allure » de scientificité

Les éléments évoqués en introduction de ce texte montraient que les formats en viennent à dominer la recherche scientifique. L’analyse de la place des designers et des artistes au sein des laboratoires nous a conduit à montrer d’une part les limites d’une économie aveugle aux potentialités des techniques, et d’autre part la capacité à faire surgir au sein de la science des dimensions échappant à la scientificité. Pour aller plus loin dans l’étude des liens  entre formats et science, il est intéressant de s’intéresser à à « l’allure24 » que va prendre cette quête de scientificité. De façon ironique, la chercheuse Lysianne Léchot Hirt note dans le premier numéro de la revue Sciences du Design que « l’absence d’illustrations dans la plupart des revues savantes, les mises en pages approximatives des PowerPoints [...], la quasi-inexistence d’expositions de design de recherche, tout témoigne activement du fait que la qualité plastique, formelle et matérielle du design est une variable négligeable de l’équation scientiste » (Léchot-Hirt, 2015). Selon elle, une telle visée « scientiste » confond les « pratiques expérimentales » (Léchot-Hirt, 2020) de la recherche « en » design (recherche-création ou recherche projet) avec la recherche « sur » le design (venant sortir le design et l’extraire de son champ) (Huyghe, 2017). À suivre Lysianne Léchot Hirt, il y aurait donc une contradiction à faire de la recherche en design en traitant les enjeux de formes et de formats comme des éléments exogènes (Blanc et Haute, 2018), qui n’auraient aucune incidence sur les supposés « contenus ». En effet, des éléments en apparence aussi anodins que le choix ou le non choix (« par défaut ») d’une police de caractères comme le Times New Roman dans les publications de recherche (Masure, 2018), d’un logiciel de slides (Frommer, 2010), ou de façon plus générale de formats de fichiers « propriétaires » (sous licences propriétaires) ont des incidences profondes sur les pratiques de recherche – et ce bien au-delà du champ du design.

Ce déni des formats a des conséquences multiples. Tout d’abord, il consolide l’opposition séculaire entre le fond et la forme, comme si le sens pouvait exister de façon non incarnée, « immaculée ». Il n’est pas ici question de goût ou de préférence individuelle pour tel ou tel format, mais bien d’épistémologie, à savoir de façon d’élaborer les connaissances. De plus, ce déni contribue à écarter la recherche scientifique de la société civile (difficulté à communiquer au-delà des pairs). Enfin, la réduction du design à des registres commerciaux et de communication fait obstacle à une meilleure compréhension des dimensions économiques et politiques des formats de la recherche (Masure et Saint-Jevin, 2018).

2 – Ouvrir les formats de la recherche

Pour mieux comprendre l’incidence des formats dans la recherche, nous allons à présent étudier comment les designers peuvent révéler des dimensions formelles, techniques et économiques (pour reprendre les termes de Gropius) impensées par les chercheur·euses. Nous proposons ainsi d’examiner l’idée non pas d’une absence d’esthétique dans la science, car celle-ci est toujours présente, mais d’un « impensé » (Masure, 2018) des formes et formats de la recherche qu’une meilleure compréhension du design par les scientifiques pourrait permettre d’éclairer. Nous proposons pour cela de recourir à une méthodologie de recherche basée sur des notions propres au champ du design (Masure, 2017 ; Saint-Jevin, 2018a ; Saint-Jevin, 2018b) renvoyant non seulement à des concepts, mais aussi et surtout à des expériences sensibles de projets de design et d’œuvres d’art. Comme noté en introduction de cette contribution, par cohérence avec le reste de l’ouvrage, nous concentrerons nos exemples sur l’incidence des technologies numériques dans le champ des « sciences du patrimoine » pour montrer comment s’y jouent les notions de forme, de format et de formatage – les axes de travail énoncés ci-dessous n’ayant pas valeur d’exhaustivité.

2.1 – Sortir du « tout » texte

Le programme Critical Media Practice25 (CMP), dirigé par Peter Galison et Lucien Castaing-Taylor à Harvard, forme des étudiant·es en sciences26 à travailler la tension entre la réflexion dite universitaire et la réalisation d’éléments graphiques, vidéo, sonores, etc. Il montre que les médias audiovisuels ont une relation au monde spécifique que les systèmes de signes exclusivement verbaux27 ne permettent pas de (re)produire. Cette visée s’ancre dans l’interdisciplinarité pour faire en sorte que la recherche puisse aller au-delà de la sphère académique. Partenaire du programme CMP, la revue en ligne SƎNSATE. A Journal for Experiments in Critical Media Practice28 (2010) repose sur des collaborations entre scientifiques et artistes et designers. Selon Galison, le but de cette initiative est de montrer que les sciences sont prises dans un imaginaire social, de la part des scientifiques mêmes, qui vient cloisonner leurs recherches. D’après lui, cette situation s’ancre dans une séparation entre le savoir pur et le savoir pratique, qui va venir différencier une science « pure » et une science « appliquée » – la deuxième étant encore aujourd'hui déconsidérée (on va par exemple faire travailler des ingénieur·euses « de recherche » sous l’égide d’un·e « vrai·e » chercheur·euse). Même si les relations entre sciences et design sont depuis longtemps fréquemment fécondes dans les « sciences appliquées », les enjeux propres à l’esthétique ne sont pas considérés comme « scientifiques » du fait même d'être considérés comme relevant des sciences appliquées.


Julia Yezbick et Olayami Dabls, Iron Teaching Rocks How to Rust

(film et objet imprimé),  SƎNSATE, mars 2021


Plusieurs items de la revue SƎNSATE peuvent se rattacher aux sciences du patrimoine. Le projet Iron Teaching Rocks How to Rust29 (2021) des artistes Julia Yezbick et de Olayami Dabls, par exemple, aborde la notion de « temps mythologique ». Selon le poète Octavio Paz, le temps mythologique (ou poétique) s’oppose au temps chronologique qui s'écoule malgré les expériences individuelles de nos vies. Les roches et pièces d’horlogerie collectées par Dabls collectées par Olayami Dabls s’inscrivent dans des temporalités qui dépassent de loin l'expérience humaine. Mais, une fois filmées et agencées visuellement par Julia Yezbick sous la forme d’un « livre dans un livre » où les agencements textes-images ne répondent plus d’une logique argumentative, les roches de Dabls sont propulsées dans un temps mythologique qui défie la temporalité linéaire propre à la notion de patrimoine.

2.2 – Construire des réseaux de connaissances

Une autre façon d’échapper aux limites des formats « par défaut » propres aux sciences (articles et conférences) est de considérer les technologies numériques, et plus spécifiquement le Web, non pas sous l’angle de la reproduction (numérisation) mais sous l’angle de la production (programmation). Plus précisément, le Web étant inventé au début des années 1990 par Tim Berners Lee comme une façon d’archiver et de relier des connaissances scientifiques éparses, cette promesse est toujours d’actualité. Se faire « relieur·euses » de ses propres recherches grâce aux technologies Web présente un certain nombre d’intérêts (Masure, 2021) :  

– Méthodologique : la vision d’ensemble propre au réseau permet de prendre conscience de cohérences et de bifurcations dans les thématiques, auteur·trices et objets analysés, etc.

– Esthétique : les documents mis en ligne peuvent être enrichis a posteriori, notamment avec des métadonnées et autres médias que du texte (images, vidéos, etc.).

– Politique : en se servant du Web comme d’une façon d’« appareiller » leurs travaux, les chercheur·euses en patrimoine montrent que d’autres pratiques du Web que celles du divertissement ou de l’économie sont encore possibles.

Alors que beaucoup d’interfaces de projets en humanités numériques se désintéressent des enjeux formels liés à la consultation des documents (ce qui est d’autant plus paradoxal dans les champs du patrimoine relatifs à l’art), d’autres, au contraire, associent des compétences de design graphique et de design d’interaction pour élaborer des réseaux sémantiques consultables sur le Web. On peut par exemple penser au projet Mapping the Republic of Letters30 (Stanford University, dir. Paula Findlen et Cheryl Smeall, 2013), qui inventorie des réseaux intellectuels allant de l’époque d’Erasmus à celle de Franklin pour étudier leur portée et fonctionnement. La particularité de ce projet est de recourir à des procédés de visualisation interactifs (conçus par les designers Giorgio Caviglia, Valerio Pellegrini et Azzurra Pini) pour étudier « par la vue » ces enjeux. L’interface du projet échappe à l’impasse  des codes visuels « par défaut » de logiciels de visualisation comme Gephi, mais fait sens par rapport à l’époque étudiée.

Mapping the Republic of Letters, 2013. Source

Un autre exemple de réseaux d’information dans le domaine du patrimoine faisant appel à des compétences de design est le projet Otletosphère (projet ANR « HyperOtlet », dir. Bertrand Müller, 2017-2021), qui propose une cartographie relationnelle31 des influences du documentaliste Paul Otlet, et dont le code source a été placé sous licence libre32. Une attention particulière a été portée à la hiérarchie de l’information aux effets de zoom et d’animation.

Source

Dans ces deux exemples, l’interaction joue comme un mode de compréhension et d’argumentation qui ne peut pas être remplacé par du texte. Le processus visant à faire coexister visuellement divers éléments n’est pas compris comme en dehors de la recherche (une restitution), mais recoupe les trois strates évoquées plus haut : méthodologique, esthétique, politique.

2.3 – Incidence typographique sur la recherche

Le dernier axe de travail que nous souhaitons développer dans le cadre de cette contribution est en quelque sorte le revers de celui consistant à investir d’autres médias que le texte pour décloisonner les images scientifiques. Il est en effet possible de dépasser la séculaire opposition forme/contenu si l’on considère le texte au prisme du design, et plus précisément du design typographique. Ce dernier, qui n’a essentiellement à faire qu’à un ensemble des signes déjà existants

Mentionnons également le travail mené à l’Atelier national de recherche en typographie (ANRT Nancy) sous la direction de Thomas Huot-Marchand, où des étudiants en dessin de caractères typographiques se confrontent à des contextes tels que les premières notations du chant, la cartographie, les hiéroglyphes, les inscriptions monétaires, la reconnaissance de caractères, etc.

Conclusion : vers un design des sciences

Ces quelques propositions ont pour objectif d’inciter les chercheurs en humanités numériques à s’intéresser davantage, au-delà du design, à des champs connexes tels que les études visuelles, les media & software studies, ou encore l’archéologie des médias. Une telle visée invite également les designers à envisager d’autres contextes de travail que ceux dans lesquels, au risque d’une saturation de l’offre, ils s’inscrivent habituellement. Les humanités numériques pourraient alors devenir un laboratoire critique des mutations de la culture au contact des technologies numériques.

Proposer d’aller vers un design des sciences mais en sortant des rapports hiérarchisant entre les disciplines, au sens de la diagonalisation de Deleuze et Guattari, puisque celle-ci n’annule pas les sciences du design.

La dimension critico-créative  que le design apporte aux sciences n’annule pas la dimension critico-discursive que les sciences apportent au design.

[à développer] Par le déni de la dimension esthétique de la recherche, les chercheurs pensent se protéger d’une capitalisation de la recherche et de sa spéculation financière, ce qui au contraire les rends par leur ignorance des enjeux esthétiques de leur recherche d’autant plus pris dans ces problématiques et visibles par la prédation du commerce de la recherche, comme nous l’avons expliqué dans une précédente recherche (Masure & Saint-Jevin, 2018).

sûrement leur manque-t-il d’atteindre au niveau de ce que Sullivan appelait une « véritable expression », soit une qualité excédant le niveau de la seule réponse à un besoin et ne pouvant venir que de « l’addition d’une certaine qualité et quantité de sentiment ».


http://www.isdat.fr/programmation/re-former-le-supermarche/

http://www.isdat.fr/content/uploads/2018/10/PROGRAMME_JE-Re-former-le-supermarche.pdf

https://www.arthurperret.fr/impense-des-formats-reflexion-autour-du-pdf.html

Bibliographie

BLANC, Julie ; HAUTE, Lucile, 2018. « Publier la recherche en design : (hors-)normes, (contre-)formats, (anti-)standards ». Réel-Virtuel, no 6, « Les normes du numérique », http://www.reel-virtuel.com/numeros/numero6/sentinelles/publier-recherche-design

BRANZI, Andrea, 1985 [1984]. Le design italien (Casa Calda), trad. de l’italien par Françoise Brun. Paris, L’Équerre.

BRULÉ, Emeline ; MASURE, Anthony, 2015. « Le design de la recherche : normes et déplacements du doctorat en design », Paris, Puf, Sciences du Design, no 1 : 58–67, https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2015-1-page-58.htm

BURKHARDT, François ; EVENO, Claude ; LINDINGER Herbert (dir.), 1988. L’école d’Ulm : textes et manifestes (ouvrage publié à l’occasion de l’exposition « L’École d’Ulm : design, architecture, communication visuelle » du 24 février au 23 mai 1988). Paris, Centre Georges Pompidou / CCI.

COMTE, Auguste, 1989 [1830–1842]. Cours de philosophie positive. Première et Deuxième leçons. Paris, Nathan, coll. « Les Intégrales de Philo ».

CROSS Nigel, 2001. « Designerly ways of knowing: design discipline versus design science ». Design Issues, vol. 17, no 3.

FALGUIÈRES, Patricia, 2010. « L’empire des normes », Bordeaux, Rosa B, http://www.rosab.net/format-standard

FULLER, Matthew, 2003. Behind the Blip. Essays on the Culture of Software. New York, Autonomedia.

FROMMER, Franck, 2010. La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide. Paris, La Découverte.

GROPIUS Walter, 1956 [1947], « Is there a science of design? », in : Scope of total architecture. Londres, Allen.

GROPIUS Walter, 1995 [1923]. « Principes de production du Bauhaus », trad. par Dominique Petit, in : Walter Gropius, Architecture et société. Saint-André-de-Roquepertuis, Linteau, 1995.

HUYGHE, Pierre-Damien, 2006. Éloge de l'aspect. Éléments d’analyse critique et paradoxale de l'industrie comme divertissement. Paris, Mix.

HUYGHE, PIERRE-DAMIEN, 2012. Le cinéma Avant Après, Grenoble, De l’Incidence.

HUYGHE, PIERRE-DAMIEN, 2015. « Le format comme condition de possibilité ». Conférence donnée aux 63e Rencontres de Lure (texte non publié), https://delure.org/les-rencontres/rencontres-precedentes/rencontres-2015

HUYGHE, Pierre-Damien, 2017. Contretemps. De la recherche et de ses enjeux : arts, architecture, design. Paris, B42.

HUYGHE, Pierre-Damien, 2019. « Une certaine idée de laboratoire ». Toulouse, Ensa, colloque « Les 100 ans du Bauhaus, influences et enseignements », https://www.canal-u.tv/video/ensa_de_toulouse/une_certaine_idee_de_laboratoire_pierre_damien_huyghe_philosophe.55737

INGRAM-WATERS, Mary, 2016. « Gender, sexuality, and technology in male pregnancy: An analysis of Lee Mingwei and Virgil Wong’s installation, POP! The First Human Male Pregnancy ». Sexualities, vol. 19, no 1–2 : 138–155, https://doi.org/10.1177/1363460715583601

LÉCHOT HIRT, Lysianne, 2015. « Recherche-création en design à plein régime : un constat, un manifeste, un programme ». Sciences du Design, no 1, 2015 : 37–44, https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2015-1-page-37.htm#no2

LÉCHOT HIRT, Lysianne, 2010. Recherche-création en design. Modèles pour une pratique expérimentale. Genève, MetisPresses, 2010.

MASURE, Anthony, 2017. Design et humanités numériques, Paris, B42, coll. « Esthétique des données ».

MASURE, Anthony, 2018. « À défaut d’esthétique : plaidoyer pour un design graphique des publications de recherche ». Paris, Puf, Sciences du Design, no 8, « Éditions numériques » :  67–78, http://www.anthonymasure.com/articles/2018-11-defaut-esthetique

MASURE, Anthony ; SAINT-JEVIN, Alexandre, 2018. « Recherche et culture libre : approche critique de la science à un million de dollars », Réel-Virtuel, no 6, « Les normes du numérique », http://www.reel-virtuel.com/numeros/numero6/utilite/recherche-culture-libre

MASURE, Anthony, 2021. « Faire savoir & savoir-faire : le design de la recherche comme opération réticulaire ? » (communication à la journée d’étude « Reticulum #3 – Faire savoir et pouvoir faire », dir. Florian Harmand & Arthur Perret). Université Bordeaux Montaigne, https://www.anthonymasure.com/conferences/2021-02-savoir-faire-faire-savoir-bordeaux

MIDAL, Alexandra, 2009. Design. Introduction à l’histoire d’une discipline. Paris, Pocket.

MINISTÈRE DE LA CULTURE, 2018. « Construire ensemble les sciences du patrimoine » (journées professionnelles des patrimoines, Paris, 21 et 22 juin 2018). https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Connaissance-des-patrimoines/Thematiques-de-recherche/Patrimoine-et-societe/Construire-ensemble-les-sciences-du-patrimoine  

OODENDIJK, Willard ; REBEAUD, Mathieu ; ROCHOY, Michaël ; RUGGERI, Valentin ; COVA, Florian ; LEMBROUILLE, Didier ; TROTTINETTA, Sylvano ; HANTOME, Otter F. ; MACRON, Nemo ; JAVANICA, Manis, 2020. « SARS-CoV-2 was Unexpectedly Deadlier than Push-scooters: Could Hydroxychloroquine be the Unique Solution? ». Asian Journal of Medicine and Health, vol. 18, no 9 : 14-21, https://www.journalajmah.com/index.php/AJMAH/article/view/30232

PESTRE, Dominique, 2006. Introduction aux Science studies. Paris, La Découverte, coll. « Repères ».

QUINTYN, Olivier, 2017. Implémentations / Implantations. Pragmatisme et théorie critique : essais sur l’art et la philosophie de l’art. Paris, Questions théoriques.

RENON, Anne-Lyse. 2020. Design et sciences. Saint-Denis, PUV.

ROUQUETTE, Michel-Louis, 1973. « La pensée sociale », in : Serge Moscovici (dir.), Introduction à la psychologie sociale. Paris, Larousse.

SAINT-JEVIN, Alexandre, 2018a. « Essai pour une méthode d'analyse plastique du vidéoludique », Conserveries mémorielles, no 23, http://journals.openedition.org/cm/3213  

SAINT-JEVIN, Alexandre, 2018b, « Sur la trace de l’humain dans les objets de design », Non Fiction, https://www.nonfiction.fr/article-9264-sur-la-trace-de-lhumain-dans-les-objets-de-design.htm

SIMON Herbert, 2004 [1969]. Les sciences de l’artificiel, trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean-Louis Le Moigne. Paris, Folio.

STERNE, Jonathan, 2018 [2012]. MP3. Économie politique de la compression, trad. de l’anglais par Maxime Boidy. Paris, Philharmonie.

ZERBIB, David (dir.), 2015. In octavo. Des formats de l’art, Annecy, ESAAA.

Robin de Mourat, Donato Ricci, Bruno Latour, « How Does a Format Make a Public? », dans : Martin Paul Eve, Jonathan Gray (dir.), Reassembling Scholarly Communications: Histories, Infrastructures, and Global Politics of Open Access, Cambridge, The MIT Press, 2020,

https://direct.mit.edu/books/book/4933/chapter/625159/How-Does-a-Format-Make-a-Public

Andrea Branzi, « La qualité formelle du monde », dans : Thierry Grillet, Marie-Laure Jousset (dir.), Ettore Sottsass, catalogue d’exposition, Paris, Centre Pompidou, 1994

https://drive.google.com/drive/u/0/folders/1x9gqtgJmqfUCWbmBsJVcgq4-q0tZHz_y  


------

Proposition initiale


Tout comme l’emploi des technologies numériques questionne la notion de patrimoine et redéfinit son périmètre ainsi que les pratiques de patrimonialisation, les champs de l’esthétique et du design ont également été profondément transformés par ces technologies. Mais ces rapprochements, souvent focalisés sur les dimensions visuelles ou ergonomiques des interfaces ou encore sur les interactions de l’utilisateur avec ces interfaces, ne sont que trop rarement questionnés. Or le design, tel que Nicolas Thély, Anne-Lyse Renon (2016), Anthony Masure (2017) proposent de l’aborder a moins affaire à des techniques comprises comme des « moyens » qu’à des « façons de faire » oeuvrant à diversifier ce qui semble s’imposer ou à faire norme ou encore à permettre une démarche réflexive et critique tout au long de la mise en oeuvre des projets en humanités numériques, dont les projets de numérisation du patrimoine font partie.

Le format n’est pas envisagé ici seulement comme un simple véhicule, un ensemble de dimensions ou de normes techniques : il s’agit de le considérer en tant que cadre opératoire, matrice ou encore médiateur. Alors que les développements technologiques conditionnent la portée stratégique et politique des formats d’encodage et ainsi de circulation et d’accès aux patrimoines numérisés, des théoriciens (philosophes, informaticiens, sociologues, historiens, etc.) mais aussi des artistes tentent de décrypter en quoi le format - question sous-jacente, souvent négligée - ouvre une perspective analytique et critique propre à rendre compte des conditions de production et de diffusion des artefacts numériques. En explorant ou en détournant les standards, en traçant les données, en décortiquant les langages, ou encore en affirmant une esthétique de l’image pauvre (Hito Steyrel), “en connectant des champs hétérogènes, redimensionnant des espaces matériels et subjectifs, la manipulation des formats est susceptible de produire des expériences théoriques et pratiques inédites”.

Exemples/cas pratiques:

● préservation à long terme : la numérisation doit se faire directement sous deux formats : valorisation (par exemple pdf, jpeg) et conservation (par exemple tiff, jpeg2000). Qui plus est, une infrastructure de préservation à long terme basée sur la norme OAIS 2 devrait idéalement être mise en place : en effet, il ne peut être envisageable pour un pouvoir public responsable de recommencer les opérations de numérisation tous les dix ans ;

● ouverture et interopérabilité : le choix par les institutions des formats, modèles et applications doit favoriser l’interopérabilité des métadonnées de manière à faciliter la mise en commun de ressources et la recherche croisée sur plusieurs bases de données ;

Par exemple, Resource Description Framework (RDF) est un format, un modèle de graphe destiné à décrire de façon formelle les ressources Web et leurs métadonnées, de façon à permettre le traitement automatique de telles descriptions. Développé par le W3C, RDF est le langage de base du Web sémantique. L’une des syntaxes (ou sérialisations) de ce langage est RDF/XML. RDF, c’est un moyen d’exprimer des relations, décrites sous forme de graphe. Chaque noeud du graphe est une ressource ou une valeur. Et chaque noeud est relié à un autre par un arc « nommé ». Un document structuré en RDF est un ensemble de triplets. Un triplet RDF est une association : ( sujet , prédicat , objet ).

Pistes de réflexion

● Analyse critique des raisons pour lesquelles on choisit les formats, question du formatage (bas et haut niveau): : interopérabilité, pérennité, formats ouverts et propriétaires,

● Choix des formats en fonction des objets originaux, formats propriétaires, pérennité, vie et mort des formats (histoire du pdf), format ouvert, fermé, propriétaire, normalisé, conteneur.

● Puissance normative/formative des formats (Olivier Quintyn) : format(s) pour l’archivage, format(s) pour la diffusion, format(s) pour l'extraction des métadonnées.

● Comment choisit-on un format ? Formats pauvres (Hito Steyerl), precarious aesthetics

● Compression : pertes et gains ?

● Possibilités de traitement en fonction des formats adoptés.

● Types, sous-types

● Traçabilités des données ( http://udpn.fr/spip.php?article217 )


Bibliographie

● Zerbib, D. (Ed.). (2015). In octavo: des formats de l’art . Annecy, France: ESAAA éditions. ● In Defense of the Poor Image - Journal #10 November 2009 - e-flux. (n.d.). Retrieved September 30, 2019, from https://www.e-flux.com/journal/10/61362/in-defense-of-the-poor-image/

● Manovich, L., Lozano-Hemmer, R., Massumi, B., Ryan, J., & Doruff, S. (2003). Making art of databases: “Metadating” the image . Rotterdam, Netherlands, Pays-Bas: V2 ̱Publishing/NAi Publishers.

● Masure, A. (2017). Design et humanités numériques . Paris, France: Éditions B42.

● Thély, N., Pasquier, D., & Sauzedde, S. (2007). Basse def: partage de données . Dijon, France: Les Presses du réel.

● Università Iuav di Venezia. (2013). Art as a thinking process: visual forms of knowledge production . (M. Ambrožič & A. Vettese, Eds.). Berlin, Allemagne: Sternberg Press.