Modification de III-C-1

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Si le passage des institutions patrimoniales dans l'ère numérique a d'abord été marqué par un paradigme de l'accès -- lequel s'est surtout traduit par des politiques de numérisation massive, [[I-B-3|dont la pertinence et la qualité ont d'ailleurs parfois pu être questionnées]] -- un nouveau chantier s'ouvre désormais du côté des enjeux et des modalités de ''circulation'' des patrimoines en ligne. En s'appuyant sur une volonté manifeste de sauvegarder et de partager des collections afin de mieux en assurer la diffusion, les grandes entreprises de numérisation ont perpétué les valeurs fondamentales de la patrimonialisation, tout en provoquant, déjà, des changements importants dans la mission et le fonctionnement des institutions qui en ont la charge : là où l'usager a toujours été invité à venir profiter des fonds patrimoniaux -- archives, bibliothèques, musées, etc. --, ce sont ces derniers qui, aujourd'hui, se rendent directement jusqu'à l'usager. À présent que des millions de documents sont mis en ligne à la disposition de tous (ou presque), se pose une question épineuse et vertigineuse : que faire de tout ce patrimoine numérisé ?
Si le passage des institutions patrimoniales dans l'ère numérique a d'abord été marqué par un paradigme de l'accès -- lequel s'est surtout traduit par des politiques de numérisation massive, [[I-B-3|dont la pertinence et la qualité ont d'ailleurs parfois pu être questionnées]] -- un nouveau chantier s'ouvre désormais du côté des enjeux et des modalités de ''circulation'' des patrimoines en ligne. En s'appuyant sur une volonté manifeste de sauvegarder et de partager des collections afin de mieux en assurer la diffusion, les grandes entreprises de numérisation ont perpétué les valeurs fondamentales de la patrimonialisation, tout en provoquant, déjà, des changements importants dans la mission et le fonctionnement des institutions qui en ont la charge : là où l'usager a toujours été invité à venir profiter des fonds patrimoniaux -- archives, bibliothèques, musées, etc. --, ce sont ces derniers qui, aujourd'hui, se rendent directement jusqu'à l'usager. À présent que des millions de documents sont mis en ligne à la disposition de tous (ou presque), se pose une question épineuse et vertigineuse : que faire de tout ce patrimoine numérisé ?


Le paradigme de la circulation déplace en effet l'enjeu de l'accès vers un enjeu d'"ouverture". Les problématiques qui en découlent sont nombreuses -- le projet UDPN s'en fait l'écho. Quelles médiations imaginer pour valoriser ces oeuvres en ligne, sans en trahir la pertinence ni le sens ? Quels modèles économiques pour faire vivre, entretenir ce patrimoine qui s'est comme "dédoublé" -- comptant une version analogique et une version numérique ? Comment repenser la fonction voire l'autorité des institutions patrimoniales dont les services numériques prennent une place croissante ? Mais aussi, comment et jusqu'où ces collections peuvent-elles aller "entre les mains" du "grand public" ? Cette dernière question nous amène à repenser le sens même des objets patrimoniaux, à travers une distinction sur laquelle le projet UDPN insiste, et sur laquelle nous reviendrons, entre "pratiques" et "usages". Les politiques d'accès n'ont pas eu pour seule conséquence d'élargir le public, elles ont encouragé l'implication croissante de ce dernier dans l’entreprise de diffusion et d’interprétation des documents et des oeuvres. Mais un tel principe, évidemment louable, pose aussitôt quelques problèmes: sur les ''usages imaginés et parfois prescrits'' par les institutions, des ''pratiques amateurs inédites'' émergent, pouvant modifier en profondeur les valeurs et le "sens" -- ce terme a toute son importance, on y reviendra -- des collections patrimoniales. La mise en ligne massive des patrimoines numérisés renvoie ainsi au défi fondamental que pose le concept contemporain d'éditorialisation, auquel ce chapitre est consacré : œuvrer à la mise à disposition d'un contenu pour mieux en perdre le contrôle (ce que Louise Merzeau a notamment qualifié de "maîtrise de la déprise").
Le paradigme de la circulation déplace en effet l'enjeu de l'accès vers un enjeu d'"ouverture". Les problématiques qui en découlent sont nombreuses -- le projet UDPN s'en fait l'écho. Quelles médiations imaginer pour valoriser ces oeuvres en ligne, sans en trahir la pertinence ni le sens ? Quels modèles économiques pour faire vivre, entretenir ce patrimoine qui s'est comme "dédoublé" -- comptant une version analogique et une version numérique ? Comment repenser la fonction voire l'autorité des institutions patrimoniales dont les services numériques prennent une place croissante ? Mais aussi, comment et jusqu'où ces collections peuvent-elles aller "entre les mains" du "grand public" ? Cette dernière question nous amène à repenser le sens même des objets patrimoniaux, à travers une distinction sur laquelle le projet UDPN insiste, et sur laquelle nous reviendrons, entre "pratiques" et "usages". Les politiques d'accès n'ont pas eu pour seule conséquence d'élargir le public, elles ont encouragé l'implication croissante de ce dernier dans l’entreprise de diffusion et d’interprétation des documents et des oeuvres. Mais un tel principe, évidemment louable, pose aussitôt quelques problèmes: sur les ''usages imaginés et parfois prescrits'' par les institutions, des ''pratiques amateurs inédites'' émergent, pouvant modifier en profondeur les valeurs et le "sens" -- ce terme a toute son importance, on y reviendra -- des collections patrimoniales. La mise en ligne massive des patrimoines numérisés renvoie ainsi au défi fondamental que pose le concept contemporain d'éditorialisation, auquel ce chapitre est consacré : oeuvrer à la mise à disposition d'un contenu pour mieux en perdre le contrôle (ce que Louise Merzeau a notamment qualifié de "maîtrise de la déprise").


La thèse que je soutiens consiste à comprendre l'éditorialisation comme un ''acte de patrimonialisation'', au sein d'un large processus dont la numérisation ne représente qu'une étape, certes indispensable, mais finalement transitoire. En ouvrant les collections numérisées à l'éditorialisation, c'est potentiellement le sens même de la mission patrimoniale qui tend à se reconfigurer. Au centre de cette reconfiguration, le passage d'une logique de l'usage à une logique des pratiques travaille à redéfinir les objets patrimoniaux -- les ''documents'', les ''archives'', les ''œuvres''... -- de même que les concepts que recouvre la patrimonialisation -- la médiation, la transmission, le passé, la culture savante, la culture populaire. En d'autres termes : l'éditorialisation offre une occasion idéale pour réévaluer de grands concepts disciplinaires sur lesquels se sont fondées les politiques institutionnelles, pédagogiques, mais aussi notre imaginaire collectif. C'est à cet exercice que je me livrerai ici, en me concentrant sur le cas de la littérature : comment le fait littéraire et ses concepts -- l'auteur, le livre, le lecteur, l'oeuvre, etc. -- sont-ils redéfinis, parfois au prix d'une désessentialisation radicale, par des opérations de remédiations, de remix, de ''hack'', de partage du patrimoine éditorialisé ? À travers ce biais littéraire, j'espère que certaines de mes conclusions serviront de comparable à d'autres champs d'études.
La thèse que je soutiens consiste à comprendre l'éditorialisation comme un ''acte de patrimonialisation'', au sein d'un large processus dont la numérisation ne représente qu'une étape, certes indispensable, mais finalement transitoire. En ouvrant les collections numérisées à l'éditorialisation, c'est potentiellement le sens même de la mission patrimoniale qui tend à se reconfigurer. Au centre de cette reconfiguration, le passage d'une logique de l'usage à une logique des pratiques travaille à redéfinir les objets patrimoniaux -- les ''documents'', les ''archives'', les ''oeuvres''... -- de même que les concepts que recouvre la patrimonialisation -- la médiation, la transmission, le passé, la culture savante, la culture populaire. En d'autres termes : l'éditorialisation offre une occasion idéale pour réévaluer de grands concepts disciplinaires sur lesquels se sont fondées les politiques institutionnelles, pédagogiques, mais aussi notre imaginaire collectif. C'est à cet exercice que je me livrerai ici, en me concentrant sur le cas de la littérature : comment le fait littéraire et ses concepts -- l'auteur, le livre, le lecteur, l'oeuvre, etc. -- sont-ils redéfinis, parfois au prix d'une désessentialisation radicale, par des opérations de remédiations, de remix, de ''hack'', de partage du patrimoine éditorialisé ? À travers ce biais littéraire, j'espère que certaines de mes conclusions serviront de comparable à d'autres champs d'études.


==1. Qu'est-ce que l'éditorialisation (et pourquoi peut-elle être utile à notre réflexion) ?==
==1. Qu'est-ce que l'éditorialisation (et pourquoi peut-elle être utile à notre réflexion) ?==
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===Un concept de remédiation (approche documentaire)===
===Un concept de remédiation (approche documentaire)===


Parmi les premières contributions consacrées à l'éditorialisation, on retiendra celle de Bruno Bachimont qui, en 2007, utilise le terme pour parler du passage d'un document non numérique à un document numérique :
Parmi les premières contributions consacrées à l'éditorialisation, on retiendra celle de Bruno Bachimont qui, en 2007, utilise le terme pour parler du passage d'un document non-numérique à un document numérique :


<blockquote>L’idée centrale de cet article est que l’indexation fine du contenu rendue possible pour le numérique introduit un rapport nouveau au contenu et au document. Alors que selon l’indexation traditionnelle l’enjeu est de retrouver le ou les documents contenant l’information recherchée, l’indexation fine du contenu permet de ne retrouver que les segments concernés par la recherche d’information et de paramétrer l’usage de ces segments. (...) Devenant des ressources, ces segments sont remobilisés pour la production d’autres contenus dont ils constituent les composants. La finalité n’est plus de retrouver des documents, mais d’en produire de nouveaux, à l’aide des ressources retrouvées. On passe ainsi de l’indexation pour la recherche à l’indexation pour la publication. Comme cette dernière s’effectue selon des règles et des normes, on parlera plutôt d’éditorialisation, pour souligner le fait que les segments indexés sont enrôlés dans des processus éditoriaux en vue de nouvelles publications. (Bachimont 2007)
<blockquote>L’idée centrale de cet article est que l’indexation fine du contenu rendue possible pour le numérique introduit un rapport nouveau au contenu et au document. Alors que selon l’indexation traditionnelle l’enjeu est de retrouver le ou les documents contenant l’information recherchée, l’indexation fine du contenu permet de ne retrouver que les segments concernés par la recherche d’information et de paramétrer l’usage de ces segments. (...) Devenant des ressources, ces segments sont remobilisés pour la production d’autres contenus dont ils constituent les composants. La finalité n’est plus de retrouver des documents, mais d’en produire de nouveaux, à l’aide des ressources retrouvées. On passe ainsi de l’indexation pour la recherche à l’indexation pour la publication. Comme cette dernière s’effectue selon des règles et des normes, on parlera plutôt d’éditorialisation, pour souligner le fait que les segments indexés sont enrôlés dans des processus éditoriaux en vue de nouvelles publications. (Bachimont 2007)
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Selon Bachimont, l'éditorialisation est le processus par lequel une ressource est remédiatisée et remédiée en un nouveau document numérique, impliquant la réinterprétation de la ressource. Pour le dire autrement : en changeant de forme médiatique et de milieu, le document est amené à devenir autre. Le processus d'indexation multimédia n'est donc plus seulement une forme d'édition, mais d'éditorialisation (le terme désignant alors ce changement de nature qui s'opère). Cette définition nous rappelle que l'éditorialisation est à l'origine un concept propre aux sciences de la documentation confrontées à la remédiation numérique : elle reste donc entièrement pertinente dans le cadre de notre réflexion sur les patrimoines numérisés.
Selon Bachimont, l'éditorialisation est le processus par lequel une ressource est remédiatisée et remédiée en un nouveau document numérique, impliquant la ré-interprétation de la ressource. Pour le dire autrement : en changeant de forme médiatique et de milieu, le document est amené à devenir autre. Le processus d'indexation multimédia n'est donc plus seulement une forme d'édition mais d'éditorialisation (le terme désignant alors ce changement de nature qui s'opère). Cette définition nous rappelle que l'éditorialisation est à l'origine un concept propre aux sciences de la documentation confrontées à la remédiation numérique : elle reste donc entièrement pertinente dans le cadre de notre réflexion sur les patrimoines numérisés.


Cette définition liminaire a par la suite influencé de nombreux chercheurs pour donner naissance à une ''théorie de l'éditorialisation'' à part entière, qui ne se contente plus de penser les mutations des pratiques documentaires, mais ambitionne de refonder celles-ci.
Cette définition liminaire a par la suite influencé de nombreux chercheurs pour donner naissance à une ''théorie de l'éditorialisation'' à part entière, qui ne se contente plus de penser les mutations des pratiques documentaires, mais ambitionne de refonder celles-ci.
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===Un concept anti-essentialiste (approche philosophique)===
===Un concept anti-essentialiste (approche philosophique)===


À partir de 2008, le concept d'éditorialisation connaît un succès croissant au sein d'un public élargi. Dans le séminaire &quot;Écritures numériques et éditorialisation&quot;, l'éditorialisation se conçoit comme un espace de débat et de réflexion -- cf. [https://polemictweet.com/edito/select.php les archives vidéo disponibles en ligne] -- qui réunit des chercheurs en SHS et des praticiens (notamment des professionnels de l'information et de la documentation). L'éditorialisation permet alors de penser un processus un peu plus complexe que la définition proposée par Bruno Bachimont, car elle engage une série d'acteurs &quot;humains&quot; (auteurs, éditeurs, professionnels de la documentation, lecteurs) et &quot;techniques&quot; (plateformes, outils, algorithmes, etc.) pour étudier des ''dynamiques pratiques''.
À partir de 2008, le concept d'éditorialisation connaît un succès croissant au sein d'un public élargi. Dans le séminaire &quot;Écritures numériques et éditorialisation&quot;, l'éditorialisation se conçoit comme un espace de débat et de réfléxion -- cf. [https://polemictweet.com/edito/select.php les archives vidéo disponibles en ligne] -- qui réunit des chercheurs en SHS et des praticiens (notamment des professionnels de l'information et de la documentation). L'éditorialisation permet alors de penser un processus un peu plus complexe que la définition proposée par Bruno Bachimont, car elle engage une série d'acteurs &quot;humains&quot; (auteurs, éditeurs, professionnels de la documentation, lecteurs) et &quot;techniques&quot; (plateformes, outils, algorithmes, etc.) pour étudier des ''dynamiques pratiques''.


<blockquote>Davantage qu’un néologisme forgé pour marquer le passage au numérique, le concept d’éditorialisation vient répondre à des problématiques posées par ce nouveau modèle (numérique). Il est en effet essentiel de souligner (...) à quel point la notion d’éditorialisation peut changer notre manière d’habiter l’espace numérique. Parce qu’elle en souligne la structure, l’éditorialisation nous donne la possibilité de comprendre l’espace numérique et de comprendre le sens de nos actions dans cet espace : elle nous révèle les rapports entre les objets, les dynamiques, les forces, les dispositifs de pouvoir, les sources d’autorité.
<blockquote>Davantage qu’un néologisme forgé pour marquer le passage au numérique, le concept d’éditorialisation vient répondre à des problématiques posées par ce nouveau modèle (numérique). Il est en effet essentiel de souligner (...) à quel point la notion d’éditorialisation peut changer notre manière d’habiter l’espace numérique. Parce qu’elle en souligne la structure, l’éditorialisation nous donne la possibilité de comprendre l’espace numérique et de comprendre le sens de nos actions dans cet espace : elle nous révèle les rapports entre les objets, les dynamiques, les forces, les dispositifs de pouvoir, les sources d’autorité.
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'''Une dynamique collective''' : enfin, l'éditorialisation s'appuie sur un principe d'ouverture massive aux usagers, qui sont invités à devenir des acteurs à part entière de la production de contenus, via des pratiques de réappropriation, réagencement, etc. Cette dernière caractéristique marque une rupture épistémologique forte avec les régimes d'autorité traditionnels. Désormais, la frontière entre le producteur d'un contenu et son destinataire est de plus en plus brouillée.
'''Une dynamique collective''' : enfin, l'éditorialisation s'appuie sur un principe d'ouverture massive aux usagers, qui sont invités à devenir des acteurs à part entière de la production de contenus, via des pratiques de réappropriation, réagencement, etc. Cette dernière caractéristique marque une rupture épistémologique forte avec les régimes d'autorité traditionnels. Désormais, la frontière entre le producteur d'un contenu et son destinataire est de plus en plus brouillée.


De manière générale, c'est cette ouverture que les institutions éditoriales traditionnelles et, dans une certaine mesure, les institutions patrimoniales, avaient justement cherché à verrouiller, quitte à céder à la tentation de la monumentalisation. Les contenus publiés se devaient de ''faire référence'', de ''faire autorité'', mais ne pouvaient certainement pas être manipulables à loisir, au risque d'être dénaturés. L'idée de ''conservation'' du patrimoine a longtemps été attachée à un principe essentialiste que l'éditorialisation vient déconstruire, forçant les institutions garantes de la légitimité des contenus à repenser leur fonction de légitimation. Cette désessentialisation entraîne donc une réflexion institutionnelle, mais aussi conceptuelle : avant de la redéfinition de nos missions s'accompagne d'une réévaluation de la nature même des objets que l'on travaille. Par exemple, dans l'expression &quot;patrimoine littéraire&quot;, il s'agira de se demander : qu'entend-on par littérature ?
De manière générale, c'est cette ouverture que les institutions éditoriales traditionnelles et, dans une certaines mesure, les institutions patrimoniales, avaient justement cherché à verrouiller, quitte à céder à la tentation de la monumentalisation. Les contenus publiés se devaient de ''faire référence'', de ''faire autorité'', mais ne pouvaient certainement pas être manipulables à loisir, au risque d'être dénaturés. L'idée de ''conservation'' du patrimoine a longtemps été attachée à un principe essentialiste que l'éditorialisation vient déconstruire, forçant les institutions garantes de la légitimité des contenus à repenser leur fonction de légitimation. Cette désessentialisation entraîne donc une réflexion institutionnelle, mais aussi conceptuelle : avant de la redéfinition de nos missions s'accompagne d'une réévaluation de la nature même des objets que l'on travaille. Par exemple, dans l'expression &quot;patrimoine littéraire&quot;, il s'agira de se demander : qu'entend-on par littérature ?


===Un concept &quot;tactique&quot; (approche médiatique)===
===Un concept &quot;tactique&quot; (approche médiatique)===
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Comme je l'ai mentionné plus tôt, si l'éditorialisation nous intéresse, c'est surtout parce qu'elle résonne avec la distinction entre usages et pratiques.
Comme je l'ai mentionné plus tôt, si l'éditorialisation nous intéresse, c'est surtout parce qu'elle résonne avec la distinction entre usages et pratiques.


Ce n'est pas tomber dans l'écueil technophobe que de souligner combien les technologies numériques que nous utilisons quotidiennement ont tendance à nous contraindre dans nos actions. Cette &quot;déprise&quot;, pour autant, n'est pas une fatalité. En raison même de l'ouverture qu'elle engage (une ouverture qui entraîne, on l'a vu, une véritable désessentialisation des objets concernés), l'éditorialisation encourage la réappropriation et le détournement des contenus, mais aussi des technologies elles-mêmes : ludification, recontextualisation, remix, ''hack''... autant de pratiques permettant de reprendre la main sur les usages prescrits. C'est ce que Louise Merzeau a qualifié de &quot;maîtrise de la déprise&quot;, et que l'on pourra aussi rapprocher du concept de ''tactical media'' (Lovink et Garcia 1996), cette forme d'activisme consistant à investir des systèmes médiatiques et technologiques dominants pour les subvertir..
Ce n'est pas tomber dans l'écueil technophobe que de souligner combien les technologies numériques que nous utilisons quotidiennement ont tendance à nous contraindre dans nos actions. Cette &quot;déprise&quot;, pour autant, n'est pas une fatalité. En raison même de l'ouverture qu'elle engage (une ouverture qui entraîne, on l'a vu, une véritable désessentialisation des objets concernés), l'éditorialisation encourage la réappropriation et le détournement des contenus mais aussi des technologies elles-mêmes : ludification, recontextualisation, remix, ''hack''... autant de pratiques permettant de reprendre la main sur les usages prescrits. C'est ce que Louise Merzeau a qualifié de &quot;maîtrise de la déprise&quot;, et que l'on pourra aussi rapprocher du concept de ''tactical media'' (Lovink et Garcia 1996), cette forme d'activisme consistant à investir des systèmes médiatiques et technologiques dominants pour les subvertirs..


Je ne ferai pas preuve d'une grande originalité en reprenant un exemple maintes fois cité : celui de la création du ''hashtag'' sur Twitter. [https://qz.com/135149/the-first-ever-hashtag-reply-and-retweet-as-twitter-users-invented-them/ Zachary M. Seward] a retracé l'origine de ce symbole numérique auquel les concepteurs de Twitter n'avaient pas pensé : c'est un usager qui, en 2007, a lancé l'initiative afin d'agréger des tweets partageant un sujet similaire. Lorsque la Californie est ravagée par des incendies la même année, le hashtag ''#sandiegofire'' va connaître un succès populaire sur le réseau social. D'abord réticents, les administrateurs de Twitter finiront par intégrer cette pratique dans les usages de la plateforme en 2009 : cette institutionnalisation d'une pratique initialement jugée subversive est intéressante, car elle montre que la déprise ne concerne pas seulement les usagers des technologies numériques, mais aussi leurs concepteurs.
Je ne ferai pas preuve d'une grande originalité en reprenant un exemple maintes fois cité : celui de la création du ''hashtag'' sur Twitter. [https://qz.com/135149/the-first-ever-hashtag-reply-and-retweet-as-twitter-users-invented-them/ Zachary M. Seward] a retracé l'origine de ce symbole numérique auquel les concepteurs de Twitter n'avaient pas pensé : c'est un usager qui, en 2007, a lancé l'initiative afin d'agréger des tweets partageant un sujet similaire. Lorsque la Californie est ravagée par des incendies la même année, le hashtag ''#sandiegofire'' va connaître un succès populaire sur le réseau social. D'abord réticents, les administrateurs de Twitter finiront par intégrer cette pratique dans les usages de la plateforme en 2009 : cette institutionnalisation d'une pratique initialement jugée subversive est intéressante, car elle montre que la déprise ne concerne pas seulement les usagers des technologies numériques, mais aussi leurs concepteurs.


Transposé dans le champ de la médiation patrimoniale, on comprend combien cet aspect tactique de l'éditorialisation transforme la fonction de légitimation traditionnelle : en ouvrant des collections pour en permettre la réappropriation, la transformation puis la réinstitutionnalisation, une forme d'autorité partagée se met en place, ouvrant la voie à une co-construction de la mémoire et du patrimoine. Évidemment, cela implique pour les institutions d'accepter que le contrôle de leurs contenus leur échappe.
Transposé dans le champ de la médiation patrimoniale, on comprend combien cet aspect tactique de l'éditorialisation transforme la fonction de légitimation traditionnelle : en ouvrant des collections pour en permettre la réappropriation, la transformation puis la réinstitutionalisation, une forme d'autorité partagée se met en place, ouvrant la voie à une co-construction de la mémoire et du patrimoine. Évidemment, cela implique pour les institutions d'accepter que le contrôle de leurs contenus leur échappe.


===Un concept heuristique (approche HN)===
===Un concept heuristique (approche HN)===
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Dans le champ des humanités numériques, la remédiation du patrimoine a pu s'accompagner d'un fantasme herméneutique, selon lequel les dispositifs numériques seraient capables de révéler (presque au sens photographique du terme) les objets qu'ils prennent en charge. Ces nouveaux dispositifs auraient en effet la capacité de faire émerger ce qui échappait jusque-là à notre regard, ce que l'objet contenait virtuellement, et que la remédiation numérique viendrait actualiser.
Dans le champ des humanités numériques, la remédiation du patrimoine a pu s'accompagner d'un fantasme herméneutique, selon lequel les dispositifs numériques seraient capables de révéler (presque au sens photographique du terme) les objets qu'ils prennent en charge. Ces nouveaux dispositifs auraient en effet la capacité de faire émerger ce qui échappait jusque-là à notre regard, ce que l'objet contenait virtuellement, et que la remédiation numérique viendrait actualiser.


L’''Encyclopédie'' de Diderot et d'Alembert constitue un bon exemple de ce phénomène. Avec son système de renvois entre notices, l’''Encyclopédie'' s'apparente en effet à un hypertexte imprimé particulièrement sophistiqué : les liens entre les notices ont tendance à créer des effets de sens, en particulier un métadiscours subversif (il s'agit ici des renvois qualifiés de &quot;satiriques ou épigrammatiques&quot; dans la notice &quot;Encyclopédie&quot; de l’''Encyclopédie'', signée par Diderot lui-même). Cependant, pour des raisons relevant de son écologie médiatique -- la faible maniabilité des volumes (de grands et lourds in-folio), mais aussi le fait que certains liens pointaient directement vers des textes encore à paraître (parfois des années plus tard) -- les spécialistes admettent que peu de lecteurs ont vraiment pu 1) lire entièrement l'Encycplopédie 2) profiter pleinement de ce dispositif à l’époque de sa publication. Ce n'est qu'avec les premières versions électroniques de l’''Encyclopédie'' que la lecture hypertextuelle, encore fastidieuse dans le modèle imprimé, a pu réellement être actualisée par le lecteur. Ainsi peut-on se demander : notre génération ne serait-elle pas la première à pouvoir ''lire'' l’''Encyclopédie'' telle que ses concepteurs l'avaient envisagée ?
L’''Encyclopédie'' de Diderot et d'Alembert constitue un bon exemple de ce phénomène. Avec son système de renvois entre notices, l’''Encyclopédie'' s'apparente en effet à un hypertexte imprimé particulièrement sophistiqué : les liens entre les notices ont tendance à créer des effets de sens, en particulier un métadiscours subversif (il s'agit ici des renvois qualifiés de &quot;satiriques ou épigrammatiques&quot; dans la notice &quot;Encyclopédie&quot; de l’''Encyclopédie'', signée par Diderot lui-même). Cependant, pour des raisons relevant de son écologie médiatique -- la faible maniabilité des volumes (de grands et lourds in-folio), mais aussi le fait que certains liens pointaient directement vers des textes encore à paraître (parfois des années plus tard) -- les spécialistes admettent que peu de lecteurs ont vraiment pu 1) lire entièrement l'Encycplopédie 2) profiter pleinement de ce dispositif à l’époque de sa publication. Ce n'est qu'avec les premières versions électroniques de l’''Encyclopédie'' que la lecture hypertextuelle, encore fastidieuse dans le modèle imprimé, a pu réellement être actualisée par le lecteur. Ainsi peut-on se demander : notre génération ne serait-elle pas la première à pouvoir ''lire'' l’''Encyclopédie'' tel que ses concepteurs l'avaient envisagée ?


Par delà son caractère polémique, cette question est probablement plus intéressante que la réponse qu'on pourrait y apporter -- et sur laquelle je ne prendrai pas le risque de me prononcer, laissant aux véritables spécialistes le soin d'apporter leur éclairage (cf. Benoît Melançon, &quot;Sommes-nous les premiers lecteurs de l'''Encyclopédie'' ?&quot;). Elle incarne en effet une idée fondamentale pour penser le concept d'éditorialisation, notamment dans le cadre de notre réflexion sur les patrimoines numérisés : bien plus qu'un moyen de diffusion, le support technique incarne le sens de l'oeuvre qu'il accueille. Il s'agit ainsi de souligner combien le fond et la forme sont indissociables, pour défendre une véritable heuristique du support. Éditorialiser, c'est en ce sens penser une solution technique et médiatique de diffusion du patrimoine qui incarne l'oeuvre.
Par delà son caractère polémique, cette question est probablement plus intéressante que la réponse qu'on pourrait y apporter -- et sur laquelle je ne prendrai pas le risque de me prononcer, laissant aux véritables spécialistes le soin d'apporter leur éclairage (cf. Benoît Melançon, &quot;Sommes-nous les premiers lecteurs de l'''Encyclopédie'' ?&quot;). Elle incarne en effet une idée fondamentale pour penser le concept d'éditorialisation, notamment dans le cadre de notre réflexion sur les patrimoines numérisés : bien plus qu'un moyen de diffusion, le support technique incarne le sens de l'oeuvre qu'il accueille. Il s'agit ainsi de souligner combien le fond et la forme sont indissociables, pour défendre une véritable heuristique du support. Éditorialiser, c'est en ce sens penser une solution technique et médiatique de diffusion du patrimoine qui incarne l'oeuvre.
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==2. De l'éditorialisation à la révélation du patrimoine : éditorialiser l'''Anthologie Palatine''==
==2. De l'éditorialisation à la révélation du patrimoine : éditorialiser l'''Anthologie Palatine''==


L'édition numérique de l'Anthologie Palatine est un projet mené sous la houlette de Marcello Vitali-Rosati, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques, dont on a déjà mentionné les travaux structurants sur le concept d'éditorialisation. Loin de toute prétention prescriptive, j'ai choisi cet exemple car je suis impliquée dans le projet depuis ses débuts : ce que je propose ici relève donc d'abord du retour d'expérience (on trouvera par ailleurs une description détaillée du projet dans un article de la revue DHQ, [http://www.digitalhumanities.org/dhq/vol/14/1/000447/000447.html &quot;Editorializing the Greek Anthology: The palatin manuscript as a collective imaginary&quot;]). Ce projet illustre la façon dont le concept d'éditorialisation permet de repenser à la fois les objets patrimoniaux traditionnels, mais aussi les méthodologies attachées à leur médiation, de manière à proposer de nouvelles formes et philosophies patrimoniales.
L'édition numérique de l'Anthologie Palatine est un projet mené sous la houlette de Marcello Vitali-Rosati, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les écitures numériques, dont on a déjà mentionné les travaux structurants sur le concept d'éditorialisation. Loin de toute prétention prescriptive, j'ai choisi cet exemple car je suis impliquée dans le projet depuis ses débuts : ce que je propose ici relève donc d'abord du retour d'expérience (on trouvera par ailleurs une description détaillée du projet dans un article de la revue DHQ, [http://www.digitalhumanities.org/dhq/vol/14/1/000447/000447.html &quot;Editorializing the Greek Anthology: The palatin manuscript as a collective imaginary&quot;]). Ce projet illustre la façon dont le concept d'éditorialisation permet de repenser à la fois les objets patrimoniaux traditionnels mais aussi les méthodologies attachées à leur médiation, de manière à proposer de nouvelles formes et philosophies patrimoniales.


===L'Anthologie Palatine : de la vérité du texte à l'esprit du ''media anthologique''===
===L'Anthologie Palatine : de la vérité du texte à l'esprit du ''media anthologique''===


L'Anthologie Palatine est un recueil d'épigrammes grecques dont la composition a été initiée au premier siècle avant J.-C par Méléagre de Gadara. Sa valeur patrimoniale est inestimable : c'est grâce à cet ouvrage que certains poèmes de l'Antiquité grecque sont parvenus jusqu'à nous. La quasi-totalité de cette anthologie est compilée dans le ''Codex Palatinus 23'', conservé à la bibliothèque d'Heidelgerg qui [https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/cpgraec23/0001/image en a proposé une numérisation en libre accès]. Ce manuscrit a connu plusieurs transcriptions et traductions au cours de son histoire, sans que les scholies -- ces commentaires en marge du texte -- ne soient systématiquement intégrées à ces traductions. Comme dans n'importe quelle entreprise d'édition critique, l'un des objectifs du projet AP est donc la transcription de ces éléments, ainsi que la traduction en plusieurs langues de l'ensemble du texte : nous avons pour cela fait le choix d'un modèle contributif, ouvert à tous. Mais l'objectif le plus essentiel consiste à proposer une édition qui respecte d'abord le projet anthologique lui-même : une forme médiatique conçue pour conserver et relier entre eux des fragments poétiques. Une forme par nature hétérogène (littéralement, l'anthologie désigne une &quot;couronne de fleurs&quot; et rassemble des textes selon des liens thématiques, stylistiques, génériques, etc.), instable et processuelle (l'anthologie connait plusieurs compilateurs qui vont l'augmenter au fil des siècles, dessinant de nouveaux liens à travers leurs commentaires, les fameuses ''scholies''). En un mot : une forme qui relève déjà d'une logique d'''éditorialisation du patrimoine littéraire''.
L'Anthologie Palatine est un recueil d'épigrammes grecques dont la composition a été initiée au premier siècle avant J.-C par Méléagre de Gadara. Sa valeur patrimoniale est inestimable : c'est grâce à cet ouvrage que certains poèmes de l'Antiquité grecque sont parvenus jusqu'à nous. La quasi totalité de cette anthologie est compilée dans le ''Codex Palatinus 23'', conservé à la bibliothèque d'Heidelgerg qui [https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/cpgraec23/0001/image en a proposé une numérisation en libre accès]. Ce manuscrit a connu plusieurs transcriptions et traduction au cours de son histoire, sans que les scholies -- ces commentaires en marge du texte -- ne soient systématiquement intégrées à ces traductions. Comme dans n'importe quelle entreprise d'édition critique, l'un des objectifs du projet AP est donc la transcription de ces éléments, ainsi que la traduction en plusieurs langues de l'ensemble du texte : nous avons pour cela fait le choix d'un modèle contributif, ouvert à tous. Mais l'objectif le plus essentiel consiste à proposer une édition qui respecte d'abord le projet anthologique lui-même : une forme médiatique conçue pour conserver et relier entre eux des fragments poétiques. Une forme par nature hétérogène (littéralement, l'anthologie désigne une &quot;couronne de fleurs&quot; et rassemble des textes selon des liens thématiques, stylistiques, génériques, etc.), instable et processuelle (l'anthologie connait plusieurs compilateurs qui vont l'augmenter au fil des siècles, dessinant de nouveaux liens à travers leurs commentaires, les fameuses ''scholies''). En un mot : une forme qui relève déjà d'une logique d'''éditorialisation du patrimoine littéraire''.


C'est à partir de ce constat que le projet opère un premier écart avec l'édition critique traditionnelle : notre démarche s'éloigne de l'idéal de &quot;vérité du texte&quot; pour chercher ce qui, dans la forme médiatique de ce texte, nous semble incarner une certaine idée du fait littéraire. La première étape du projet a donc consisté à ''désessentialiser'' notre objet. Cette désessentialisation de l'AP nous a conduits à cesser de la considérer comme une &quot;oeuvre&quot; -- du moins, dans le sens institutionnel du terme, une &quot;unité&quot; textuelle stable et autonome -- pour la comprendre avant tout comme un ''imaginaire collectif dynamique et ouvert''. Par delà une fonction de conservation et d'institutionnalisation, l'AP a en effet mis au jour des ''topoï'' littéraires qui ont ensuite traversé l'histoire de la littérature, et influencé des générations de poètes.
C'est à partir de ce constat que le projet opère un premier écart avec l'édition critique traditionnelle : notre démarche s'éloigne de l'idéal de &quot;vérité du texte&quot; pour chercher ce qui, dans la forme médiatique de ce texte, nous semble incarner une certaine idée du fait littéraire. La première étape du projet a donc consisté à ''désessentialiser'' notre objet. Cette désessentialisation de l'AP nous a conduit à cesser de la considérer comme une &quot;oeuvre&quot; -- du moins, dans le sens institutionnel du terme, une &quot;unité&quot; textuelle stable et autonome -- pour la comprendre avant tout comme un ''imaginaire collectif dynamique et ouvert''. Par delà une fonction de conservation et d'institutionnalisation, l'AP a en effet mis au jour des ''topoï'' littéraires qui ont ensuite traversé l'histoire de la littérature, et influencé des générations de poètes.


Pour bien comprendre ce glissement d'une fonction de conservation vers une fonction poétique, penchons-nous sur le texte. À l'origine, la fonction de l'AP consiste à collecter et à organiser des épigrammes, soit, si l'on s'attache au sens littéral du terme, des inscriptions réelles gravées sur des supports durables (autrement appelées ''épigrammes épigraphiques'') : l'exemple le plus évident est celui des épitaphes qui ornent les stèles funéraires. Or à ces authentiques inscriptions se sont rapidement ajoutées des épigrammes &quot;fictives&quot;, ou &quot;littéraires&quot;, forgées par des poètes pour s'intégrer dans l'Anthologie, donnant ainsi lieu à un véritable jeu littéraire. L'épigramme funéraire est alors devenue un genre ou un sous-genre poétique : Simonide de Kéos en composera toute une série pour louer les soldats tombés lors de la célèbre bataille des Thermopyles, par exemple. Les épigrammes funéraires de l'AP inspireront des dizaines de générations d'écrivains, de Clément Marot à Chateaubriand (Verlet p. 290), sans parler des ''topoï'' qu'elles structurent et relaient et qui émaillent l'histoire de la littérature : le ''carpe diem'', l'hommage aux poètes disparus, etc. Ces liens &quot;faibles&quot;, qui n'explicitent pas toujours l'héritage anthologique, témoignent de l'imprégnation de ce patrimoine littéraire antique au sein des différentes cultures littéraires occidentales, jusqu'au XXIe siècle -- j'y reviendrai dans un instant.
Pour bien comprendre ce glissement d'une fonction de conservation vers une fonction poétique, penchons-nous sur le texte. À l'origine, la fonction de l'AP consiste à collecter et à organiser des épigrammes, soit, si l'on s'attache au sens littéral du terme, des inscriptions réelles gravées sur des supports durables (autrement appelées ''épigrammes épigraphiques'') : l'exemple le plus évident est celui des épitaphes qui ornent les stèles funéraires. Or à ces authentiques inscriptions se sont rapidement ajoutées des épigrammes &quot;fictives&quot;, ou &quot;littéraires&quot;, forgées par des poètes pour s'intégrer dans l'Anthologie, donnant ainsi lieu à un véritable jeu littéraire. L'épigramme funéraire est alors devenue un genre ou un sous-genre poétique : Simonide de Kéos en composera toute une série pour louer les soldats tombés lors de la célèbre bataille des Thermopyles, par exemple. Les épigrammes funéraires de l'AP inspirerons des dizaines de générations d'écrivains, de Clément Marot à Chateaubriand (Verlet p. 290), sans parler des ''topoï'' qu'elles structurent et relaient et qui émaillent l'histoire de la littérature : le ''carpe diem'', l'hommage aux poètes disparus, etc. Ces liens &quot;faibles&quot;, qui n'explicitent pas toujours l'héritage anthologique, témoignent de l'imprégnation de ce patrimoine littéraire antique au sein des différentes cultures littéraires occidentales, jusqu'aux XXIe siècle -- j'y reviendrai dans un instant.


En déplaçant notre attention du texte à la forme anthologique, nous avons conclu que cette dernière se refuse par essence à toute clôture, et encourage au contraire un enrichissement continuel du texte et de ses renvois. L'éditer signifie donc essayer de rendre compte de cette circulation millénaire, de la diversité du matériel impliqué ainsi que de la richesse et de l’hétérogénéité des renvois entre les textes. Mais quel format éditorial est capable non seulement de rendre compte de cet imaginaire, mais aussi d'en permettre la perpétuation ?
En déplaçant notre attention du texte à la forme anthologique, nous avons conclu que cette dernière se refuse par essence à toute clôture, et encourage au contraire un enrichissement continuel du texte et de ses renvois. L'éditer signifie donc essayer de rendre compte de cette circulation millénaire, de la diversité du matériel impliqué ainsi que de la richesse et de l’hétérogénéité des renvois entre les textes. Mais quel format éditorial est capable non seulement de rendre compte de cet imaginaire, mais aussi d'en permettre la perpétuation ?
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Désessentialiser l'AP ne suffisait pas : rapidement, nous avons compris qu'il fallait aussi nous défaire de certains réflexes méthodologiques et techniques attachés à l'édition critique, y compris l'édition critique numérique.
Désessentialiser l'AP ne suffisait pas : rapidement, nous avons compris qu'il fallait aussi nous défaire de certains réflexes méthodologiques et techniques attachés à l'édition critique, y compris l'édition critique numérique.


Certes, de nombreuses éditions en ligne ont profité du potentiel technique des formats numériques pour proposer des systèmes de visualisation des différentes versions d'un même texte. Mais notre problématique est encore un peu différente : l'&quot;ouverture&quot; du texte, pour nous, signifiait permettre la réappropriation et les manipulations du matériel textuel en ligne. De plus, là où une édition critique en bonne et due forme, réalisée par des philologues, aurait eu tendance à ''établir'' le texte selon des standards éditoriaux (dans le cas d'une édition numérique, le format XML) pour en retenir une version stable qui fasse &quot;autorité&quot;, nous cherchions un format d'abord capable de rendre compte des phénomènes d'intertextualité propres à l'''Anthologie'', mais aussi d'en proposer des prolongements et des augmentations possibles.
Certes, de nombreuses éditions en ligne ont profité du potentiel technique des formats numériques pour proposer des systèmes de visualisation des différentes versions d'un même texte. Mais notre problématique est encore un peu différente : l'&quot;ouverture&quot; du texte, pour nous, signifiait permettre la réappropriation et les manipulations du matériel textuel en ligne. De plus, là où une édition critique en bonne et dûe forme, réalisée par des philologues, aurait eu tendance à ''établir'' le texte selon des standards éditoriaux (dans le cas d'une édition numérique, le format XML) pour en retenir une version stable qui fasse &quot;autorité&quot;, nous cherchions un format d'abord capable de rendre compte des phénomènes d'intertextualité propres à l'''Anthologie'', mais aussi d'en proposer des prolongements et des augmentations possibles.


L'éditoralisation nous est apparue comme une solution conceptuelle et pratique idéale pour rendre compte de cet esprit anthologique. Parce qu'elle n'est pas un processus clos, mais une dynamique ouverte, l'éditorialisation permet aux contenus qui circulent dans les environnements numériques d'être sans cesse repris, modifiés, réutilisés pour remplir d'autres objectifs. Elle est par ailleurs un processus éditorial collectif, tout comme dans l'''Anthologie'' -- par delà même sa polyphonie -- déploie une autorité partagée, reposant sur la stratification des contributions explicites ou implicites de ses compilateurs.
L'éditoralisation nous est apparue comme une solution conceptuelle et pratique idéale pour rendre compte de cet esprit anthologique. Parce qu'elle n'est pas un processus clos, mais une dynamique ouverte, l'éditorialisation permet aux contenus qui circulent dans les environnements numériques d'être sans cesse repris, modifiés, réutilisés pour remplir d'autres objectifs. Elle est par ailleurs un processus éditorial collectif, tout comme dans l'''Anthologie'' -- par delà même sa polyphonie -- déploie une autorité partagée, reposant sur la stratification des contributions explicites ou implicites de ses compilateurs.
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Nous avons ainsi fait le choix de déposer nos transcriptions et traductions sur une base de [https://anthologia.ecrituresnumeriques.ca/home données ouverte baptisée Anthologia], interrogeable par une API. Parce qu'il favorise l'agrégation et la réorganisation de fragments sélectionnés par un auteur ou compilateur, ce modèle nous apparaît particulièrement fidèle à l'esprit anthologique. Le choix de l'API n'a pas été la seule &quot;entorse&quot; au modèle de l'édition critique numérique. Là où les standards encouragent plutôt largement une structuration arborescente des données en XML, nous avons opté pour un format &quot;à plat&quot; JSON, plus propice à l'appropriation et à la réorganisation des contenus.
Nous avons ainsi fait le choix de déposer nos transcriptions et traductions sur une base de [https://anthologia.ecrituresnumeriques.ca/home données ouverte baptisée Anthologia], interrogeable par une API. Parce qu'il favorise l'agrégation et la réorganisation de fragments sélectionnés par un auteur ou compilateur, ce modèle nous apparaît particulièrement fidèle à l'esprit anthologique. Le choix de l'API n'a pas été la seule &quot;entorse&quot; au modèle de l'édition critique numérique. Là où les standards encouragent plutôt largement une structuration arborescente des données en XML, nous avons opté pour un format &quot;à plat&quot; JSON, plus propice à l'appropriation et à la réorganisation des contenus.


Par exemple, à partir d'Anthologia, nous avons réalisé un premier affichage permettant de visualiser toutes les informations disponibles sur la base de manière exhaustive ([https://anthologiagraeca.org/passages/urn:cts:greekLit:tlg7000.tlg001.ag:7.37 cf. l'exemple de cette épigramme funéraire attribuée à Dioscoride d'Alexandrie]). Ce premier affichage, que l'on qualifiera de &quot;savant&quot;, s'adresse à un public spécialisé : on y agrège une série de données et de métadonnées (références dans le MS, url perseus, etc.), mais aussi toutes les traductions disponibles que nous avons pu récupérer ou produire, dans de multiples langues. Évidemment, une telle lecture peut paraître aride pour qui souhaite profiter du texte. Nous avons donc mis en place des systèmes de navigation par parcours de lectures thématiques (ces parcours étant pensés justement pour mettre en récit des groupes d'épigrammes): évidemment, nous avons conçu un parcours consacré aux épigrammes funéraires, intitulé [https://anthologiagraeca.org/keyword/462 &quot;promenade au cimetière&quot;]. Ces parcours peuvent être visualisés via une autre plateforme, baptisée [http://pop.anthologiegrecque.org/#/parcours/462 &quot;POP&quot;],conçue par des étudiants de l'école HETIC (des étudiants peu sensibilisés aux enjeux de l'édition savante, mais disposant de compétences en design numérique, qui se sont immédiatement emparés des textes pour proposer une interface de lecture).
Par exemple, à partir d'Anthologia, nous avons réalisé un premier affichage permettant de visualiser toutes les informations disponibles sur la base de manière exhaustive ([https://anthologiagraeca.org/passages/urn:cts:greekLit:tlg7000.tlg001.ag:7.37 cf. l'exemple de cette épigramme funéraire attribuée à Dioscoride d'Alexandrie]). Ce premier affichage, que l'on qualifiera de &quot;savant&quot;, s'addresse à un public spécialisé : on y agrège une série de données et de métadonnées (références dans le MS, url perseus, etc.), mais aussi toutes les traductions disponibles que nous avons pu récupérer ou produire, dans de multiples langues. Évidemment, une telle lecture peu paraître aride pour qui souhaite profiter du texte. Nous avons donc mis en place des systèmes de navigation par parcours de lectures thématiques (ces parcours étant pensés justement pour mettre en récit des groupes d'épigrammes): évidemment, nous avons conçu un parcours consacré aux épigrammes funéraires, intitulé [https://anthologiagraeca.org/keyword/462 &quot;promenade au cimetière&quot;]. Ces parcours peuvent être visualisés via une autre plateforme, baptisée [http://pop.anthologiegrecque.org/#/parcours/462 &quot;POP&quot;],conçue par des étudiants de l'école HETIC (des étudiants peu sensibilisés aux enjeux de l'édition savante, mais disposant de compétences en design numérique, qui se sont immédiatement emparés des textes pour proposer une interface de lecture).




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Ainsi, nos choix techniques permettent une réappropriation de l'anthologie selon plusieurs paradigmes d'interprétation, mais aussi selon plusieurs publics et, par conséquent, elles proposent plusieurs propositions de lectures. L'&quot;esprit&quot; anthologique nous semble ainsi maintenu grâce au processus d'éditorialisation.
Ainsi, nos choix techniques permettent une réappropriation de l'anthologie selon plusieurs paradigmes d'interprétation, mais aussi selon plusieurs publics et, par conséquent, elles proposent plusieurs propositions de lectures. L'&quot;esprit&quot; anthologique nous semble ainsi maintenu grâce au processus d'éditorialisation.


===Éditorialisation et rééditorialisation de l'AP : un travail d'amateur===
===Éditorialisation et rééditorialisation de l'AP : un travail d'amateurs===
L'ouverture de ces données prend surtout sens à travers la redéfinition du rapport entre le public et le document numérisé. Donner accès ne suffit pas, il s'agit de transformer le lecteur en un contributeur impliqué dans la fabrique du patrimoine. Dans le cas du projet Anthologie Palatine, il s'agissait d'un véritable défi à l'autorité et à l'instance de légitimation que représente l'Université en tant qu'institution. Les organismes subventionnaires ont fini par soutenir le projet (qui bénéficie d'une subvention du CRSH), mais il a fallu s'y reprendre à plusieurs fois.
L'ouverture de ces données prend surtout sens à travers la redéfinition du rapport entre le public de le document numérisé. Donner accès ne suffit pas, il s'agit de transformer le lecteur en un contributeur impliqué dans la fabrique du patrimoine. Dans le cas du projet Anthologie Palatine, il s'agissait d'un véritable défi à l'autorité et à l'instance de légitimation que représente l'Université en tant qu'institution. Les organismes subventionnaires ont fini par soutenir le projet (qui bénéficie d'une subvention du CRSH), mais il a fallu s'y reprendre à plusieurs fois.


Le projet Anthologie Palatine est fondamentalement et résolument un travail d'amateur : très peu de "véritables" philologues (outre Elsa Bouchard, de l'UDEM, et Gregory Crane, de Tuft University) y ont en effet pris part. Notre équipe présente des profils très hétérogènes, principalement littéraires mais pas seulement, avec des compétences avérées en grec ancien, sans être pour autant des spécialistes de cette langue. Surtout, le choix du modèle contributif nous a amenés à impliquer des lycéens dans le travail de transcription et de traduction du texte grec. Je n'insisterai pas sur cet aspect pédagogique du projet qui a fait l'objet d'une description dans [http://www.digitalhumanities.org/dhq/vol/14/1/000447/000447.html DHQ], pour m'intéresser à la façon dont le produit de notre travail a pu lui-même faire l'objet de réappropriations. En d'autres termes : notre travail d'éditorialisation a-t-il bien fonctionné ?
Le projet Anthologie Palatine est fondamentalement et résolument un travail d'amateur : très peu de "véritables" philologues (outre Elsa Bouchard, de l'UDEM, et Gregory Crane, de Tuft University) y ont en effet pris part. Notre équipe présente des profils très hétérogènes, principalement littéraires mais pas seulement, avec des compétences avérées en grec ancien, sans être pour autant des spécialistes de cette langue. Surtout, le choix du modèle contributif nous a amené à impliquer des lycéens dans le travail de transcription et de traduction du texte grec. Je n'insisterai pas sur cet aspect pédagogique du projet qui a fait l'objet d'une description dans [http://www.digitalhumanities.org/dhq/vol/14/1/000447/000447.html DHQ], pour m'intéresser à la façon dont le produit de notre travail a pu lui-même faire l'objet de réappropriations. En d'autres termes : notre travail d'éditorialisation a-t-il bien fonctionné ?


Force est de constater que notre dispositif BDD/API n'a pas (encore) rencontré un large public. À notre connaissance, nos contenus n'ont pas fait l'objet d'une ré-éditorialisation via ce système. Il y a là matière à réflexion : l'appropriabilité n'est peut-être pas qu'une question d'ouverture des contenus, mais aussi de maniabilité des outils de gestion de ces contenus. Notre API, en ce sens, est un dispositif théoriquement vertueux, mais pratiquement complexe.Son usage demande une compétence technique qui fait défaut au public visé par notre dispositif d'éditorialisation.  
Force est de constater que notre dispositif BDD/API n'a pas (encore) rencontré un large public. À notre connaissance, nos contenus n'ont pas fait l'objet d'une ré-éditorialisation via ce système. Il y a là matière à réflexion : l'appropriabilité n'est peut-être pas qu'une question d'ouverture des contenus, mais aussi de maniabilité des outils de gestion de ces contenus. Notre API, en ce sens, est un dispositif théoriquement vertueux, mais pratiquement complexe.Son usage demande une compétence technique qui fait défaut au public visé par notre dispositif d'éditorialisation.  


Les solutions "low-tech" apparaissent donc comme l'ingrédient essentiel d'une éditorialisation réussie. Une expérience pédagogique, menée dans le cadre d'un atelier en édition numérique codirigé par Margot Mellet (coordonnatrice du projet) et moi-même à l'Université de Montréal, nous l'a récemment confirmé. Cet atelier avait pour principal objectif la prise en main d'un outil de visualisation et d'éditorialisation "grand public" : en l'occurrence, les outils Timeline.JS et StoryMaps réalisés par le Knight Lab. Puisqu'il nous fallait des données avec lesquelles jouer, nous avons directement fourni aux étudiant.e.s les liens de nos parcours de lecture sur la plateforme AP-POP, et nous leur avons donné carte blanche. Les résultats ont été très satisfaisants. Un groupe, en particulier, a pris l'initiative de republier via StoryMaps les épigrammes mortuaires du parcours "promenade au cimetière" sur une carte du cimetière du Mont-Royal. En soit très simple, et peu spectaculaire techniquement, cette rééditorialisation est venue confirmer notre hypothèse de départ concernant l'esprit anthologique et l'imaginaire littéraire, en parvenant tout à la fois à s'inscrire et à prolonger l'intertexte palatin.  
Les solutions "low-tech" apparaîssent donc comme l'ingrédient essentiel d'une éditorialisation réussie. Une expérience pédagogique, menée dans le cadre d'un atelier en édition numérique codirigé par Margot Mellet (coordonnatrice du projet) et moi-même à l'Université de Montréal, nous l'a récemment confirmé. Cet atelier avait pour principal objectif la prise en main d'un outil de visualisation et d'éditorialisation "grand public" : en l'occurrence, les outils Timeline.JS et StoryMaps réalisés par le Knight Lab. Puisqu'il nous fallait des données avec lesquelles jouer, nous avons directement fourni aux étudiant.e.s les liens de nos parcours de lecture sur la plateforme AP-POP, et nous leur avons donné carte blanche. Les résultats ont été très satisfaisants. Un groupe, en particulier, a pris l'initiative de republier via StoryMaps les épigrammes mortuaires du parcours "promenade au cimetière" sur une carte du cimetière du Mont-Royal. En soit très simple, et peu spectaculaire techniquement, cette rééditorialisation est venue confirmer notre hypothèse de départ concernant l'esprit anthologique et l'imaginaire littéraire, en parvenant tout à la fois à s'inscrire et à prolonger l'intextexte palatin.  


Pour bien comprendre ce qui s'est passé ici, reprenons une dernière fois notre exemple des épigrammes funéraires. Aux XXe et XXIe siècle, l'influence de l'Anthologie Palatine est toujours bien présente. En 1915, le poète américain Edgar Lee Masters fait paraître ''Spoon River Anthology''. L'ouvrage, que l'on pourrait qualifier de "roman anthologique", est une collection d'épitaphes fictives décrivant en quelques vers la vie des habitants du village imaginaire de Spoon River. Le cimetière de Spoon River fait ainsi apparaître les destins croisés de ses habitant à travers un jeu dialogique -- les amants maudits y expriment leurs regrets, les victimes dénoncent leurs meurtriers, les politiciens révèlent leurs mauvaises actions -- où s'esquisse un portrait de la vie rurale aux États-Unis au début du siècle dernier. En rééditorialisant les épigrammes de l'Anthologie Palatine sur une carte du cimetière du Mont-Royal, c'est le dispositif de ''Spoon River'' qu'ont inconsciemment rejoué les étudiantes. Elles ont ainsi fait la démonstration, en 1 heure à peine, et presque malgré elles, d'une dimension latente de l'intertextualité, et nous ont ainsi livré une belle leçon de littérature.
Pour bien comprendre ce qui s'est passé ici, reprenons une dernière fois notre exemple des épigrammes funéraires. Aux XXe et XXIe siècle, l'influence de l'Anthologie Palatine est toujours bien présente. En 1915, le poète américain Edgar Lee Masters fait paraître *Spoon River Anthology*. L'ouvrage, que l'on pourrait qualifier de "roman anthologique", est une collection d'épitaphes fictives décrivant en quelques vers la vie des habitants du village imaginaire de Spoon River. Le cimetière de Spoon River fait ainsi apparaître les destins croisés de ses habitant à travers un jeu dialogique -- les amants maudits y expriment leurs regrets, les victimes dénoncent leurs meurtriers, les politiciens révèlent leurs mauvaises actions -- où s'esquisse un portrait de la vie rurale aux États-Unis au début du siècle dernier. En rééditorialisant les épigrammes de l'Anthologie Palatine sur une carte du cimetière du Mont-Royal, c'est le dispositif de _Spoon River_ qu'ont inconsciemment rejoué les étudiantes. Elles ont ainsi fait la démonstration, en 1 heure à peine, et presque malgré elles, d'une dimension latente de l'intertextualité, et nous ont ainsi livré une belle leçon de littérature.


==Éléments de conclusion==
==Éléments de conclusion==
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