Modification de III-A-4

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Complété en 4 ans, avec la collaboration de l'artiste Sam Smith, ''Hollywood Burn'' s’appuie sur un volumineux corpus d’extraits recomposés en arc narratif par un remontage visuel et sonore et un usage systématique de l’incrustation (ou ''inpainting''). Le héros, clone d’Elvis Presley et champion de la cause du piratage vidéo, « s’incruste » dans des univers filmiques variés, de ''The Ten commandements'', à ''Jaws'' en passant par ''Batman : the Movie'', ''Mullholland Drive'' et ''Picnic at Hanging Rock'', traversant des dizaines d’autres décors (la liste des films utilisés pour créer ''Hollywood Burn'' comprends plus d’une centaine de titres). Il y rencontre une foule d’acteurs et de personnages iconiques (Charlton Heston en Moïse, Ursula Andress en infirmière activiste, Tom Cruise et Bruce Willis en pilotes d’hélicoptère, Bette Davis en voyageuse interplanétaire, Johnny Depp en pirate des Caraïbes…), se transforme pour un temps en abominable Hulk, franchissant allègrement les frontières entre film et jeu vidéo, et se réincarne finalement en prophète annonciateur d’une nouvelle ère débarrassée du carcan des droits. Le travail sur la bande son, et notamment sur le remontage des dialogues et le (re)doublage des acteurs, est d’une redoutable efficacité comique : dans un flagrant non-respect de la continuité et de l’adéquation genrée, les voix greffées sur des corps exogènes produisent des mutations vocales aussi imprévues qu’hilarantes. Pour la bande son comme pour les images, il ne s’agit pas d’harmoniser et de dissimuler l’apport du remontage et de la postproduction, au contraire. Le travail des ''Soda Jerk'' s’appuie sur une esthétique vintage et pop dont participe l’aspect bricolé des effets spéciaux : l’incrustation évoque, par le tremblotement de ses bordures, la rotoscopie à l’ancienne, les séquences sont ponctuées de collages en stop motion et autres trucages délibérément perceptibles, et les références à l’univers du ''comics'' et au film de série B abondent. Cette dimension rétro s’accorde bien à l’esprit utopique d’''Hollywood Burn'' : par sa forme (dont l’aspect artisanal résulte d’un labeur aussi chronophage que minutieux) comme par son contenu, et son mode de diffusion (la vidéo est librement accessible, et le site des artistes stipule qu’''Hollywood Burn'' peut être visionné, cloné, partagé ou projeté à volonté), il promeut une définition idéale du remploi, comme pratique transformative basée sur un accès illimité au patrimoine cinématographique numérisé.  
Complété en 4 ans, avec la collaboration de l'artiste Sam Smith, ''Hollywood Burn'' s’appuie sur un volumineux corpus d’extraits recomposés en arc narratif par un remontage visuel et sonore et un usage systématique de l’incrustation (ou ''inpainting''). Le héros, clone d’Elvis Presley et champion de la cause du piratage vidéo, « s’incruste » dans des univers filmiques variés, de ''The Ten commandements'', à ''Jaws'' en passant par ''Batman : the Movie'', ''Mullholland Drive'' et ''Picnic at Hanging Rock'', traversant des dizaines d’autres décors (la liste des films utilisés pour créer ''Hollywood Burn'' comprends plus d’une centaine de titres). Il y rencontre une foule d’acteurs et de personnages iconiques (Charlton Heston en Moïse, Ursula Andress en infirmière activiste, Tom Cruise et Bruce Willis en pilotes d’hélicoptère, Bette Davis en voyageuse interplanétaire, Johnny Depp en pirate des Caraïbes…), se transforme pour un temps en abominable Hulk, franchissant allègrement les frontières entre film et jeu vidéo, et se réincarne finalement en prophète annonciateur d’une nouvelle ère débarrassée du carcan des droits. Le travail sur la bande son, et notamment sur le remontage des dialogues et le (re)doublage des acteurs, est d’une redoutable efficacité comique : dans un flagrant non-respect de la continuité et de l’adéquation genrée, les voix greffées sur des corps exogènes produisent des mutations vocales aussi imprévues qu’hilarantes. Pour la bande son comme pour les images, il ne s’agit pas d’harmoniser et de dissimuler l’apport du remontage et de la postproduction, au contraire. Le travail des ''Soda Jerk'' s’appuie sur une esthétique vintage et pop dont participe l’aspect bricolé des effets spéciaux : l’incrustation évoque, par le tremblotement de ses bordures, la rotoscopie à l’ancienne, les séquences sont ponctuées de collages en stop motion et autres trucages délibérément perceptibles, et les références à l’univers du ''comics'' et au film de série B abondent. Cette dimension rétro s’accorde bien à l’esprit utopique d’''Hollywood Burn'' : par sa forme (dont l’aspect artisanal résulte d’un labeur aussi chronophage que minutieux) comme par son contenu, et son mode de diffusion (la vidéo est librement accessible, et le site des artistes stipule qu’''Hollywood Burn'' peut être visionné, cloné, partagé ou projeté à volonté), il promeut une définition idéale du remploi, comme pratique transformative basée sur un accès illimité au patrimoine cinématographique numérisé.  


Dans la même veine, certaines archives cinématographiques animées par une volonté de partage et de diffusion ont adopté une approche proactive vis à vis du remploi cinématographique: the Prelinger Archives et A/V Geeks par exemple, sont issues d’initiatives individuelles, où des collecteurs amateurs mettent leurs archives en ligne libres de droits. Le fondateur de A/V Geeks, Skip Elsheimer, décrit la collection comme un passe-temps devenu projet à long terme, sa collection rassemblant « plus de 25000 films, trouvés dans des vide-greniers, des magasins de seconde main, des placards et des bennes à ordure.»<ref>« over 25,000 films gathered from school auctions, thrift stores, closets and dumpsters. » </ref> Un certain nombre d’institutions publiques parmi lesquelles la BBC, le BFI et ''The Eye Museum'' cherchent à mettre en valeur un patrimoine resté confidentiel en ouvrant une partie de leurs collections de films numérisés aux internautes, amateurs et artistes et en encourageant l’utilisation des films pour des usages pédagogiques et artistiques. Beaucoup d’artistes alternent entre appropriation plus ou moins légale de séquences de films hollywoodiens et archives ouvertes. La vidéaste Vicki Bennett (alias ''People Like Us'') par exemple, exploite tout l’éventail de fonds d’archives. Elle réalise des vidéos de ''foundfootage'' et des montages pour performances live à partir d’extraits de films classiques (''The Sound of the End of Music'', 3.38 min, sonore, couleur, 2011), mais de manière plus atypique, elle utilise également des films expérimentaux : ''Resemblages'' (4.24 min, sonore, couleur, 2004) recycle des images de films de la collection Lux. Ses œuvres s’appuient aussi sur les fonds d’images mis à disposition par la BBC, les collections Prelinger, A/V Geeks et The Internet Archive. Pour ''Story Without End'' (6.03 min, sonore, couleur, 2005) Bennett a sélectionné des films des années 1950, courts métrages publicitaires et films scientifiques à visée pédagogique au discours technophile daté, à partir desquels elle reconstitue une petite histoire des techniques de communication moderne, entre utopie et dystopie.
Dans la même veine, certaines archives cinématographiques animées par une volonté de partage et de diffusion ont adopté une approche proactive vis à vis du remploi cinématographique: the Prelinger Archives et A/V Geeks par exemple, sont issues d’initiatives individuelles, où des collecteurs amateurs mettent leurs archives en ligne libres de droits. Le fondateur de A/V Geeks, Skip Elsheimer, décrit la collection comme un passe-temps devenu projet à long terme, sa collection rassemblant « plus de 25000 films, trouvés dans des vide-greniers, des magasins de seconde main, des placards et des bennes à ordure.»[[III-A-4#sdfootnote10sym|<sup>10</sup>]] Un certain nombre d’institutions publiques parmi lesquelles la BBC, le BFI et ''The Eye Museum'' cherchent à mettre en valeur un patrimoine resté confidentiel en ouvrant une partie de leurs collections de films numérisés aux internautes, amateurs et artistes et en encourageant l’utilisation des films pour des usages pédagogiques et artistiques. Beaucoup d’artistes alternent entre appropriation plus ou moins légale de séquences de films hollywoodiens et archives ouvertes. La vidéaste Vicki Bennett (alias ''People Like Us'') par exemple, exploite tout l’éventail de fonds d’archives. Elle réalise des vidéos de ''foundfootage'' et des montages pour performances live à partir d’extraits de films classiques (''The Sound of the End of Music'', 3.38 min, sonore, couleur, 2011), mais de manière plus atypique, elle utilise également des films expérimentaux : ''Resemblages'' (4.24 min, sonore, couleur, 2004) recycle des images de films de la collection Lux. Ses œuvres s’appuient aussi sur les fonds d’images mis à disposition par la BBC, les collections Prelinger, A/V Geeks et The Internet Archive. Pour ''Story Without End'' (6.03 min, sonore, couleur, 2005) Bennett a sélectionné des films des années 1950, courts métrages publicitaires et films scientifiques à visée pédagogique au discours technophile daté, à partir desquels elle reconstitue une petite histoire des techniques de communication moderne, entre utopie et dystopie.


Si, en dépit de ces initiatives, le modèle du libre accès reste l’exception, c’est qu’il se heurte au double obstacle des droits des films hollywoodiens et de l’édition limitée. Malgré l’introduction des ''Creative Commons'', ces licences qui assouplissent les règles de la propriété intellectuelle s’appliquant notamment aux œuvres anciennes, et l’instauration de la règle du ''Fair Use,'' qui autorise, entre autres, certaines utilisations créatives et pédagogiques, le statut du ''foundfootage'' cinématographique reste problématique, comme en témoigne le nombre de vidéos retirées des plateformes en libre accès.  
Si, en dépit de ces initiatives, le modèle du libre accès reste l’exception, c’est qu’il se heurte au double obstacle des droits des films hollywoodiens et de l’édition limitée. Malgré l’introduction des ''Creative Commons'', ces licences qui assouplissent les règles de la propriété intellectuelle s’appliquant notamment aux œuvres anciennes, et l’instauration de la règle du ''Fair Use,'' qui autorise, entre autres, certaines utilisations créatives et pédagogiques, le statut du ''foundfootage'' cinématographique reste problématique, comme en témoigne le nombre de vidéos retirées des plateformes en libre accès.  
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L’attribution des droits peut représenter une première difficulté : Brian L. Frye note que s’il est généralement facile d’identifier le détenteur des droits dans le cas d’un long métrage commercialisé, la tâche peut s’avérer ardue pour des films obscurs ou anonymes. La seconde difficulté réside dans l’appréciation variable de ce qui représente un usage de type ''fair use'', en particulier dans le cas du remploi artistique. Les cours de justice se montrent certes de plus en plus favorablement disposées vis à vis des artistes célèbres ou établis, souligne Frye, mais elles apparaissent moins disposées à pardonner aux néophytes et aux inconnus (Frye 2016, 41).  
L’attribution des droits peut représenter une première difficulté : Brian L. Frye note que s’il est généralement facile d’identifier le détenteur des droits dans le cas d’un long métrage commercialisé, la tâche peut s’avérer ardue pour des films obscurs ou anonymes. La seconde difficulté réside dans l’appréciation variable de ce qui représente un usage de type ''fair use'', en particulier dans le cas du remploi artistique. Les cours de justice se montrent certes de plus en plus favorablement disposées vis à vis des artistes célèbres ou établis, souligne Frye, mais elles apparaissent moins disposées à pardonner aux néophytes et aux inconnus (Frye 2016, 41).  


Dans le même esprit, Richard Misek compare les difficultés de diffusion initialement rencontrées par le film de montage de Thom Andersen, ''Los Angeles Plays Itself'' (noir et blanc et couleur, 16 mn, 2003) , à la manière dont l’œuvre vidéo de Christian Marclay ''The Clock'' (''The Clock'', vidéo, noir et blanc et couleur, sonore, 24 heures, 2010) est entrée en parfaite adéquation avec les paramètres de production et de diffusion du marché de l’art contemporain.  
Dans le même esprit, Richard Misek compare les difficultés de diffusion initialement rencontrées par le film de montage de Thom Andersen, ''Los Angeles Plays Itself'' (noir et blanc et couleur, 169 mn, 2003) , à la manière dont l’œuvre vidéo de Christian Marclay ''The Clock'' (''The Clock'', vidéo, noir et blanc et couleur, sonore, 24 heures, 2010) est entrée en parfaite adéquation avec les paramètres de production et de diffusion du marché de l’art contemporain.  


Composé de centaines d’extraits de fictions et documentaires tournés pour le cinéma et la télévision entre 1913 et 2001, destiné à être projeté et regardé dans son entièreté, ''Los Angeles Plays Itself'' retrace l’histoire de la ville californienne en dénonçant un double mécanisme de dépossession : l’expropriation graduelle des espaces publics au profit d’intérêts privés, et la marginalisation de certaines populations, exclues de certains quartiers, tout comme elles sont absentes des films commerciaux tournés dans la cité hollywoodienne (contrairement à ''Hollywood Burn'', ''L.A.PLays Itself'' ne puise pas uniquement dans la production ''mainstream''). Misek souligne la remarquable cohérence entre le message et la forme du film, « qui constitue, en elle-même, un engagement avec la politique de la propriété » (Misek, 2015 : 135). Projeté au festival du film de Toronto en 2003 sans qu’Andersen ait cherché à obtenir au préalable les droits des extraits compris dans le film, ''Los Angeles Plays Itself'' n’a été distribué sous forme de DVD qu’en 2014 (et Misek souligne que toutes les versions téléchargées sur internet puis supprimées, l’ont été à la demande de détenteurs de droits de certains films utilisés par Andersen et non à la requête de ce dernier).  
Composé de centaines d’extraits de fictions et documentaires tournés pour le cinéma et la télévision entre 1913 et 2001, destiné à être projeté et regardé dans son entièreté, ''Los Angeles Plays Itself'' retrace l’histoire de la ville californienne en dénonçant un double mécanisme de dépossession : l’expropriation graduelle des espaces publics au profit d’intérêts privés, et la marginalisation de certaines populations, exclues de certains quartiers, tout comme elles sont absentes des films commerciaux tournés dans la cité hollywoodienne (contrairement à ''Hollywood Burn'', ''L.A.PLays Itself'' ne puise pas uniquement dans la production ''mainstream''). Misek souligne la remarquable cohérence entre le message et la forme du film, « qui constitue, en elle-même, un engagement avec la politique de la propriété » (Misek, 2015 : 135). Projeté au festival du film de Toronto en 2003 sans qu’Andersen ait cherché à obtenir au préalable les droits des extraits compris dans le film, ''Los Angeles Plays Itself'' n’a été distribué sous forme de DVD qu’en 2014 (et Misek souligne que toutes les versions téléchargées sur internet puis supprimées, l’ont été à la demande de détenteurs de droits de certains films utilisés par Andersen et non à la requête de ce dernier).  
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Consacré par la critique et plébiscité par le public, ''The Clock'' s’impose a priori comme le meilleur des contre-exemples (Beugnet, 2013) : ''The Clock'', constate Misek, « n’est pas seulement une appropriation culturelle, mais une appropriation économique » (Misek 2015 : 143).  
Consacré par la critique et plébiscité par le public, ''The Clock'' s’impose a priori comme le meilleur des contre-exemples (Beugnet, 2013) : ''The Clock'', constate Misek, « n’est pas seulement une appropriation culturelle, mais une appropriation économique » (Misek 2015 : 143).  


Réalisée avec l’aide d’une équipe de six assistants (qui ont aidé Marclay à trouver les fragments en visionnant des centaines d’heures de film), l’œuvre est fondée sur un concept très simple: des milliers d'extraits de films,<ref>Des films de cinéma principalement, avec quelques ajouts tirés de fictions tournées pour la télévision.</ref> qui évoquent tous le temps, sont montés bout à bout. En noir et blanc et en couleurs, les images de montres, d’alarmes, de clochers, abondent, ainsi que de gares, trains et voyageurs, et de rituels liés à des moments précis de la journée comme le lever et le coucher. Les extraits pour la plupart très brefs (moins d’une minute) constituent une vidéo de vingt-quatre heures, qui doit être parfaitement synchronisée avec le temps réel du lieu où elle est présentée. Il s’agit donc bel et bien d’une horloge.  
Réalisée avec l’aide d’une équipe de six assistants (qui ont aidé Marclay à trouver les fragments en visionnant des centaines d’heures de film), l’œuvre est fondée sur un concept très simple: des milliers d'extraits de films,[[III-A-4#sdfootnote11sym|<sup>11</sup>]] qui évoquent tous le temps, sont montés bout à bout. En noir et blanc et en couleurs, les images de montres, d’alarmes, de clochers, abondent, ainsi que de gares, trains et voyageurs, et de rituels liés à des moments précis de la journée comme le lever et le coucher. Les extraits pour la plupart très brefs (moins d’une minute) constituent une vidéo de vingt-quatre heures, qui doit être parfaitement synchronisée avec le temps réel du lieu où elle est présentée. Il s’agit donc bel et bien d’une horloge.  


Plus l’heure devient tardive, (pour montrer ''The Clock'', un musée doit théoriquement rendre l’accès à la salle d’exposition possible pendant 24h sans discontinuer) plus l’œuvre devient étrange : avec l’obscurité le film d’horreur fait son apparition, ainsi que la pornographie, et en pleine nuit l’inaction et le sommeil deviennent la règle. Les séquences sont mises bout à bout pour former un ensemble spatio-temporel à travers lequel objets et personnages semblent circuler, apparaître et réapparaître, certains acteurs vieillissant et retrouvant leur jeunesse en l’espace de quelques minutes ou de quelques heures. La grande expertise de Marclay dans le domaine du ''remix'', musical puis audiovisuel, est ici, comme dans le reste de sa production vidéo, en évidence. Souvent décrit comme virtuose (Romney 2010, Krauss 2011), le montage se fonde sur des effets de rythme et de rime visuels : les gestes, les mouvements de caméra et les compositions se font écho ; le son chevauche les coupes, reliant des espaces diégétiques hétérogènes, tout comme les raccords de regard et de mouvement dans l’axe, créant une continuité illusoire qui joue pleinement sur l’effet Koulechov : on voit une horloge, puis un personnage la regarder depuis un univers filmique entièrement différent ; des gens courent sur une plate-forme de train et tentent d’attraper un train qui démarre dans une gare figurant dans un autre monde fictionnel, et ainsi de suite.
Plus l’heure devient tardive, (pour montrer ''The Clock'', un musée doit théoriquement rendre l’accès à la salle d’exposition possible pendant 24h sans discontinuer) plus l’œuvre devient étrange : avec l’obscurité le film d’horreur fait son apparition, ainsi que la pornographie, et en pleine nuit l’inaction et le sommeil deviennent la règle. Les séquences sont mises bout à bout pour former un ensemble spatio-temporel à travers lequel objets et personnages semblent circuler, apparaître et réapparaître, certains acteurs vieillissant et retrouvant leur jeunesse en l’espace de quelques minutes ou de quelques heures. La grande expertise de Marclay dans le domaine du ''remix'', musical puis audiovisuel, est ici, comme dans le reste de sa production vidéo, en évidence. Souvent décrit comme virtuose (Romney 2010, Krauss 2011), le montage se fonde sur des effets de rythme et de rime visuels : les gestes, les mouvements de caméra et les compositions se font écho ; le son chevauche les coupes, reliant des espaces diégétiques hétérogènes, tout comme les raccords de regard et de mouvement dans l’axe, créant une continuité illusoire qui joue pleinement sur l’effet Koulechov : on voit une horloge, puis un personnage la regarder depuis un univers filmique entièrement différent ; des gens courent sur une plate-forme de train et tentent d’attraper un train qui démarre dans une gare figurant dans un autre monde fictionnel, et ainsi de suite.
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C’est donc à la fois l’astucieux principe qui lui sert de prémisse, l’ampleur de l’entreprise, et la minutie qui ont présidé à sa réalisation qui fondent le succès de ''The Clock''. L’œuvre intrigue, séduit et dérange par la façon dont elle soulève, par sa forme même, les questions de commercialisation et d’ex-propriation culturelle qui taraudent la pensée critique du monde de l’art contemporain.
C’est donc à la fois l’astucieux principe qui lui sert de prémisse, l’ampleur de l’entreprise, et la minutie qui ont présidé à sa réalisation qui fondent le succès de ''The Clock''. L’œuvre intrigue, séduit et dérange par la façon dont elle soulève, par sa forme même, les questions de commercialisation et d’ex-propriation culturelle qui taraudent la pensée critique du monde de l’art contemporain.


Dans son étude comparative du cinéma expérimental et des films d’artistes, Jonathan Walley pointe une différence fondamentale : comme le reste de la production cinématographique, un film expérimental, film de ''foundfootage'' compris, est destiné à la circulation la plus large possible. Plus il en existe de copies, plus il circule sur les écrans des cinémas (notamment ceux des musées ou qui sont associés à des festivals dédiés, et jouent un rôle crucial dans la diffusion des film expérimentaux) et plus il a de chance de rencontrer un public nombreux. Dans certains cas, ces projections seront prolongées par l’édition d’un DVD commercialisé par des maisons d’éditions spécialisées dans ce type de cinéma, comme ''RE:Voir''. L’économie du film d’artiste, qui inclut la vidéo de remploi, se fonde au contraire sur la rareté<ref>Certains artistes présentent cependant des extraits sur leurs sites web, comme c’est le cas de Martin Arnold, David Claerbout, de Christoph Girardet et Mathias Müller et des ''soda Jerk''.</ref>: suivant le modèle établi par la lithographie et la photographie d’art, le principe de l’édition limitée permet de court-circuiter le principe de reproductibilité propre au support. Ayant acquis une valeur marchande ‘par défaut’, les quelques exemplaires de l’œuvre peuvent être vendues aux collections publiques et privées. Dans le cas de ''The Clock,'' cinq copies de l’œuvre ont été cédées à des institutions muséales de grande envergure à un demi-million de dollars pièce et ne sont visibles du public qu’à l’occasion d’expositions organisées par ces institutions. Parmi les acquéreurs, la ''Tate Gallery'' avait dûment évalué les risques légaux avant de conclure l'achat, et estimé que la dimension transformative, la brièveté des extraits, et la renommée de l’artiste permettraient de passer outre au paiement de droits d’auteur (Herman 2018).
Dans son étude comparative du cinéma expérimental et des films d’artistes, Jonathan Walley pointe une différence fondamentale : comme le reste de la production cinématographique, un film expérimental, film de ''foundfootage'' compris, est destiné à la circulation la plus large possible. Plus il en existe de copies, plus il circule sur les écrans des cinémas (notamment ceux des musées ou qui sont associés à des festivals dédiés, et jouent un rôle crucial dans la diffusion des film expérimentaux) et plus il a de chance de rencontrer un public nombreux. Dans certains cas, ces projections seront prolongées par l’édition d’un DVD commercialisé par des maisons d’éditions spécialisées dans ce type de cinéma, comme ''RE:Voir''. L’économie du film d’artiste, qui inclut la vidéo de remploi, se fonde au contraire sur la rareté[[III-A-4#sdfootnote12sym|<sup>12</sup>]] : suivant le modèle établi par la lithographie et la photographie d’art, le principe de l’édition limitée permet de court-circuiter le principe de reproductibilité propre au support. Ayant acquis une valeur marchande ‘par défaut’, les quelques exemplaires de l’œuvre peuvent être vendues aux collections publiques et privées. Dans le cas de ''The Clock,'' cinq copies de l’œuvre ont été cédées à des institutions muséales de grande envergure à un demi-million de dollars pièce et ne sont visibles du public qu’à l’occasion d’expositions organisées par ces institutions. Parmi les acquéreurs, la ''Tate Gallery'' avait dûment évalué les risques légaux avant de conclure l'achat, et estimé que la dimension transformative, la brièveté des extraits, et la renommée de l’artiste permettraient de passer outre au paiement de droits d’auteur (Herman 2018).


Rares sont les artistes vidéastes qui parviennent à vivre de leur travail, et plus rares encore ceux qui parviennent à s’enrichir, notamment par la pratique du ''foundfootage''. Beaucoup s’appuient sur un système de diffusion hybride, en galerie et en salle, notamment à l’occasion de festivals<ref>Lors d’une récente projection-débat, l’artiste Martin Arnold soulignait que l’exposition en galerie, si elle ne permettait pas d’atteindre un grand nombre de spectateurs, donnait à l’artiste un plus grand degré de contrôle, alors que les projections, organisées sous forme de programmes à œuvres multiples, mettaient parfois bout à bout des œuvres incompatibles. </ref>. Mais le succès de ''The Clock,'' même s’il est exceptionnel'','' met en relief la double problématique que soulève le remploi lorsqu’il touche au ''foundfootage'' cinématographique. D’une part, et comme en atteste le générique même du plus modeste des films de cinéma, les images sont le produit d’un travail collectif, intensif. Or, dans le processus de remploi tel que l’exemplifie l’œuvre de Marclay, non seulement la fragmentation et le remontage recouvrent le processus de production initial, mais l’assemblage final devient attribuable à un auteur unique. Se pose par ailleurs la question de la sélectivité des sources. La bande annonce de ''The Clock''<ref>La bande annonce est une forme de ''founfootage'' en soi : elle constitue un remploi d’images de remploi à des fins de publicité. <nowiki>https://publicdelivery.org/christian-marclay-the-clock/</nowiki> [consulté le 15/01/2020]</ref> souligne en introduction, sans en préciser la teneur, le caractère original du procédé adopté par Marclay. Elle décrit aussi l’œuvre comme un parcours à travers « 70 ans d’histoire du cinéma ». Or la vidéo de Marclay offre une vision très partielle de l’histoire du cinéma : si les films qui figurent dans ''The Clock'' représentent un éventail assez large de genres et d’approches, c’est pourtant le cinéma occidental, et principalement hollywoodien, qui domine.
Rares sont les artistes vidéastes qui parviennent à vivre de leur travail, et plus rares encore ceux qui parviennent à s’enrichir, notamment par la pratique du ''foundfootage''. Beaucoup s’appuient sur un système de diffusion hybride, en galerie et en salle, notamment à l’occasion de festivals[[III-A-4#sdfootnote13sym|<sup>13</sup>]]. Mais le succès de ''The Clock,'' même s’il est exceptionnel'','' met en relief la double problématique que soulève le remploi lorsqu’il touche au ''foundfootage'' cinématographique. D’une part, et comme en atteste le générique même du plus modeste des films de cinéma, les images sont le produit d’un travail collectif, intensif. Or, dans le processus de remploi tel que l’exemplifie l’œuvre de Marclay, non seulement la fragmentation et le remontage recouvrent le processus de production initial, mais l’assemblage final devient attribuable à un auteur unique. Se pose par ailleurs la question de la sélectivité des sources. La bande annonce de ''The Clock''[[III-A-4#sdfootnote14sym|<sup>14</sup>]] souligne en introduction, sans en préciser la teneur, le caractère original du procédé adopté par Marclay. Elle décrit aussi l’œuvre comme un parcours à travers « 70 ans d’histoire du cinéma ». Or la vidéo de Marclay offre une vision très partielle de l’histoire du cinéma : si les films qui figurent dans ''The Clock'' représentent un éventail assez large de genres et d’approches, c’est pourtant le cinéma occidental, et principalement hollywoodien, qui domine.




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Transformer, comme c’est le cas avec ''The Clock'', des images originellement destinées à un public de masse pour produire une œuvre diffusée de manière restrictive (même si ''The Clock'' n’a rien d’obscur ou de complexe, cette œuvre grand public n’est accessible que dans des lieux d’art) n’a rien d’exceptionnel : outre la pratique du remploi et du collage, l’art surréaliste notamment, partage avec le ''foundfootage'' cinématographique une prédilection pour le remploi de matériaux ‘non-nobles’ à fins d’expression et de diffusion artistique. La dominance des productions commerciales comme corpus-source de la vidéo de remploi n’est pourtant pas sans soulever de questions. D’une part, on l’a dit, en reléguant les autres formes cinématographiques à la marge, c’est une histoire du cinéma très elliptique qui se dessine par le biais du recyclage de l’archive cinématographique numérisée. Par extension, c’est un certain type d’image, et d’agencement d’images qui s’impose et par là, in fine, une esthétique et une économie du visuel en partie déterminées par des impératifs industriels et commerciaux.
Transformer, comme c’est le cas avec ''The Clock'', des images originellement destinées à un public de masse pour produire une œuvre diffusée de manière restrictive (même si ''The Clock'' n’a rien d’obscur ou de complexe, cette œuvre grand public n’est accessible que dans des lieux d’art) n’a rien d’exceptionnel : outre la pratique du remploi et du collage, l’art surréaliste notamment, partage avec le ''foundfootage'' cinématographique une prédilection pour le remploi de matériaux ‘non-nobles’ à fins d’expression et de diffusion artistique. La dominance des productions commerciales comme corpus-source de la vidéo de remploi n’est pourtant pas sans soulever de questions. D’une part, on l’a dit, en reléguant les autres formes cinématographiques à la marge, c’est une histoire du cinéma très elliptique qui se dessine par le biais du recyclage de l’archive cinématographique numérisée. Par extension, c’est un certain type d’image, et d’agencement d’images qui s’impose et par là, in fine, une esthétique et une économie du visuel en partie déterminées par des impératifs industriels et commerciaux.


Faut-il par conséquent envisager la vidéo de remploi comme la continuation d'une longue tradition de ''foundfootage'' expérimental critique du cinéma de masse, ou plutôt comme le cheval de Troie hollywoodien, qui permet à un culture normative et consumériste de l’image d’infiltrer le monde de l'art ? « Tandis que l’hégémonie de pratiques autrefois marginales telles que l’art vidéo s’est affirmée sous la forme de projections dans les galeries d’art » constate ainsi l’historien du cinéma Al Rees, beaucoup d’artistes et de cinéastes se sont engagés « dans une perspective bien plus commerciale qu’ils ne l’avaient suspecté. Au bout du compte, leurs idées se sont trouvées cooptées par ces mêmes industries à l’idéologie desquelles ils avaient personnellement résisté » (Rees 2011, 20).<ref>Al Rees, ‘Expanded cinema and narrative: a troubled history’, in AL. Rees, Duncan White, Steven Ball and David Curtis (eds), Expanded Cinema: Art, Performance, Film (London: Tate, 2011), p. 20.</ref> Galeries et musées d’art contemporains, ajoute Rees, sont devenues les caisses de résonance des formes conventionnelles du cinéma hollywoodien, que les œuvres de remploi rejouent et réinterprètent, dupliquant et fétichisant ses dispositifs et formes discursives. La cooptation commerciale de certaines pratiques artistique renforce cette impression : en 2007, Apple a ainsi recyclé la vidéo de Christian Marclay, ''Telephones'' (vidéo, noir et blanc et couleur, sonore, 7.30 mn), une compilation d’extraits de films montrant, sous la forme d’une répétition-variation, une multiplicité de personnages décrocher le téléphone, répondre, et raccrocher. La publicité Apple, qui reprend exactement le même principe en mettant bout à bout des extraits de films connus du grand public, a été montrée pour la première fois à l’occasion d’une cérémonie des ''Academy Awards'' dont elle était l’un des sponsors. Du cinéma à la galerie, pour revenir au cinéma via la récupération de ses images par  le message publicitaire, la vidéo de ''foundfootage'' d’Apple opérait ainsi une parfaite boucle de recyclage (Elsaesser, 2017).
Faut-il par conséquent envisager la vidéo de remploi comme la continuation d'une longue tradition de ''foundfootage'' expérimental critique du cinéma de masse, ou plutôt comme le cheval de Troie hollywoodien, qui permet à un culture normative et consumériste de l’image d’infiltrer le monde de l'art ? « Tandis que l’hégémonie de pratiques autrefois marginales telles que l’art vidéo s’est affirmée sous la forme de projections dans les galeries d’art » constate ainsi l’historien du cinéma Al Rees, beaucoup d’artistes et de cinéastes se sont engagés « dans une perspective bien plus commerciale qu’ils ne l’avaient suspecté. Au bout du compte, leurs idées se sont trouvées cooptées par ces mêmes industries à l’idéologie desquelles ils avaient personnellement résisté » (Rees 2011, 20). <sup>[[III-A-4#sdfootnote15sym|15]]</sup> Galeries et musées d’art contemporains, ajoute Rees, sont devenues les caisses de résonance des formes conventionnelles du cinéma hollywoodien, que les œuvres de remploi rejouent et réinterprètent, dupliquant et fétichisant ses dispositifs et formes discursives. La cooptation commerciale de certaines pratiques artistique renforce cette impression : en 2007, Apple a ainsi recyclé la vidéo de Christian Marclay, ''Telephones'' (vidéo, noir et blanc et couleur, sonore, 7.30 mn), une compilation d’extraits de films montrant, sous la forme d’une répétition-variation, une multiplicité de personnages décrocher le téléphone, répondre, et raccrocher. La publicité Apple, qui reprend exactement le même principe en mettant bout à bout des extraits de films connus du grand public, a été montrée pour la première fois à l’occasion d’une cérémonie des ''Academy Awards'' dont elle était l’un des sponsors. Du cinéma à la galerie, pour revenir au cinéma via la récupération de ses images par  le message publicitaire, la vidéo de ''foundfootage'' d’Apple opérait ainsi une parfaite boucle de recyclage (Elsaesser, 2017).


La troublante interpénétration de l’art contemporain et du cinéma commercial pointée par Rees est compliquée par la problématique des modes ‘d’artification’ – le glissement des images du cinéma populaire vers les pratiques et le marché de l’art contemporain  –  et la question des modes de réception.  
La troublante interpénétration de l’art contemporain et du cinéma commercial pointée par Rees est compliquée par la problématique des modes ‘d’artification’ – le glissement des images du cinéma populaire vers les pratiques et le marché de l’art contemporain  –  et la question des modes de réception.  
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Les modes de diffusion de la vidéo artistique de remploi s’apparentent dans certains cas à ceux du cinéma expérimental : ainsi le ''foundfootage'' continue-t-il de trouver sa place dans la programmation des festivals dédiés, notamment sous la forme de projections de « live », alliant création sonore et montage visuel. Mais tandis que la mort annoncée du cinéma sous sa forme argentique lui conférait une forme d’aura jusque-là réservée aux arts traditionnels (Rodowick 2007), la numérisation de l’archive cinématographique, et l’allégement du dispositif technique rendu possible par le passage de la projection filmique à la vidéo ont facilité l’entrée de l’image de film dans l’espace d’exposition. C’est dans ce contexte que le ''foundfootage'' cinématographique a acquis une visibilité nouvelle, contribuant ainsi à ce qu’on désigne parfois, en référence à Raymond Bellour, comme « la querelle des dispositifs » (Bellour 2012). Les tenants et les aboutissants du débat concernant la réception des images en mouvement hors de la salle de cinéma sont bien connus. D’un côté, les partisans d’une « libération » de l’image et de son public, qui voient dans le ‘cinéma exposé’ dans les galeries et les musées la possibilité d’un rapport affranchi du public avec les images. Là où le cinéma impose ses rituels, une position fixe et statique (le siège de cinéma) et une temporalité invariable (on regarde typiquement un film de bout en bout), l’espace d’exposition, comme l’écran de l’ordinateur, donne au spectateur un libre arbitre, la possibilité de déterminer la manière (distraite ou absorbée) et le temps consacré à l’œuvre (Fowler 2004, 2013). De l’autre, le constat désillusionné de pratiques spectatorielles s’alignant sur une économie de l’attention propre aux sociétés de consommation. Ainsi l’artiste et cinéaste Mike Hoolboom décrit-il en termes caractéristiquement désenchantés son expérience des galeries d’art contemporain où abondent les installations filmiques et vidéo :
Les modes de diffusion de la vidéo artistique de remploi s’apparentent dans certains cas à ceux du cinéma expérimental : ainsi le ''foundfootage'' continue-t-il de trouver sa place dans la programmation des festivals dédiés, notamment sous la forme de projections de « live », alliant création sonore et montage visuel. Mais tandis que la mort annoncée du cinéma sous sa forme argentique lui conférait une forme d’aura jusque-là réservée aux arts traditionnels (Rodowick 2007), la numérisation de l’archive cinématographique, et l’allégement du dispositif technique rendu possible par le passage de la projection filmique à la vidéo ont facilité l’entrée de l’image de film dans l’espace d’exposition. C’est dans ce contexte que le ''foundfootage'' cinématographique a acquis une visibilité nouvelle, contribuant ainsi à ce qu’on désigne parfois, en référence à Raymond Bellour, comme « la querelle des dispositifs » (Bellour 2012). Les tenants et les aboutissants du débat concernant la réception des images en mouvement hors de la salle de cinéma sont bien connus. D’un côté, les partisans d’une « libération » de l’image et de son public, qui voient dans le ‘cinéma exposé’ dans les galeries et les musées la possibilité d’un rapport affranchi du public avec les images. Là où le cinéma impose ses rituels, une position fixe et statique (le siège de cinéma) et une temporalité invariable (on regarde typiquement un film de bout en bout), l’espace d’exposition, comme l’écran de l’ordinateur, donne au spectateur un libre arbitre, la possibilité de déterminer la manière (distraite ou absorbée) et le temps consacré à l’œuvre (Fowler 2004, 2013). De l’autre, le constat désillusionné de pratiques spectatorielles s’alignant sur une économie de l’attention propre aux sociétés de consommation. Ainsi l’artiste et cinéaste Mike Hoolboom décrit-il en termes caractéristiquement désenchantés son expérience des galeries d’art contemporain où abondent les installations filmiques et vidéo :


Confronté à des œuvres dont l’essence est le temps, le public se montrait avare du sien … Faut-il blâmer le vidéo-clip musical de la réduction de notre capacité d’attention ? … Dans l’espace d’exposition, les gens vont et viennent, testent ce qui est au menu, regardent une partie de telle œuvre, ignorent complétement les autres, examinent encore et encore certains passages. Mais la grande majorité se contentant de ‘surfer’. Au cinéma, on ne surfe pas. La galerie est un lieu de lèche vitrine perpétuel (est-ce que ça me plait ? Est-ce que ça me correspond ?).<ref>Mike Hoolboom, ''Projecting Questions. Mike Hoolboom’s ‘Invisible Man’ Between the Art Gallery and the Movie Theater'', York : Art Gallery of York University, 2004, p.45. Traduction de l’auteure.</ref>
Confronté à des œuvres dont l’essence est le temps, le public se montrait avare du sien … Faut-il blâmer le vidéo-clip musical de la réduction de notre capacité d’attention ? … Dans l’espace d’exposition, les gens vont et viennent, testent ce qui est au menu, regardent une partie de telle œuvre, ignorent complétement les autres, examinent encore et encore certains passages. Mais la grande majorité se contentant de ‘surfer’. Au cinéma, on ne surfe pas. La galerie est un lieu de lèche vitrine perpétuel (est-ce que ça me plait ? Est-ce que ça me correspond ?).[[III-A-4#sdfootnote16sym|<sup>16</sup>]]


''The Clock'' représente ici, comme pour la question de l’édition limitée abordée plus haut, un exemple éloquent. La vidéo fonctionnant comme une horloge, en alignant temps diégétique et temps effectif, le public reste conscient de l’heure et de la durée passée devant l’écran. L’accumulation de très brefs extraits produit cependant un effet de suspense, voire de trance : « l’intrigue s’articule aux extraits de film utilisés, dans lesquels les personnages anticipent une catastrophe qui peut se déclencher à tout moment : une bombe qui va exploser, un missile qui atteint sa cible » note Rosalind Krauss, qui compare le caractère addictif du montage de ''The Clock'' au pouvoir d’interpellation althussérien. Lié au déroulement des images par l’illusion d’un présent partagé (s’il est 16.30 à l’écran, il est 16.30 à la montre des membres de l’auditoire) le spectateur s’investit dans chaque extrait comme si la situation s’adressait spécifiquement à lui (Krauss 2011: 116). Si Krauss loue la maitrise du montage déployée par Marclay, en mentionnant Althusser, elle convoque implicitement une interprétation plus critique: l’esthétique du fragment mise en œuvre par Marclay n’est-elle pas à la fois évocatrice de l’expérience de la publicité télévisée, et en parfaite adéquation avec la pratique muséale du lèche-vitrine observée par Mike Hoolboom? La question se pose avec d’autant plus de pertinence que, dans l’application de la technique du ''sampling'', de l’échantillonnage mis au service d’une thématique unique, l’importance des extraits est toute relative voire nulle : peu importe la source, le genre, le style, pourvu que les images montrent la ‘bonne’ heure. De ce point de vue, ''The Clock'' semble élever au rang de pratique artistique le principe de l’image réduite à sa fonction de communication et sa valeur d’échange. Or, dans sa forme même, ''The Clock'' véhicule aussi le modèle de temps issu de la modernité industrielle, précisément mesuré et normé, qui s’est imposé globalement : partout où l’œuvre est montrée, son exposition est conditionnée à son exact alignement sur le temps local. Prolongeant cette logique au-delà des murs du musée, le succès de ''The Clock'' a parfois eu un impact sur les stratégies de marketing et d’accueil du public, typiques des expositions-évènements, visant à maximiser son retentissement : ainsi, dans les villes où les foules se sont pressées pour voir l’installation, la gestion des files d’attente est passée par l’établissement de créneaux horaires pour les visites (à réserver en ligne), et des restrictions du temps imparti à chaque spectateur (Balsom 2013a).
''The Clock'' représente ici, comme pour la question de l’édition limitée abordée plus haut, un exemple éloquent. La vidéo fonctionnant comme une horloge, en alignant temps diégétique et temps effectif, le public reste conscient de l’heure et de la durée passée devant l’écran. L’accumulation de très brefs extraits produit cependant un effet de suspense, voire de trance : « l’intrigue s’articule aux extraits de film utilisés, dans lesquels les personnages anticipent une catastrophe qui peut se déclencher à tout moment : une bombe qui va exploser, un missile qui atteint sa cible » note Rosalind Krauss, qui compare le caractère addictif du montage de ''The Clock'' au pouvoir d’interpellation althussérien. Lié au déroulement des images par l’illusion d’un présent partagé (s’il est 16.30 à l’écran, il est 16.30 à la montre des membres de l’auditoire) le spectateur s’investit dans chaque extrait comme si la situation s’adressait spécifiquement à lui (Krauss 2011: 116). Si Krauss loue la maitrise du montage déployée par Marclay, en mentionnant Althusser, elle convoque implicitement une interprétation plus critique: l’esthétique du fragment mise en œuvre par Marclay n’est-elle pas à la fois évocatrice de l’expérience de la publicité télévisée, et en parfaite adéquation avec la pratique muséale du lèche-vitrine observée par Mike Hoolboom? La question se pose avec d’autant plus de pertinence que, dans l’application de la technique du ''sampling'', de l’échantillonnage mis au service d’une thématique unique, l’importance des extraits est toute relative voire nulle : peu importe la source, le genre, le style, pourvu que les images montrent la ‘bonne’ heure. De ce point de vue, ''The Clock'' semble élever au rang de pratique artistique le principe de l’image réduite à sa fonction de communication et sa valeur d’échange. Or, dans sa forme même, ''The Clock'' véhicule aussi le modèle de temps issu de la modernité industrielle, précisément mesuré et normé, qui s’est imposé globalement : partout où l’œuvre est montrée, son exposition est conditionnée à son exact alignement sur le temps local. Prolongeant cette logique au-delà des murs du musée, le succès de ''The Clock'' a parfois eu un impact sur les stratégies de marketing et d’accueil du public, typiques des expositions-évènements, visant à maximiser son retentissement : ainsi, dans les villes où les foules se sont pressées pour voir l’installation, la gestion des files d’attente est passée par l’établissement de créneaux horaires pour les visites (à réserver en ligne), et des restrictions du temps imparti à chaque spectateur (Balsom 2013a).
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Ici encore, l’œuvre de Marclay est exemplaire. Tout en cooptant le principe de la salle de cinéma (la présentation de ''The Clock'' requiert une grande salle et des sièges confortables - des rangées de petits canapé, constituant un espace spectatoriel à la croisée du cinéma et du salon-télévision), et en se présentant comme un voyage à travers soixante-dix ans d’histoire du cinéma, l’œuvre de Marclay prolonge la logique de la « vue objectale » de l’histoire du cinéma autrement. Il ne s’agit plus d’exploiter les qualités sculpturales d’un appareillage obsolète comme cela s’est beaucoup fait dans l’art d’installation, mais de donner aux images elles-mêmes une valeur d’objet : ''The Clock'' est œuvre vidéo ''et'' horloge. Ce faisant, le travail de Marclay s’intègre à un paysage technologique plus large, où les images circulent sur des appareils aux fonctions diverses: l’artiste avait envisagé, initialement, que sa compilation pourrait servir de fond d’écran avec horloge intégrée.  
Ici encore, l’œuvre de Marclay est exemplaire. Tout en cooptant le principe de la salle de cinéma (la présentation de ''The Clock'' requiert une grande salle et des sièges confortables - des rangées de petits canapé, constituant un espace spectatoriel à la croisée du cinéma et du salon-télévision), et en se présentant comme un voyage à travers soixante-dix ans d’histoire du cinéma, l’œuvre de Marclay prolonge la logique de la « vue objectale » de l’histoire du cinéma autrement. Il ne s’agit plus d’exploiter les qualités sculpturales d’un appareillage obsolète comme cela s’est beaucoup fait dans l’art d’installation, mais de donner aux images elles-mêmes une valeur d’objet : ''The Clock'' est œuvre vidéo ''et'' horloge. Ce faisant, le travail de Marclay s’intègre à un paysage technologique plus large, où les images circulent sur des appareils aux fonctions diverses: l’artiste avait envisagé, initialement, que sa compilation pourrait servir de fond d’écran avec horloge intégrée.  


Point d’orgue de l’engouement des institutions muséales pour les œuvres de ''foundfootage'' cinématogaphiques, par sa thématique et son dispositif ''The Clock'' se prête sans doute trop commodément (elle tend à éclipser le reste de l’œuvre de Marclay, à  la fois musicale et vidéo) à l’illustration des problématiques que soulève la pratique du remploi des images de film. C’est qu’elle pointe de manière exemplaire une dimension paradoxale de l’usage du patrimoine cinématographique numérisé : la dématérialisation et le reformatage rendues possibles par le numérique permettent à certaines œuvres et expositions de pousser la logique jusqu’au bout en intégrant l’image en mouvement à des  dispositifs plastiques. Parmi les stratégies transformatives de l’art d’installation qu’elle met en œuvre, s’inscrit ainsi dans une tendance plus générale d’un glissement de l’image en mouvement vers l’objet qui complexifie la question du statut et de la réception de l’image de film ‘exposée’.  
Point d’orgue de l’engouement des institutions muséales pour les œuvres de ''foundfootage'' cinématogaphiques, par sa thématique et son dispositif ''The Clock'' se prête sans doute trop commodément (elle tend à éclipser le reste de l’œuvre de Marclay, à  la fois musicale et vidéo) à l’illustration des problématiques que soulève la pratique du remploi des images de film. C’est qu’elle pointe de manière exemplaire une dimension paradoxale de l’usage du patrimoine cinématographique numérisé : la dématérialisation et le reformatage rendues possibles par le numérique permettent à certaines œuvres et expositions de pousser la logique jusqu’au bout en intégrant l’image en mouvement à des  dispositifs plastiques. Parmi les stratégies transformatives de l’art d’installation qu’elle met en œuvre, s’inscrit ainsi dans une tendance plus générale d’un glissement de l’image en mouvement vers l’objet qui complexifie la question du statut et de la réception de l’image de film ‘exposée’.  


'''Conclusion'''
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Soda Jerk. ''Hollywood Burn'' (2006). Vidéo, couleur, son, 52 mn.
Soda Jerk. ''Hollywood Burn'' (2006). Vidéo, couleur, son, 52 mn.


<br /><references />
[[III-A-4#sdfootnote1anc|1]] Cet article est extrait du texte de ouvrage ''Le cinéma et ses doubles'', publié aux presses du Bord de l’eau.
 
[[III-A-4#sdfootnote2anc|2]] Berdet Marc, « Chiffonnier contre flâneur. Construction et position de la Passagenarbeit de Walter Benjamin », ''Archives de Philosophie'', 2012/3 (Tome 75), pp. 425-447. Beatrice Hanssen, sous la dir. de., ''Benjamin and the Arcades project'', London: Continuum, 2006, en particulier Irving Wohlfarth « Et Cetera? The Historian as Chiffonier », pp.12-33, et Susan Buck-Morss « The Flâneur, the Sandwichman and the Whore: The Politics of Loitering », pp.33-66.
 
[[III-A-4#sdfootnote3anc|3]] Ce qui suppose d’interroger les distinctions entre culture populaire et industrie culturelle initialement proposées par les penseurs de l’école de Francfort et synthétisées par Theodor Adorno dans “The Culture Industry Reconsidered”. Si la distinction reste pertinente, on constate, notamment dans les pratiques du ''founfootage'', que la culture populaire s’est appropriée et s’est employée à transformer certaines des productions de l’industrie culturelle. Theordor Adorno, “The Culture Industry Reconsidered”, ''New German Critique'', 6: 1975, pp. 12-19, reproduced in ''The Media Studies Reader'', eds P.Marris and S.Thornham, Edinburgh: E.U.P, 1999, pp. 31-38.
 
[[III-A-4#sdfootnote4anc|4]] Le terme « artification » a été proposé par Roberta Shapiro pour décrire le processus par lequel des objets, personnes ou pratiques sont reconnues comme participant de l’art et de la création artistique. ''De l'artification : enquêtes sur le passage à l'art,'' sous la dir. de Nathalie Heinich, Roberta Shapiro, Paris : EHESS, 2012.
 
[[III-A-4#sdfootnote5anc|5]] L’utilisation d’un ‘matériau’ considéré comme ‘non-noble’ (des images documentaires amateures ou commerciales par exemple) est « acceptable » dans la mesure où la transformation est comprise comme participant d’une mise en valeur intellectuelle et formelle, donc d’un saut qualitatif par rapport aux images initiales. Voir Beauvais et Bouhours (2000), ''op. cit''.
 
[[III-A-4#sdfootnote6anc|6]] Voir la thèse, en cours, de Marie-Pierre Burquier à l’Université de Paris.
 
[[III-A-4#sdfootnote7anc|7]] Le titre fait écho à la remarque de Christine Davenne et Christine Fleurent, selon laquelle « Citer le cabinet ne procède donc pas seulement d’une critique esthétique, c’est l’écho actualisé d’une connivence entre les amateurs et les marchands », ''Cabinets de curiosités. La Passion de la collection'', Paris : Éditions de la Martinière, 2011, p.43.
 
[[III-A-4#sdfootnote8anc|8]] Collectif des artistes australiennes Dan et Dominique Angeloro.
 
[[III-A-4#sdfootnote9anc|9]] <nowiki>http://www.sodajerk.com.au/video_work.php?v=20120921063810</nowiki> [consulté le 15/01/2020].
 
[[III-A-4#sdfootnote10anc|10]] « over 25,000 films gathered from school auctions, thrift stores, closets and dumpsters. »
 
<nowiki>https://archive.org/details/avgeeks</nowiki> [consulté le 15/01/2020]
 
[[III-A-4#sdfootnote11anc|11]] Des films de cinéma principalement, avec quelques ajouts tirés de fictions tournées pour la télévision.
 
[[III-A-4#sdfootnote12anc|12]] Certains artistes présentent cependant des extraits sur leurs sites web, comme c’est le cas de Martin Arnold, David Claerbout, de Christoph Girardet et Mathias Müller et des ''soda Jerk''.
 
[[III-A-4#sdfootnote13anc|13]] Lors d’une récente projection-débat, l’artiste Martin Arnold soulignait que l’exposition en galerie, si elle ne permettait pas d’atteindre un grand nombre de spectateurs, donnait à l’artiste un plus grand degré de contrôle, alors que les projections, organisées sous forme de programmes à œuvres multiples, mettaient parfois bout à bout des œuvres incompatibles.
 
[[III-A-4#sdfootnote14anc|14]] La bande annonce est une forme de ''founfootage'' en soi : elle constitue un remploi d’images de remploi à des fins de publicité. <nowiki>https://publicdelivery.org/christian-marclay-the-clock/</nowiki> [consulté le 15/01/2020]
 
[[III-A-4#sdfootnote15anc|15]] Al Rees, ‘Expanded cinema and narrative: a troubled history’, in AL. Rees, Duncan White, Steven Ball and David Curtis (eds), Expanded Cinema: Art, Performance, Film (London: Tate, 2011), p. 20.
 
[[III-A-4#sdfootnote16anc|16]] Mike Hoolboom, ''Projecting Questions. Mike Hoolboom’s ‘Invisible Man’ Between the Art Gallery and the Movie Theater'', York : Art Gallery of York University, 2004, p.45. Traduction de l’auteure.
<references />
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